En mars dernier, ils étaient 4 infirmiers libéraux à faire appel auprès de la chambre disciplinaire nationale de l’Ordre National des Infirmiers (ONI). Mis en cause et sanctionnés en première instance par la chambre disciplinaire de Nouvelle-Aquitaine, ils espéraient voir prononcer l’annulation de la décision. Mais l’affaire est délicate. Car tout est parti d’un caducée apposé sur la vitrine du cabinet qu’ils partagent à Limoges, perçu comme un dispositif publicitaire qui violerait les pratiques déontologiques qui cadrent l’exercice infirmier.
Un caducée qui dérange
Nous sommes début 2017. Le Conseil départemental de l’Ordre des Infirmiers (CDOI) de la Haute-Vienne (87) vient de lancer son "comité signalétique". Sa mission : s’assurer que l’ensemble des cabinets d’infirmiers libéraux du département respecte bien les règles de déontologie relatives à la publicité. "Au sein de notre département, nous avions des infirmiers qui faisaient de la publicité, ce qui est interdit par notre Code de déontologie"
, relate Fabienne Périgaud, présidente du CDOI. Tous les cabinets de Limoges se mettent rapidement en conformité, sauf un, qui conserve son caducée sur l’une de ses fenêtres.
D’abord rappelés à la loi en janvier 2017 par courrier, puis mis en demeure à plusieurs reprises de régulariser leur situation à la suite d’un signalement par un confrère, les infirmiers qui partagent ce cabinet refusent. Comme le veut le fonctionnement des chambres disciplinaires , une première tentative de conciliation a lieu. En vain. Les infirmiers concernés estiment en effet ne pas contrevenir au Code de déontologie. "Or quand on pense être dans son bon droit, il n’y a pas de raison de retirer un tel dispositif"
, explique Maître Anne-Sophie Lourme, leur avocate. "Dès lors qu’il existe des voies de droit, quel que soit l’avertissement, les gens ont le droit de ne pas être d’accord et de considérer que la question est sujette à interprétation."
En novembre 2018, le CDOI dépose plainte auprès de la chambre disciplinaire de première instance de l’Ordre des Infirmiers de Nouvelle-Aquitaine. L’affaire est jugée et, selon une décision rendue le 4 juin 2019, les 4 infirmiers qui partagent le cabinet écopent pour sanction d’un blâme chacun et se voient intimer de procéder à l’enlèvement du caducée au 1er septembre 2019 au plus tard, au risque d’une astreinte de 100 euros par jour de retard à partir du 2 septembre 2019. Entre-temps, deux d’entre eux ont quitté la profession et ne sont donc plus concernés par la sanction morale – quoique toujours bien par le risque de sanction financière. Mais dès le 2 juillet 2019, les mis en cause font appel de la décision, et voilà l’affaire propulsée devant la chambre disciplinaire nationale.
Le cabinet infirmier n’est pas un commerce, il n’y a donc pas besoin d’avoir une vitrine.
Un encadrement strict de la pratique
Pour justifier sa plainte, le CDOI s’appuie en premier lieu sur le Code de déontologie, et en particulier sur ses articles R. 4312-76 et 77, qui stipulent entre autres que la profession d’infirmier ne doit pas être pratiquée comme un commerce
et que "sont interdits tous procédés directs ou indirects de réclame ou de publicité"
, parmi lesquels une signalisation donnant aux locaux une apparence commerciale. "C’est le seul argument valable : le cabinet infirmier ne peut être assimilé à un commerce, il n’y a donc pas besoin d’avoir une vitrine"
, pointe ainsi Mme Périgaud. S’y ajoutent les recommandations de l’ONI sur le sujet (Art. R. 4312-70), publiées en janvier 2022, qui listent notamment les informations que les infirmiers peuvent faire figurer sur leur cabinet : plaque (de 25x30 cm) avec nom, prénoms, coordonnées ; signalétiques intermédiaires (fléchage) si la disposition des lieux l’impose… Mais aussi taille de cette signalétique. Et c’est en partie là que le bât blesse. Le caducée apposé par les 4 infirmiers mis en cause serait trop grand (210 cm sur 60 cm). Si signalétique il doit y avoir, rappelle la présidente du CDOI de la Haute-Vienne, il faut que ce soit discret, sur une plaque et non pas comme sur une vitrine de magasin, comme le stipulent les recommandations de l’Ordre
.
Des arguments jugés toutefois peu recevables par l’avocate des infirmiers. D’une part, le caducée incriminé n’est pas celui de la profession infirmière et se présente "sans aucune mention, de sorte qu’on ne peut pas savoir que c’est un cabinet infirmier"
, relève Maître Lourme. D’autre part, d’autres structures de soin ne se priveraient pas pour en afficher sur leurs locaux, voire leurs véhicules." La profession d’infirmier est assez disparate, mais soumise à la même déontologie. Mais on laisse des maisons médicales ou des associations qui embauchent des infirmiers salariés se livrer à une politique commerciale très agressive, qu’on ne sanctionne pas"
, s’agace-t-elle. Or "il faut appliquer la réglementation telle qu’elle existe pour tout le monde de la même façon."
Et de souligner que, partout en France, des inscriptions plus importantes sont tolérées sur les cabinets d’infirmiers, sans qu’elles soient pour autant associées à de la publicité. À l’arrivée, la chambre disciplinaire nationale a néanmoins choisi de se ranger du côté du CDOI. Pour justifier sa décision, elle s’appuie sur les articles R. 4312-70 et 76, et notamment sur la notion de dimension "de taille raisonnable et d’apparence discrète"
des affichages extérieurs, ainsi que sur la comparaison avec "les bonnes pratiques ordinales des autres Ordres"
. Et de statuer que l'apposition d'un caducée peut être autorisée, à condition qu'il représente bien celui de l'Ordre infirmier et qu'il respecte des dimensions désormais fixées : 420 x 594 mm, afin qu'il n'apparaisse pas "comme un moyen déguisé de pratiquer "comme un commerce" la profession d'infirmier"
. La sanction, elle, est adoucie : les infirmiers écopent d’un avertissement et d’une obligation d’ôter le caducée dans un délai de 6 mois, sous peine d’une astreinte maintenue de 100 euros par jour de retard.
La première question à se poser, c’est « qu’est-ce que la publicité ? »
La définition de « publicité » sujette à débat
L’affaire soulève une question importante : comment déterminer ce qui relève de la publicité dans une pratique comme celle de la pratique infirmière ? "Ce qui est interdit par le code de déontologie, c’est de faire de la publicité. Or la première question à se poser, c’est "qu’est-ce que la publicité ?"
C’est un appel à l’autre au sujet d’une offre de service. Poser un caducée sur un vitrine représente-t-il une offre de service ? Clairement, non
" », estime ainsi Maître Lourme, la signalétique ne présageant par ailleurs en rien de la bonne ou de la mauvaise qualité des soins. D’autres professions à Ordre, à commencer par les avocats, ont fait évoluer leur déontologie sur le sujet sans pour autant que les professionnels perdent leurs valeurs, ajoute-elle. Sans compter que "qui de nos jours va chercher son praticien en parcourant les vitrines ? Personne. Aujourd’hui, les gens vont sur Internet pour trouver des noms."
Une interprétation à laquelle ne souscrit par Fabienne Périgaud. Et pour une simple raison : l’apposition d’un caducée dans une zone surdotée comme Limoges est en réalité associée à une forme de concurrence déloyale. "Quand c’est affiché en plein centre-ville de Limoges, oui, c’est similaire à de la publicité. Aucun autre infirmier ne l’a fait"
, tranche-t-elle. La concurrence entre confrères comme corollaire, du moins dans cette affaire, de la délicate question de la publicité. Quant à modifier le Code de déontologie pour réévaluer cette notion et son introduction dans la pratique quotidienne infirmière, il n’en est actuellement pas question, le texte ne datant lui-même que de 2016. "Cette affaire fait jurisprudence"
, conclut-elle. Les 4 infirmiers mis en cause, eux, se seraient engagés à ôter le caducée de la vitrine de leur cabinet.
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