Vous êtes la lauréate du prix d’honneur de la recherche en sciences infirmières 2022 : quelle a été votre réaction lorsque vous l’avez appris ?
« J’étais touchée, fière aussi, parce que ce prix participe à mettre en avant l’ensemble de ma carrière au service de l’état, au service du soin aussi et de la recherche bien évidemment. J’ai donc ressenti de la gratitude et en même temps, je voyais, au-delà de ma personne et de ma carrière, que cet honneur était transmis à l’ensemble des infirmiers, c’est ça aussi qui m’a touchée. A l’ensemble des infirmiers qui, par leur engagement clinique auprès des patients, dans les institutions de santé, dans le développement des savoirs, dans la transmission des savoir, contribuent à participer à un haut niveau de santé pour les citoyens. J’étais émue. Je salue au passage le travail de Monique Rothan-Tondeur* »
Qu’est-ce qui vous a amené à la recherche ?
« Il y a deux niveaux de réponses : l’un plutôt d’ordre psychanalytique car, quand j’étais petite je voulais être chercheur - et infirmière d’ailleurs !
Dans l’exercice du métier à présent, c’est davantage un souvenir qui a constitué le déclencheur : le constat d’un décalage entre ce que l’on projette (l’idéal du soin) et la réalité, le terrain. J’essayais de comprendre ce décalage, sans incriminer qui que ce soit. C’est véritablement ce point de départ qui m’a amenée à la recherche : je souhaitais comprendre ce décalage. A partir de là, des questions ont émergé : C’est quoi le savoir ? Est-ce le savoir académique ou celui des acteurs de terrain ? Comment est-il construit ? Qu’est-ce que je peux proposer comme savoir ? Toute ma carrière s’est construite autour de l’interdisciplinarité, dans la pluralité méthodologique et j’ai œuvré -et je continue à œuvrer- pour dire : il n’y a pas qu’une seule façon de produire des savoirs ».
Pourriez-vous revenir sur le cœur de vos travaux ?
« Ce qui m’a intéressé, c’est vraiment le rapport au savoir. La question fondatrice était donc, comme je l’ai dit : « C’est quoi le savoir ? » Or, il existe plusieurs types de savoirs : le savoir des praticiens, le savoir académique et puis le savoir du patient. D’ailleurs, parfois, quand on dit au patient : voilà comment il faut faire, il arrive qu’il réponde « Eh bien non, pour moi non ». (Je pense par exemple à un patient diabétique que j’ai eu). Il y a donc d’un côté les savoirs académiques et de l’autre, ce qu’on peut appeler « les savoirs locaux », ou « les savoirs d’action… Cette question du rapport au savoir est importante, notamment en éducation thérapeutique du patient ( L'ETP a été un de mes axes de recherche important).
A partir de là, je me suis intéressée aux différentes méthodes de recherche, c’est à dire aux différentes façons de produire du savoir. J’ai distingué la méthode expérimentale (avec des hypothèses, une ou plusieurs variables), de la méthode clinique (où l’on va écouter les personnes et à partir de ce qu’elles vous racontent de leur histoire, construire des savoirs) et toutes les méthodes anthropologiques (où le chercheur va vivre avec un groupe, en immersion et à partir de ce qu’il observe ou des entretiens qu’il mène, va construire des savoirs). Il y a donc différentes façons de produire des savoirs et la question qui s’est posée a été la suivante : « Mais finalement, quelle est l’influence de mon rapport au savoir ? » (c'est à dire : y a-t-il une part de subjectivité dans la construcrion du savoir ?) Et du coup, en fonction de mon propre rapport au savoir, comment ce rapport au savoir va-t-il avoir une influence sur ma relation avec le patient ? J’ai alors réalisé une étude sur la recherche en France avec des collègues pour savoir ce qui était enseigné et comment c’était enseigné et je me suis rendu compte qu’il y avait une dominante assez importante du côté de la méthode expérimentale, mais pas seulement. Il existait des instituts de formation (IFSI) où c’était plutôt la méthode clinique qui était mise en avant, d’autres qui valorisaient plusieurs méthodes. J’en ai conclu que bien évidemment, il y a l’histoire du sujet (l’étudiant qui vient faire ses études n’arrive pas vierge de tout, il a une histoire avec le savoir qui est lié au rapport avec sa famille, à la place du savoir dans sa famille, à son rapport au scolaire) Cependant, l'approche pédagogique en IFSI doit aussi avoir une incidence sur le rapport au savoir que construit l’étudiant avec le patient.
, ça doit aussi avoir une incidence sur le rapport au savoir que construit l’étudiant avec le patient. Ce n’est donc pas si « innocent » que cela de dire : on va former tous les étudiants à la recherche avec telle méthode ou telle autre. Je pense que ce choix a en réalité un impact sur la manière dont le professionnel se construit – bien sûr, il n’y a pas que ça, bien évidemment ».
Mais pourquoi faudrait-il avoir à choisir une méthode plutôt qu’une autre dans la mesure où elles se complètent ?
« Pour moi ce qui est important, c’est bien justement de dire aux étudiants qu’il y a plusieurs manières de construire des savoirs, dans lesquels ils peuvent puiser en fonction de leurs affinités. L’infirmier, quand il travaille, a d’un côté les savoirs qu’il s’est construits, les savoirs de l’équipe, mais aussi ceux du patient – qui n’a pas forcément le même rapport au savoir que nous, professionnels. La formation des soignants doit mettre en avant la pluralité des manières de construire des savoirs ainsi que l’interdisciplinarité, qui y contribue. C’est donc une manière de prendre conscience qu’il n’existe pas de savoir absolu. Pour beaucoup de gens, la seule vérité est la vérité scientifique. Or il est important, avec son savoir académique, d’avoir la capacité d’écouter le sujet (le patient), d’écouter sa différence – et de construire quelque chose avec lui. C’est ça, pour moi, qui est à travailler pour le bien être du patient mais aussi du professionnel ».
Quelle est, selon vous, la place de la recherche infirmière en France ?
« Je pense que la recherche infirmière en France, aujourd’hui, bénéficie d’une reconnaissance nationale et internationale. Le Programme Hospitalier de Recherche Infirmière et Paramédicale (PHRIP) y a été pour beaucoup (c’est un mode qui nous a d’ailleurs été envié par les Québécois par exemple).
Je pense donc que la recherche est reconnue et qu’elle a beaucoup évolué. Ce qu’on peut constater aussi, si on considère les dix dernières années, c’est que la qualité des projets de recherche est vraiment remarquable. C’est très important car au départ, la recherche infirmière avait son lot de détracteurs, mais aujourd’hui, les projets de recherches sont indéniablement méritoires, intéressants socialement et de qualité, c’est-à-dire qu’ils vont apporter quelque chose. Enfin, on s’aperçoit que les infirmiers sont tellement heureux et fiers d’être financés, qu'ils mettent tout en oeuvre pour qu'ils soient finalisés et publiés ».
Si vous deviez délivrer un message aujourd’hui, à l’occasion de ce prix, quel serait-il ?
« C’est vraiment pour moi : l’importance de mettre en avant la valorisation du travail des soignants auprès des patients. Ce serait un message de félicitation à tous les autres lauréats et à toutes les personnes qui ont participé et enfin à tous les infirmiers qui contribuent à prendre soin des patients, sans oublier les jeunes étudiants futurs professionnels ».
*3 prix de la recherche ont été décernés après avis d’un comité d’experts réuni sous la présidence du Pr. Monique Rothan-Tondeur, directrice de la chaire Recherche Sciences Infirmières à l’université Sorbonne-Paris Nord.
Le parcours de Chantal Eymard
Chantal Eymard, infirmière, titulaire d'une habilitation à diriger des recherches (HDR), a, pendant toute sa carrière, fortement contribué au développement des sciences infirmières et le jury a voulu valoriser cette éminente personnalité de la profession par l'attribution d'un prix d'honneur.
Cette reconnaissance est liée à la valeur de ses productions scientifiques, l'excellence de son enseignement et l'importance de ses expertises.
En matière de production, elle a publié
- plus de 60 articles dont certains dans des revues à orientation professionnelle et d'autres dans des revues scientifiques indexées, dans le souci de participer autant à la culture scientifique que professionnelle.
- Elle a rédigé 9 ouvrages et participé à la rédaction de 12 autres.
- Chantal Eymard a présenté près de 150 communications orales (bien souvent invitées) et affichées. La synthèse de ses travaux de recherche présentée et soutenue dans le cadre de l’HDR (2005) met en avant, notamment, les enjeux d’une formation pluri-référentielle aux méthodologies de la recherche pour la professionnalisation des soignants.
Au niveau pédagogique, Chantal Eymard a mis en place des formations universitaires ouvertes à la formation continue des professionnels de la santé et du travail social, notamment une licence Éducation dans le secteur sanitaire et le travail social » et un Master « Formation et encadrement dans le secteur sanitaire et le travail social
, puis un master en éducation thérapeutique. Elle met en œuvre des partenariats de formation nationaux et internationaux. Ces formations ont été plus que largement ouvertes aux infirmiers(ères)
contribuant à l'évolution de la profession. Elle a également dirigé 17 doctorants dont 10 infirmières avec parfois des partenariats internationaux.
Son expertise reconnue l'a amenée à de nombreux engagements. Si nombreux qu'il est impossible de tous les citer, par exemple
- présidente du Programme hospitalier de recherche infirmière et paramédicale,
- vice-présidente de nombreux réseaux nationaux et internationaux,
- des missions pour la Haute Autorité de santé, le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, etc.
La reconnaissance de la contribution scientifique en sciences infirmières de Chantal Eymard a été valorisée par la remise des insignes de la Légion d’honneur remise par la ministre de l’Enseignement supérieur, Geneviève Fioraso, montrant une reconnaissance de ses pairs, des autres professionnels de la santé médicaux et paramédicaux quant à sa contribution à la profession d’infirmière. Sa carrière constitue un exemple pour de nombreux(ses) infirmiers(ères).
Quelques productions phares :
- Eymard C. L’accompagnement à l’observance thérapeutique des personnes toxicomanes sous traitement de substitution en situation de précarité. Drogues, santé et société. 2007;6(2):153-84.
- Foucaud J, Bury J, Balcou-Debussche M, Eymard C. Éducation thérapeutique du patient. Modèles, pratiques et évaluation. Inpes, 2010.
- Eymard C, Moncet MC. Initiation à la recherche en soins et santé. Paris : Lamarre ; 2003.
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