En décembre 2021, en pleine pandémie de Covid, une directrice d’EHPAD de Seine-et-Marne a été poursuivie par la justice pour l’utilisation d’un faux pass sanitaire. À l’origine de ces poursuites : l’infirmière coordinatrice (IDEC) de l’établissement qui, chargée du contrôle des certificats de vaccination, avait alerté la gendarmerie, qui avait alors mis au jour un vaste réseau de fausses attestations. Cependant, conséquence en interne de cette affaire : l’IDEC a été licenciée de l’établissement pour faute lourde par la directrice mise en accusation. En cause : la diffusion par l’IDEC auprès des représentants du personnel des données vaccinales de la directrice. Ce qui relèverait du non-respect du secret médical, principe déontologique à la base de toute profession soignante.
Un licenciement pour faute lourde
En mars 2021, dans l’optique de convaincre le plus grand nombre à se vacciner, le gouvernement décide d’instaurer le pass sanitaire et de rendre la vaccination obligatoire pour un certain nombre de professions exerçant au contact du public. Dans un EHPAD francilien, c’est une IDEC qui, en l’absence depuis plusieurs mois de médecin coordonnateur, est chargée par l’Agence régionale de santé Ile-de-France (ARS) de contrôler les certificats de vaccination du personnel de l’établissement. Un certificat que la directrice se refuse à présenter.
En septembre 2021, l’IDEC, qui la soupçonne de ne pas être vaccinée et de posséder un faux pass sanitaire, décide d’imprimer les données vaccinales de sa supérieure hiérarchique en utilisant sa carte CPS (carte de professionnel de santé) et de les présenter aux représentantes du personnel plutôt que d’en référer directement à la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM), comme le lui avait conseillé l’ARS lorsqu’elle l’avait informée de ses difficultés. « Je ne voulais pas que ça sorte de l’établissement, ce qui se serait passé si j’en avais parlé à la CPAM. Et j’avais peur que ça prenne une ampleur que je ne pourrais pas maîtriser », se justifiera-t-elle auprès de la chambre disciplinaire nationale. Informée, la directrice convoque l’IDEC à un entretien préalable avant de la licencier pour faute lourde, une sanction qui la prive de ses indemnités de licenciement et de préavis.
Un dépôt de plainte auprès du Conseil départemental de l’Ordre
Le 21 octobre 2021, l’IDEC dépose plainte auprès de la gendarmerie, qui établira que le pass sanitaire est bien frauduleux. La directrice est mise en garde-à-vue, et est licenciée par l’association gestionnaire de l’EHPAD. Elle sera finalement relaxée par le tribunal correctionnel de l’infraction de « mise en danger de la vie d’autrui » sous prétexte qu’elle exerçait dans une aile administrative, et non pas au contact des résidents, mais sera condamnée pour fraude. Revirement de situation : ladite association, face au retentissement de l’affaire dans les médias, dépose alors plainte contre l’infirmière auprès du conseil départemental de l’Ordre infirmier de Seine-et-Marne en juillet 2022. Selon elle, l’IDEC aurait violé le secret médical en imprimant et diffusant ces données vaccinales. Un point de vue que n’a pas partagé la chambre de première instance, qui a rejeté la plainte. Alors, en décembre 2022, l’association décide de faire appel. Afin de réclamer le versement de ses indemnités, l’infirmière mise en cause a parallèlement entamé une action au Conseil des Prud’hommes, qui a suspendu sa décision à celle de la chambre nationale.
Le secret médical, une garantie de confiance entre soignant et patient
En pleine pandémie de Covid-19, les données vaccinales relevaient-elles du secret médical ? Face à la chambre nationale, en ce mois d’octobre 2024, deux conceptions s’affrontent. Oui, répond ainsi Maître Laurent Caretto, le conseil de l’association gestionnaire de l’Ehpad , pour qui l’IDEC mise en cause a outrepassé la mission qui lui avait été confiée par l’ARS. Ces données, rappelle-t-il, n’étaient accessibles qu’aux professionnels qui réalisaient la vaccination et son entretien préalable. « Il n’y a donc pas un droit de consultation générale », insiste-t-il. Et ce n’est pas parce que l’infirmière possède une carte CPS qu’elle peut s’affranchir du principe du secret professionnel. « Pour qu’on ait confiance dans le système, il faut que cette règle soit parfaitement respectée », martèle-t-il, ajoutant que le contrôle de ces données ne faisait pas partie des missions confiées à l’infirmière. Celle-ci consistait uniquement à « collecter les certificats de vaccination », et non pas à les vérifier. Et le manquement de l’IDEC est selon lui d’autant plus grave qu’elle a présenté les données vaccinales de la directrice à d’autres salariées de la structure. Qu’importe, finalement, que le pass sanitaire se soit révélé être un faux. « Nous sommes bien dans une dérive. Les droits individuels sont menacés avec ce type de comportement ! », s’émeut-il.
Pour la défense, une situation particulièrement compliquée
« Il n’y a pas d’appropriation de données, pas de violation et de partage illicite de données à caractère médical », répond Maître Marie-Louise Serra, l’avocate de l’infirmière mise en cause. Les données consultées puis diffusées auprès des représentantes du personnel ne concernaient que la date de la vaccination potentielle ainsi que le nom du prescripteur. « Il n’y a rien sur l’état médical de la directrice ! » Et puis, souligne-t-elle, les représentantes du personnel étaient, elles aussi, soumises au secret professionnel. Par ailleurs, l’IDEC aurait agi de la sorte à la suite d’un conseil donné par une avocate lors d’une visioconférence organisée par l’ARS. « Ma cliente n’est pas juriste, elle est dans une situation compliquée. Quand elle réagit comme ça, elle ne sait pas si elle fait bien ou mal. On lui a dit de dénoncer auprès de l’Assurance maladie mais elle n’est pas dans cette logique de dénonciation. »
Aujourd’hui, imaginons que l’infirmière n’ait pas réagi et qu’il y ait eu des cas de contamination, et qu’elle ait eu un fort doute : quelque part, elle serait devenue complice de la situation.
La seule erreur de l’IDEC serait finalement d’avoir cru que sa directrice se rangerait aux arguments de ses salariées. Maître Serra dénonce surtout le manque d’écoute, aussi bien du côté de sa directrice que de celui de son employeur, l’association qui gère la structure, alors même que la situation était particulièrement compliquée, entre contexte de pandémie et absence de médecin coordonnateur. Elle pointe même une « connivence » entre le président de l’association et la directrice. Elle en veut pour preuve que cette dernière a été licenciée pour faute grave – et non lourde – suite à l’enquête menée par les autorités sur les faux pass sanitaires, et que l’association ne lui a réclamé qu’un euro symbolique lors du jugement en correctionnel. La seule victime de l’affaire, insiste-t-elle, est l’infirmière, qui n’a agi que dans l’intérêt des résidents de l’EHPAD. « Son souci était la protection des personnes âgées. Aujourd’hui, imaginons qu’elle n’ait pas réagi et qu’il y ait eu des cas de contamination, et qu’elle ait eu un fort doute : quelque part, elle serait devenue complice de la situation. »
Les circonstances liées à la pandémie ne donnaient pas de blanc-seing à l’infirmière pour accéder aux données vaccinales de sa supérieure hiérarchique.
Réforme de la décision par la chambre nationale
Le secret professionnel, rappelle la chambre nationale disciplinaire en citant l’article R. 4312-5 du code de santé publique, « s'impose à tout infirmier », qui se doit de le respecter. Or les données vaccinales font partie des données couvertes par cette obligation. Certes, parce qu’elle détient une carte CPS, l’IDEC est habilitée à consulter données médicales et dossier médical partagé. Mais les interprétations quant à son utilisation dans ce cas précis divergent. Pour la mise en cause, le contexte exceptionnel de la pandémie justifiait tout à fait qu’elle en prenne connaissance ; pour l’association, rien ne l’autorisait à le faire. Or « la détention par un infirmier d’une carte professionnel de santé ne lui ouvre pas des droits d’accès au « dossier médical partagé » » sauf à ce que celui-ci appartienne à son patient, « soit dans le cadre du contrat de soins qui s’est noué, soit dans les conditions d’un « parcours de soins » collaboratif entre plusieurs professionnels de santé concernés par ce patient qui y a consenti ». Et la directrice de l’EHPAD ne faisait pas partie des patients de l’IDEC, tout comme elle ne l’a pas autorisée à consulter ses données vaccinales.
Les circonstances liées à la pandémie, elles, ne donnaient pas de blanc-seing à l’infirmière pour accéder aux données vaccinales de sa supérieure hiérarchique. Et encore moins pour les diffuser, tranche la chambre. Quant aux représentantes du personnel, elles demeurent « des tiers » totalement extérieures « à toute forme de « partage du secret médical » », quand bien même elles seraient elles-mêmes soumises au secret professionnel.
L’infirmière sanctionnée d’un avertissement
Enfin, l’isolement vécu par l’IDEC, responsable d’une mission qui aurait dû échoir à un médecin coordonnateur, ne constitue pas un argument suffisant pour justifier son manquement. « Il lui était loisible de rapporter la difficulté à laquelle sa conscience la confrontait en rendant compte, confidentiellement, soit au médecin du travail dont dépendait la structure, soit au médecin conseil de la caisse primaire d’assurance maladie soit au médecin inspecteur de santé publique près de l’agence régionale de la santé », estime ainsi la chambre. Qui réforme donc la décision de première instance : l’IDEC, aux états de service jusque-là irréprochables, écope d’un avertissement, la chambre prenant tout de même en compte les circonstances de son licenciement et leur impact sur sa santé mentale. Elle lui enjoint également de suivre dans un délai de 6 mois une formation relative au secret professionnel et secret partagé.
La décision ne tient pas compte des circonstances particulières de l’époque. Et surtout de la difficulté dans laquelle ma cliente s’est trouvée en l’absence d’un médecin coordonnateur, dont la présence est obligatoire dans ce type d’établissement
Une décision lourde de conséquences
C’est une décision « juste » et « motivée », salue Laurent Caretto. « L’enjeu, c’était une question de principe sur le secret professionnel. Parce que c’est aussi la motivation de son licenciement. » La mission de l’IDEC, martèle-t-il, ne consistait qu’à collecter la preuve de la vaccination, et non pas à contrôler les salariés.
« Je considère que la décision ne tient pas compte des circonstances particulières de l’époque. Et surtout de la difficulté dans laquelle ma cliente s’est trouvée en l’absence d’un médecin coordonnateur, dont la présence est obligatoire dans ce type d’établissement », réagit de son côté Marie-Louise Serra. L’IDEC s’est ainsi retrouvée à porter une responsabilité qui n’aurait jamais dû être la sienne. L’avocate pointe notamment le manque de réponse des interlocuteurs – ARS et CPAM – que l’infirmière aurait pu solliciter, et surtout les délais qui caractérisaient les procédures de dénonciation de l’époque : entre 3 et 4 mois, pendant lesquels la directrice de l’EHPAD aurait continué d’exercer auprès des résidents. « D’un point de vue, je peux entendre la décision de sanctionner. Mais on n’est pas dans une situation classique », proteste-t-elle. Et ce d’autant plus qu’existait alors un vide juridique : l’usage de la carte CPS, tel qu’il en a été fait par le personnel soignant au cours de la pandémie, n’était alors pas prévu par les textes réglementaires. L’avocate dénonce surtout les termes « durs » de la décision de la chambre, qui évoque un manquement « grave » aux règles déontologiques. Car cette formulation pourrait être lourde de conséquences, morales et juridiques, surtout pour la suite des audiences au Conseil des Prud’hommes. S’il n’est pas soumis aux conclusions du disciplinaire, il va toutefois s’y appuyer pour trancher. Et pourrait donc estimer que la procédure de licenciement était justifiée.
LÉGISLATIF
VEILLE JURIDIQUE DU 16 AU 30 NOVEMBRE 2024
QUESTION DE DROIT
Faux pass sanitaires : une infirmière devant la chambre disciplinaire
DROIT
L'accès au dossier médical partagé est autorisé aux non-professionnels de santé
QUESTION DE DROIT
Captation de patientèle et faux contrat