SAPEURS POMPIERS

Les infirmiers de sapeurs-pompiers et le jugement clinique

Publié le 01/03/2013

Le concept de « jugement clinique » n'est pas explicitement défini lors des études d'infirmier, pourtant, il fait partie intégrante de l’exercice professionnel quotidien. Il constitue l’un des concepts clés du cheminement clinique des infirmiers de sapeurs-pompiers (ISP). Souvent décrit comme une compétence exclusivement médicale, le jugement clinique est fortement associé à la notion de diagnostic. Pour autant, la capacité d’aboutir à un jugement, au travers d’une démarche clinique utilisant un raisonnement, revêt également une dimension infirmière indéniable qu’il convient d’identifier et de clarifier.

Selon Margot Phaneuf1 « le jugement clinique relève d’une idée, d’une opinion claire que l’infirmière se fait à la suite d’un processus d’observation et de raisonnement sur les données observées ; il est, en somme, la conclusion qu’elle en tire ». On peut aisément comprendre que chaque infirmier n’ait pas la même approche ni le même recul face au jugement clinique. Pour autant, le référentiel de compétences IDE2 inscrit dans le champ réglementaire l’obligation pour les infirmiers d’acquérir plusieurs compétences amenant à réaliser un jugement clinique, notamment dans le contexte de l’urgence.

Trois compétences sont ainsi particulièrement attendues des infirmiers de sapeurs-pompiers :

  • compétence 1 - « Évaluer une situation clinique et établir un diagnostic dans le domaine infirmier » (cf. détail des sous compétences et des habiletés de cette compétence ci-dessous) ;
  • compétence 2 - « Concevoir et conduire un projet de soins infirmiers ». Il s’agit de hiérarchiser et planifier les objectifs et activités de soins en fonction des paramètres du contexte et de l’urgence des situations ;
  • compétence 4 « mettre en oeuvre des actions à visée diagnostique et thérapeutique ». Il s’agit, d’une part, de réaliser les soins techniques prescrits ou relevant du rôle propre avec la dextérité et la sécurité d’un professionnel de santé. Mais il est attendu de l’infirmier, d’autre part, de déterminer la pertinence du déclenchement des soins ou de leur adaptation au contexte clinique.

En dehors de la présence d’un médecin ayant réalisé un diagnostic médical, il est essentiel pour l’infirmier de pouvoir associer ses compétences. D’une part, il s’agit d’être apte à formuler un jugement clinique fin et précis. En effet, le recueil des données doit aider le médecin à l’établissement du diagnostic médical, mais il ne doit pas, à contrario, l’enfermer dans une vision captive de la situation. Les signes cliniques évoquant des hypothèses interprétatives doivent donc être recherchés par l’infirmier et transmis sans filtre. D’autre part, il s’agit ensuite de réaliser la prise en charge thérapeutique adaptée. Cette démarche s’inscrira soit dans le cadre de son rôle partagé (application d’une prescription médicale comme un protocole infirmier de soins d’urgence ou d’antalgie), soit dans le cadre de son rôle propre, et ce, jusqu’au relais médical.

Selon Margot Phaneuf, le jugement clinique se construit grâce à plusieurs éléments :

  • des connaissances théoriques sur le problème en lui-même ;
  • une expérience clinique ;
  • des capacités rigoureuses d'observations ;
  • la capacité de raisonner correctement sur la réalité observée ;
  • avoir un certain « feeling » afin de ressentir les choses ;
  • reconnaître les signes et les symptômes caractéristiques des différents problèmes surtout ceux de l'urgence puis juger les hypothèses possibles ;
  • avoir confiance en soi, en ses connaissances et avoir la capacité d'oser ;
  • accepter les responsabilités inhérentes au jugement clinique qui conduit à une prise de décision.

L’auteur rappelle que le jugement clinique infirmier doit être utilisé par tout infirmier. L’exercice infirmier induit de faire des liens, de mettre en relation des compétences et des connaissances afin de pouvoir prendre en charge au mieux le patient. Après avoir pris un certain recul pour faire tous les liens nécessaires, les infirmiers sont en mesure d'anticiper le problème susceptible d'arriver et de mettre en place une surveillance en conséquence. La connaissance de soi, l'acceptation des responsabilités inhérentes à ce jugement conduit alors à une prise de décision.

Cependant émettre ce jugement clinique peut-être plus ou moins difficile et plus ou moins long suivant l'expérience et les connaissances de l'infirmier. En effet ce processus de raisonnement demande de pouvoir synthétiser les informations pour parvenir à une déduction logique.
En prenant comme référence Patricia Benner3, chaque infirmier aura une approche et un recul différent face au jugement clinique. Tout dépendra de l'acquisition personnelle des compétences suivant une ancienneté relative :

  • novice : l'infirmier n'a aucune expérience des situations auxquelles il risque d'être confronté ;
  • débutant : l'infirmier a fait face à suffisamment de situations réelles pour noter des facteurs signifiants qui se reproduisent dans les situations identiques ;
  • compétent : il a deux ou trois ans d'expérience ;
  • performant : il perçoit la situation comme un tout, et non en terme d'aspects ;
  • expert : ses interventions sont souples et montrent un niveau élevé d'adaptation et de compétence (soit environ après cinq ans d'expérience).

Applications professionnelles au sein des ISP

Dans le contexte opérationnel de l’ISP, que ce soit lors des missions de secours à personne (SAP) ou de soutien sanitaire en opération (SSO), le jugement clinique finalise une évaluation clinique et contextuelle. On ne peut simplement réduire cette évaluation clinique à un bilan circonstanciel assorti d’un bilan « infirmier » à l’image de celui d’un secouriste qui serait agrémenté d’une glycémie capillaire ou d’un ECG.

En effet, le jugement clinique ne sanctionne pas simplement une démarche qui aboutit à une information rapide du médecin régulateur mais va se révéler déterminant pour la suite de la prise en charge. Si le jugement clinique est en sorte la conclusion que tire l’infirmier de son évaluation clinique et contextuelle, elle ne correspond en rien à un diagnostic médical. Il s’inscrit dans un cadre réglementaire bien précis.

Concrètement, un infirmier n’a pas la légitimité pour déterminer qu’une victime présente une crise d’asthme ; il s’agit d’un diagnostic médical. Ses compétences professionnelles lui permettent, par contre, d’établir le diagnostic d’une situation clinique de dyspnée expiratoire aiguë chez un asthmatique connu. Ce diagnostic de situation clinique pourra être établi si l’ensemble des signes cliniques d’inclusion et d’exclusion est précisé dans un protocole infirmier de soins d’urgence (PISU) préalablement écrit par son médecin responsable4.

L’infirmier doit donc se poser la question de savoir si la situation clinique à laquelle il est confronté a déjà été préalablement identifiée par un médecin prescripteur, que ce soit au travers d’une ordonnance nominative ou d’un protocole infirmier de soins, de soins d’urgence ou d’antalgie.

Si tel est le cas, l’infirmier établit alors le diagnostic de cette situation clinique en validant l’ensemble des signes ou paramètres d’inclusion consignés dans son protocole et en vérifiant l’ensemble des signes ou paramètres d’exclusion. L’ISP peut alors déclencher la prise en charge guidée par son PISU. Il informera le médecin régulateur du CRRA 15 (missions SAP) ou le médecin d’astreinte du SSSM (mission SSO) au moment prévu dans la procédure ou le PISU.

Si l’infirmier ne peut poser le diagnostic de situation clinique prévu dans un protocole, il peut alors établir, s’il existe, un diagnostic infirmier correspondant. Dans tous les cas, il déclenchera d’initiative des actes relevant de son rôle propre comprenant en partie ses compétences secouristes. Il informera alors sans délai le médecin pour que celui-ci détermine la prise en charge adaptée et un éventuel renfort médical non préalablement déterminés.

Ces différents aspects déterminent le cheminement clinique de l’ISP. (cf. schéma ci-dessous). L’ISP doit donc se reposer sur ses connaissances, son expérience et son vécu face aux différentes situations qu'il rencontre, pour réaliser les « justes soins » dans de bonnes conditions à une victime. Cette démarche est complexe car il est nécessaire de « greffer » les connaissances de l'ISP sur une victime qui présente tel ou tel symptôme. Cela suppose des apprentissages préalables. L'infirmier doit avoir des capacités d'observations et de sélection des données pertinentes. Il doit aussi établir des liens entre ce qu'il voit, ce qu'il sait, ce qu’il ressent par expérience et ce qu'il peut faire : il doit donc raisonner. Le jugement clinique apparaît alors comme un cycle d'activité : il s'agit de percevoir ces activités mais aussi de les traiter et de les organiser. Il faut être capable de raisonner, de juger et de mettre en accord plusieurs applications mentales.

Schéma du cheminement clinique de l'ISP - ANISP - décembre 2012

La compétence infirmière d’ « Évaluer une situation clinique et établir un diagnostic dans le domaine infirmier » grâce à un jugement clinique adapté est déterminante pour les ISP. Cette compétence doit être recherchée lors du recrutement, travaillée lors des formations initiales mais également évaluée tout au long du développement professionnel des ISP au sein des SDIS. Les démarches d’évaluation des pratiques professionnelles mais également de certification des compétences, dans le cadre des reconductions d'habilitation à la mise en oeuvre des PISU, en sont les garanties.

Pour développer la pertinence du jugement clinique de leurs ISP, les SSSM peuvent travailler sur ses différents éléments constitutifs selon Margot Phaneuf. Ils peuvent ainsi renforcer les connaissances théoriques cliniques sur les pathologies prévalentes grâce à des médecins et infirmiers, praticiens experts présents dans leurs rangs.

La justesse des hypothèses interprétatives peut se développer au travers d’études de cas en groupe restreint par exemple. Mais surtout les chefferies santé doivent faire participer les infirmiers à l’activité opérationnelle quotidienne du secours à personne. En effet, il serait dangereux de croire que leurs agents seront compétents face à une situation clinique exceptionnelle s’ils ne pratiquent pas régulièrement.
Cette expérience opérationnelle est impérative pour que les ISP développent leurs compétences cliniques et techniques mais surtout leur feeling, leur confiance en eux-mêmes et en leurs connaissances. Ce vécu va leur permettre d’avoir cette capacité d’oser dans les situations critiques. En résumé, pour que leurs ISP passent simplement du statut de novice à celui d’expert.

« Par ses compétences cliniques, l'infirmier de sapeurs-pompiers n'exerce pas un simple « bilan infirmier », mais il met en oeuvre « une démarche clinique infirmière ».

Pour conclure

L’existence d’une compétence à émettre un jugement clinique adapté chez tout professionnel de la santé apparaît comme le « professionnalisme » dont l'infirmier ne peut se passer. Son absence représente pour l’infirmier de sapeurs-pompiers une lacune professionnelle à exercer des missions opérationnelles sous protocoles. Le jugement clinique attendu intègre pleinement la définition de la cognition infirmière.

Par ses compétences cliniques, l'infirmier de sapeurs-pompiers n'exerce pas un simple « bilan infirmier », mais il met en oeuvre « une démarche clinique infirmière ». L'expérience l'aide à avoir un jugement clinique adéquat et adapté aux situations d'urgences. C'est en pratiquant au quotidien dans le secours à personne, en se remettant en cause à chaque nouvelle intervention et en bénéficiant d’une évaluation de ses pratiques professionnelles que la démarche clinique infirmière de l’ISP sera toujours la plus adaptée.
Les spécificités d’exercice dans un environnement non sécurisé, instable, auprès de patients non connus, à l’évolution imprévisible et hors présence médicale nécessitent des compétences cliniques accrues pouvant tout à fait s’inscrire dans le schéma des pratiques avancées infirmières.

 

Notes

  1. Margot Phaneuf a suivi une formation universitaire en sciences infirmières au Canada et est l’auteur de nombreux ouvrages dont : « Le jugement clinique, cet outil professionnel d’importance », 2008.
  2. Annexe II de l’arrêté du 31 juillet 2009 relatif au diplôme d’État d’infirmier.
  3. Patricia Benner est titulaire d’un doctorat en sciences infirmières et exerce en tant que professeur au Département des sciences infirmières physiologique de l'Université de Californie, San Francisco. Elle est notamment l’auteur de plusieurs ouvrages dont : « De novice à expert : excellence en soins infirmiers », Masson Edition Août 2003.
  4. Article R4311-14 du code de la Santé Publique

Stéphanie BEL, infirmière
Cédric HAVARD, cadre de santé
Association Nationale des Infirmiers de Sapeurs-Pompiers (ANISP)
http://www.infirmiersapeurpompier.com/


Source : infirmiers.com