L’historique des faits
L’affaire commence lorsque, entre juillet et octobre 2018, une douzaine d’infirmiers ayant recours à une société de services – une SARL – déposent deux plaintes contre les deux IDEL qui la dirigent auprès du Conseil départemental de l’Ordre de Gironde. Ils accusent notamment la société et ses deux co-gérantes d’imposer des collaborations ne respectant pas l’indépendance professionnelle. La société mise en cause propose un certain nombre de prestations aux IDEL (fourniture de petit matériel, mise à disposition de locaux et d’un secrétariat téléphonique) – soit de quoi « leur faciliter la vie et leur permettre d’accomplir leur mission le plus sereinement possible », défend Maître Mas Blanchot, l’avocate des deux mises en cause – contre un forfait mensuel de 875 euros. En mai 2021, la chambre de première instance condamne les deux infirmières à six mois d’interdiction d’exercer, décision dont elles font appel.
Une société commerciale face à la chambre
L’affaire est complexe, car vont être jugées tout au long de l’audience non seulement l’adéquation aux règles déontologiques des prestations proposées par la société que la nature même de celle-ci et de ses liens avec ses deux co-gérantes. Parmi les griefs portés contre la SARL, il y a déjà ce local qui est mis à la disposition de 22 infirmiers « ouvert aux heures habituelles de bureau », note la chambre, ce qui pourrait contrevenir à la règle selon laquelle un IDEL doit disposer d’un cabinet en toute indépendance. De plus, leurs plaques n’y sont pas affichées. Les contrats signés par les IDEL avec la société, eux, semblent établir un lien de subordination des professionnels à la structure. Et en découle enfin le doute sur un éventuel partage d’honoraires entre les IDEL et les deux co-gérantes de la société à travers les cotisations qu’ils leur versent. De quoi donc nuire à l’indépendance des professionnels. Quant à la nature même de la SARL, elle usurperait le titre d’infirmier, notamment car elle participerait à l’organisation des soins.
La société en cause n’a pas les moyens d’organiser les soins
Pour la défense, la chambre est « incompétente » pour juger
« C’est faux, sémantiquement et juridiquement », assène Maître Mas Blanchot en réponse à cette accusation. La société en cause est une société commerciale et « n’a pas les moyens d’organiser les soins ». « Organiser des soins, c’est organiser le suivi du patient, la manière dont on va le suivre et la fréquence à laquelle on va intervenir chez lui », liste-t-elle. Or la SARL n’intervient en rien dans la manière dont ses infirmiers clients s’organisent. Les prestations, elles, sont tout à fait adaptées, y compris le cabinet mis à disposition des 22 professionnels. Certaines équipes ne veulent pas y avoir recours et, pour les autres, « nous avons un groupe Whatsapp où on indique quand on vient faire des soins au cabinet. Et tous les infirmiers ont la clé et peuvent venir à n’importe quelle heure », rapporte l’une des co-gérantes. Les 875 euros versés tous les mois par les infirmiers, enfin, constituent « une rémunération mensuelle » pour les prestations, « qui n’a rien à voir avec un partage d’honoraires », tranche Maître Mas Blanchot. D’ailleurs, relève-t-elle, la SARL étant une société commerciale, la chambre disciplinaire n’est pas compétente pour statuer sur les contrats.
Cette affaire est à la fois très similaire et très différente de celle qui a conduit à la radiation d’un infirmier quelques mois plus tôt. Très similaire car il s’agit là aussi de juger deux infirmières libérales (IDEL) à la tête d’une société de prestation au service d’autres IDEL, accusées d’exercer leur profession « comme un commerce » et d’imposer un statut déguisé de collaborateur à leurs collègues ; et très différente car, à la différence de la SELARL mise en cause dans l’affaire précédente, la chambre est ici confrontée à une société commerciale, qui échappe donc complètement à sa juridiction.
Pour l’accusation, un exercice illégal de la profession
Des arguments que balaie Maître Cobessi, l’avocate des plaignants. Selon elle, l’étendue du champ d’action de la SARL dépasse de loin la mise à disposition de prestations. Et de pointer notamment des annonces déposées par la société pour recruter des infirmiers et la création de nouvelles tournées. « Quand on n’a pas assez d’infirmiers, on cherche des remplaçants, des binômes, et quand on a trop de patientèle, on crée d’autres tournées. C’est comme ça que fonctionne la société. Ce n’est pas une facilitatrice du métier d’infirmier, c’est une créatrice de tournées », s’indigne-t-elle. Le montant de la cotisation mensuelle, lui, n’est jamais justifié par les charges (les 2 salariées, la location des locaux…) qu’il est censé payer. Le libre choix des patients, enfin, est remis en question par la mise en place d’un numéro unique les dirigeant vers un secrétariat « présent 24h/24 et 7 jours sur 7, qui dispatche les infirmiers. Le patient ne choisit donc pas son professionnel et ne peut pas le contacter directement », plaide-t-elle. « De mon point de vue, il n’y a que le soin qui n’est pas pratiqué par la SARL ; elle fait tout le reste. Et la profession d’infirmier comprend tout ce reste, ce n’est pas juste le soin. De ce point de vue-là, on peut prouver qu’il y a exercice illégal de la profession », achève-t-elle.
Une société qui ne remplit pas les règles déontologiques
Pour justifier sa compétence à examiner les griefs qui sont portés à sa connaissance, la chambre explique que, les deux mises en causes étant infirmières et inscrites au tableau de l’Ordre et étant donc fondées « à répondre des activités extérieures qu’elles exercent », elle peut légitimement apprécier si les activités de la SARL enfreignent ou non les règles déontologiques. Pour rendre son jugement, elle a choisi la voie du pragmatisme et statué sur les conditions matérielles qui caractérisent les prestations de la SARL.
- Concernant la possibilité pour un infirmier de mener une autre activité que celle liée aux soins, elle rappelle que selon l’article R. 4312-55 du Code de la santé, « s’il n’est pas interdit, en soi, à tout infirmier d’exercer la gérance d’une société commerciale par nature, telle une société à responsabilité limitée », l’exercice infirmier ne doit pas devenir résiduel. Dans le cas des deux mises en causes, l’une a depuis abandonné son poste de gérante, et la seconde a reconnu ne plus « faire que très peu de soins ».
- Pour ce qui est des dispositions contractuelles qui lient les IDEL à la SARL, elle s’empare de la question des locaux, plus particulièrement par le prisme du cabinet où peuvent se relayer 22 infirmiers. Selon l’article R. 4312-67, « l'infirmier dispose, au lieu de son exercice professionnel, d'une installation adaptée et de moyens techniques pertinents pour assurer l'accueil, la bonne exécution des soins, la sécurité des patients ainsi que le respect du secret professionnel », souligne-t-elle. Elle fait également valoir que l’article R. 4312-68 stipule qu’un infirmier ne doit pas s'installer dans un immeuble où exerce un autre infirmier sans son accord. Or, en l’état, le contrat-type que la SARL soumet à ses clients IDEL ne permet pas d’apprécier comment ceux-ci s’accordent sur le partage du local et la permanence des soins.
En conséquence, la société « propose une prestation de service qui ne remplit pas de manière satisfaisante les obligations déontologiques » des infirmiers. Et les deux co-gérantes « se sont placées en situation de déconsidérer la profession en exerçant une activité cumulée dans des conditions qui ne satisfont pas leurs propres devoirs déontologiques », conclut-elle. La sanction est toutefois amendée, à 6 mois d’interdiction d’exercer dont 3 avec sursis, auxquels s’ajoute l’injonction faite à l’infirmière restante qui gère la société de régulariser les contrats auprès de son Conseil départemental de l’Ordre. Quant à l’épineuse question de la nature de la SARL, qui exercerait selon les plaignants une activité d’infirmière, la chambre ne se prononce pas. « Il n’appartient pas à la juridiction ordinale de trancher de telles conclusions », indique-t-elle, enjoignant le Conseil départemental de l’Ordre à faire valoir l’article 40 du Code de procédure pénale* et à saisir le Parquet, s’il s’y croit fondé.
Des enjeux qui demeurent en suspens
C’est pourtant là tout l’enjeu de l’affaire. Car, pour Maître Cobessi, se joue ici une réflexion sur l’avenir de la profession et de sa déontologie. « C’est bien de déontologie infirmière que l’on parle. Il est important que la chambre fasse sienne cette question : que va-t-on faire de la profession d’infirmier ? », plaide-t-elle en séance. « Le nerf de la guerre est là. Si on arrête cette société, on met fin à toutes les entorses graves au code de déontologie infirmier. » En l’espèce, en effet, la société étant commerciale, elle échappe à toute forme de régulation relevant du champ professionnel infirmier. De quoi craindre une croissance « exponentielle » non seulement de son champ d’action, mais aussi du nombre de ce type de structures, qui profiteraient de l’absence de cadre législatif pour se multiplier. « Et je me permets de vous rappeler que ces sociétés commerciales, ce sont les fonds publics qui les paient ; c’est sur les soins, les facturations », tacle, en dernier argument, Maître Cobessi.
Alors, entre facilitation de l’exercice infirmier ou tentation de faire de ce dernier un commerce, quel regard faut-il porter sur l’affaire ? Au bout du compte, la chambre aura choisi le pragmatisme : ne pas discuter du statut de la société mais cibler des manquements dont elle rend responsables les deux gestionnaires. Soit un compromis conduisant au retour au statu quo une fois les sanctions appliquées. « Balle au centre », conclut Maître Mas-Blanchot.
*L’article 40 permet à « toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire » de signaler un crime ou un délit au procureur de la République et de lui transmettre l’ensemble des informations qui y sont associées.
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