Que vous soyez professionnel ou citoyen, quand vous avez connaissance d’une situation de violence sur une personne en péril, vous avez le devoir de la révéler pour la protéger... C'est la loi
. Pour Brigitte Prevost-Meslet, infirmière puéricultrice de santé publique, présidente de l’Association Nationale des Puéricuteurs(trices) diplômé(e)s et des Etudiants (ANPDE) où elle est également responsable de la commission Protection de l’Enfance, la levée du secret professionnel par les soignants doit permettre la protection de la victime. Mais dans la réalité, les choses sont souvent un peu plus complexes. Que faire lorsqu'on constate une situation anormale ? Les professionnels, pourtant en première ligne dans cette question des violences puisqu’ils sont chaque jour au contact des patients, sont souvent démunis face à la marche à suivre. Les numéros d’alerte ne sont pas assez divulgués
, regrette l’infirmière puéricultrice qui constate le manque d'information et de formation. Les signalements effectués par les professionnels dépendent trop souvent de la bonne volonté d’un individu
.
Le professionnel de santé confronté à une dénonciation de violences engage sa responsabilité morale, ce qui soulève des craintes dans la réalité.
Secret professionnel : que dit la loi ?
Devant le constat alarmant du nombre de cas de violences intrafamiliales* (cf notre encadré sur le sujet), la loi ne cesse de renforcer son arsenal juridique. Les professionnels de santé sont soumis au secret professionnel par l’article 226-13 du code pénal, mais ceux-ci ont l’obligation de lever ce secret dans certains cas, notamment les atteintes ou mutilations sexuelles (…) infligées à un mineur ou à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique
. Or, cette exception a été étendue. En juillet 2020, une nouvelle loi a été promulguée
, confirme le capitaine Pierre Lemaire, infirmier chef (IADE), coordinateur de la cellule medico-juridique SDIS78 et expert judiciaire près de la Cour d’Appel de Versailles.
Celle-ci vient ajouter une nouvelle dérogation, facultative, à la levée du secret professionnel : Tout médecin ou professionnel de santé peut désormais porter à la connaissance du procureur de la République des faits de violences présumées, sans l’accord de la personne majeure
, résume-t-il. Très exactement, le texte précise que le professionnel de santé a le devoir de lever le secret lorsqu’il constate des violences exercées au sein du couple
, si elles mettent la vie de la victime majeure en danger immédiat et que celle-ci n’est pas en mesure de se protéger en raison de la contrainte morale résultant de l’emprise exercée par l’auteur des violences
. Autrement dit, si la loi recommande d’obtenir l’accord de la victime, le signalement doit être fait, même si cette dernière ne le souhaite pas. Cette dérogation n’est pas obligatoire, mais elle permet aux professionnels de santé de disposer d’une immunité pénale s’ils considèrent que le patient majeur, en danger vital imminent et sous emprise, doit bénéficier d’un signalement ». Une modification « qui n’est pas sans poser un certain nombre de questions
, concède Pierre Lemaire.
Il existe en fait énormément de dérogations à la levée du secret professionnel : une cinquantaine de dérogations obligatoires et une trentaine facultatives
, détaille Pierre Lemaire. Le professionnel de santé confronté à un signalement engage sa responsabilité morale, ce qui soulève des craintes dans la réalité : le signalement ne va-t-il pas porter préjudice à la victime ou à moi-même ? De nombreux médecins se retrouvent dans des situations complexes aujourd’hui, menacés de vengeance sur les réseaux sociaux
, souligne Pierre Lemaire. Une peur des représailles encore accentuée par le retard de la justice selon lui. Même lorsque le signalement est effectué, il n’y a pas, ou très rarement, d’extraction immédiate de l’individu soupçonné de violences. Il faut pour cela un flagrant délit (avec l’intervention de la police), ce qui reste rare. La plupart du temps, la situation reste donc en l’état, avec les risques potentiels que cela implique, tant pour la victime que pour le soignant
.
Pour Michelle Meunier, Sénatrice (PS) de Loire-Atlantique, Vice-présidente de la commission des Affaires sociales, nommée au Conseil national de protection de l’enfance et rapporteure dans un groupe de travail qui visait, en février 2020, à étudier l’opportunité d’imposer, en toute circonstances, aux personnes dépositaires d’un secret professionnel de signaler les violences infligées aux mineurs, la loi ne va pas assez loin. D’une première mission plus large sur tout ce qui était violences sexuelles faites aux enfants dans le cadre d’une institution (l’institution religieuse, mais aussi l’Education Nationale, le milieu du sport, les centres de loisir…) nous avions abouti à deux constats : d’une part à l’omerta qui existait de manière générale (on défend d’abord l’institution) et d’autre part au déni des acteurs. Ce sont pour résumer les grandes lignes que je retiens de ce travail. Derrière ces deux postures, il y avait l’attitude individuelle des collègues, des professionnels ou des bénévoles enclins à révéler ou non les violences qu’ils soupçonnaient
. La question du secret professionnel apparaît donc centrale à Michelle Meunier, qui poursuit cette réflexion avec ce second rapport, mais elle est en désaccord avec ses collègues sénatrices. On n’a pas trouvé de consensus, je suis celle qui dit qu’il faut aller plus loin dans l’obligation de signaler, quand mes collègues considèrent que tout existe entre le code de la santé et le code pénal
. La conclusion de ce nouveau rapport indique en effet que le cadre juridique actuel permet aux professionnels d’agir, à titre personnel. Un dispositif que Michelle Meunier estime pourtant insuffisant. Plus il y a de clarté, de transparence sur ce droit, moins il y aura d’hésitation
, assure-t-elle. Pour la sénatrice, la levée de toute ambiguïté dans la loi, et le fait d’obliger les professionnels à lever le secret en cas de soupçons, permettrait de mieux repérer la violence mais également de mieux protéger
les soignants, trop souvent empêtrés dans le dilemme d’avoir à faire un choix éventuellement lourd de conséquences dans la solitude de leur conscience. Tout ce temps perdu et cette solitude du professionnel… c’est autant de perte de chance pour les victimes
, regrette-t-elle. La loi publiée le 5 novembre 2015, qui a instauré une protection de responsabilité, limitant les poursuites en cas de signalement, a beaucoup amélioré les choses. Toutefois, les parlementaires ne sont pas allés jusqu’à inscrire une obligation réelle de signalement dans la loi française.
Je préfère que l’on fasse une évaluation plutôt que de ne pas dire et qu’on ne protège pas une personne en danger ou en risque de l'être : un enfant, un adulte vulnérable, une personne âgée, qui n'ont pas toutes les capacités à pouvoir se défendre d'auteurs de maltraitances, de violences. Brigitte Prévost-Meslet.
Dilemme et responsabilité
Le poids du doute pèse parfois lourd dans la décision du professionnel, et peut avoir des conséquences très graves, d’un côté comme de l’autre. Certaines affaires viennent nous le rappeler, qu’il s’agisse d’une erreur d’appréciation de la part du professionnel, ou au contraire d’une absence de réaction. Sur cette question de la violence, il faut rester pragmatique : la règle d’or, c’est le danger vital imminent
, rappelle tout de même Pierre Lemaire. Soit le danger est manifeste et le professionnel contacte directement le procureur, soit il se dirige vers les services sociaux du Conseil départemental
(en composant le 119, ou en contactant la cellule de recueil d’informations préoccupantes, la CRIP). Ce qui a l’air simple sur le papier l’est moins dans la pratique. C’est très difficilement soluble cette histoire, entre la responsabilité morale du praticien, la peur que la situation ne se retourne contre lui ou la victime, ou encore le fait de fermer les yeux
, regrette Pierre Lemaire. Le professionnel a néanmoins un rôle fondamental à jouer. Je préfère que l’on fasse une évaluation plutôt que de ne pas dire et qu’on ne protège pas une personne en danger ou en risque de l'être : un enfant, un adulte vulnérable, une personne âgée, qui n'ont pas toutes les capacités à pouvoir se défendre d'auteurs de maltraitances, de violences...
martèle Brigitte Prévost-Meslet. Il y a d’ailleurs eu des condamnations en ce sens. Un médecin de famille a récemment été condamné pour ne pas avoir révélé les mauvais traitements infligés à un enfant, dont il avait connaissance !
Une affaire qui remonte à 2013 et qui a valu 9 mois de prison avec sursis au médecin, en juillet dernier. Il était poursuivi pour non-assistance à personne en péril et encourait jusqu'à 7 ans de prison.
Pour Michelle Meunier, le doute des professionnels n’est pas le seul problème posé. C’est aussi ce que la machine va mettre en marche qui effraie
. Dans le cas d’enfants victimes de violence, les parents sont dans la toute-puissance, avec des procédures possibles et la menace de l’exclusion du professionnel, qui est un corolaire évident. C’est encore plus vrai en exercice libéral. L’infirmière, l’infirmier dans son cabinet, le médecin libéral qui atteste de mauvais traitements, peut se trouver exposé. Il faut à tout prix protéger ces professionnels
. Pour elle, cette protection passe d’abord par une obligation de révélation. D’autres réfléchissent à des circuits de signalement plus discrets, reste que le temps dans ces affaires, est souvent compté. En 10 ans, les progrès sont réels dans la connaissance des mécanismes de la violence, se réjouit Ghada Hatem, Médecin-Cheffe de la Maison des femmes, un lieu installé à Saint-Denis et dédié à l’accueil des femmes victimes de violence, mais il faut que les soignants continuent de se former et se constituent un réseau, qu’ils connaissent les lieux vers lesquels orienter les victimes, qu’ils prennent contact avec les associations d’aide aux victimes, de manière à avoir de vrais interlocuteurs parce que leur grande crainte c’est de ne pas savoir comment se comporter ou que ces démarches leur prennent trop de temps. Il faut vraiment les rassurer là-dessus
, estime-t-elle, car les relais existent.
Les professionnels confrontés à la fin de vie sont obligés d’avoir un conseil. Ils ne prennent pas de décision seuls. Ce devrait être également le cas lorsqu’un professionnel est confronté à des soupçons de violences, Pierre Lemaire.
Les professionnels doivent se sentir accompagnés et protégés
Nous ne sommes pas bons, et ce n’est pas rare que la France soit condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme dans des affaires de violence pour ne pas avoir mis en place les mesures de protections nécessaires
, affirme Pierre Lemaire, évoquant les cas (nombreux), où les violences n’ont pas été repérées à temps. Aujourd’hui, la loi est volontariste, mais il n’est pas certain que cela suffise. Il faut une protection, y compris pour les personnes qui font remonter l’information au sujet des violences ou de la maltraitance. Enfin, il est crucial d’avoir une réactivité judiciaire immédiate, que l’on n’a pas du tout. Une vraie réponse forte avec au moins dans un premier temps l’extraction de la personne soupçonnée de violence
. Autre constat d’importance : il faudrait que sur ces questions très lourdes, le professionnel de santé ne reste pas seul. Les professionnels confrontés à la fin de vie sont obligés d’avoir un conseil. Ils ne prennent pas de décision seuls. Ce devrait être également le cas lorsqu’un professionnel est confronté à des soupçons de violences
, note Pierre Lemaire. Une réalité d’autant plus criante dans le monde libéral. Pour Brigitte Prévost-Meslet, il est fondamental d’accompagner les professionnels. Les personnes qui sont en libéral, les kinésithérapeutes, les médecins, les infirmières, sont payées pour aller au domicile de la patientèle. Les soignants ont naturellement la crainte de perdre leur patient. L’amélioration des choses nécessite vraiment un accompagnement, une prise en compte du danger et une réassurance des soignants (il est tout à fait possible de faire un appel anonyme, en revanche il y a une levée de l’anonymat dans le cas d’une enquête pénale)
, prévient la présidente de l’ANPDE, qui se dit un peu atterrée
devant le manque d’informations dans ces domaines. Les professionnels qui sont en structure ne se documentent pas sur la loi en vigueur. Les libéraux ne font pas toujours le travail qu’ils devraient faire auprès de ces victimes. Théoriquement, c’est le rôle de la CRIP d’informer, elle doit se déplacer dans les hôpitaux, les écoles... Je constate sur le terrain que ce n’est pas le cas
. Et pourtant, faut-il le rappeler : La règle dans la violence, c'est le silence
, comme le répète Ghada Hatem, gynécologue-obstétricienne créatrice de la maison des femmes de Saint-Denis (93) qui vient en aide aux victimes. On comprend dès lors toute l’importance d’une formation solide pour tous ceux qui sont susceptibles de se trouver confrontés à la violence intrafamiliale. C’est fou ce que les enfants peuvent vous révéler quand vous prenez le temps de les écouter, de vous adresser à eux
, assure Brigitte Prévost-Meslet qui évoque la nécessité pour le professionnel de procéder à "l’observation fine" des signes qui se présentent à lui .
La violence ne relève pas du domaine de la subjectivité. Elle s’observe, se détecte. D'où l'importance de dépister, observer, écouter, être sensibilisés aux douleurs pour lesquelles on n’a pas d’explication, dialoguer, connaître les numéros utiles, avoir des réflexes… pour permettre à ces femmes, à ces enfants victimes de parler. De l’avis de tous, la formation des professionnels de première ligne dans cette question de la violence est encore très insuffisante. Les soignants doivent s’emparer du sujet. Le mot d’ordre : ne pas rester seul pour agir quand c’est nécessaire.
*Le point sur la maltraitance, en chiffres
D’après une étude nationale sur les morts violentes au sein du couple
effectuée par le ministère de l’Intérieur en 2018, 121 femmes ont été tuées par leur partenaire ou ex-partenaire, 28 hommes ont été tués par leur partenaire ou ex-partenaire et 21 enfants mineurs sont décédés, tués par un de leurs parents dans un contexte de violences au sein du couple. En moyenne
, précise l’étude, le nombre de femmes âgées de 18 à 75 ans qui, au cours d’une année, sont victimes de violences physiques et/ou sexuelles commises par leur conjoint ou ex-conjoint, est estimé à 213 000
, l’auteur de ces violences étant le mari, le concubin, le pacsé, le petit-ami, ancien ou actuel, cohabitant ou non
.
Comme le précise l’enquête, il s’agit d’une estimation minimale
. Ces chiffres sont en effet très loin d’illustrer la réalité de ce qui se passe dans certains foyers. En 2019, 146 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-compagnon, soit 25 de plus que l’année précédente, selon des chiffres de l’enquête de la délégation aux victimes, rendue publique par le ministère de l’intérieur. Un rapport, cette fois élaboré par les inspections générales des affaires sociales (Igas), de la justice (IGJ) et de l'éducation (IGAENR) et remis au gouvernement en avril 2019 faisait état de 72 enfants qui meurent chaque année pour maltraitance infligées au sein de leur famille, soit 1 enfant tous les 5 jours, entre 2012 et 2016.
Pour en savoir plus :
- Le secret professionnel dans la déontologie infirmière
- Les outils pour les professionnels témoins de violences
- Maltraitance chez l’enfant : repérage et conduite à tenir
- Maltraitance infantile : "nous, professionnels, devons entendre l’enfant et le protéger si besoin" – entretien avec Brigitte Prévost-Meslet.
Susie BOURQUINJournaliste susie.bourquin@infirmiers.com @SusieBourquin
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