C’était l’une des promesses faites par Sylvaine Mazière-Tauran lors de son élection à la tête de l’Ordre des infirmiers (ONI) : lancer une enquête nationale auprès des infirmiers inscrits au tableau de l’Ordre sur les violences sexistes et sexuelles (VSS). L’objectif : avoir une meilleure visibilité de l’étendue du phénomène et proposer des solutions pour tenter d’y remédier. « C’est un sujet qui me tient à cœur, dont l’actualité, avec le mouvement #MeToo Hôpital, a accéléré l’émergence », a-t-elle indiqué en ouverture de la conférence de presse sur la présentation des résultats de l’enquête*, le 11 décembre. Avant l’ONI, l’Ordre des médecins dévoilait ses propres conclusions et indiquait qu’une femme médecin sur 2 avait déjà été victime de VSS dans le cadre de son exercice.
Une proportion que l’on retrouve chez les infirmier(ère)s, confirme l’enquête de l’ONI, qui identifie trois facteurs à l’existence de ces violences en santé : la culture carabine, le déséquilibre des rapports hiérarchiques ou fonctionnels, et la permanence d’une culture du silence, qui empêche les professionnels de les dénoncer. Ainsi, 49% des 21 870 répondants déclarent avoir été victimes de VSS au moins une fois au cours de leur carrière. Des chiffres à mettre en parallèle avec une réalité : le phénomène touche l’ensemble des modes d’exercice infirmier, y compris les étudiant(e)s, pour un quart d'entre eux. « Nous retrouvons chez les répondants notre répartition démographique générale : les libéraux (IDEL), les salariés du public et du privé », a commenté Sylvaine Mazière-Tauran. S’il y a une prévalence des infirmier(ère)s hospitaliers, du fait de leurs effectifs, sont également représentés « les EHPAD, le secteur de la santé territoriale, la santé scolaire, la santé universitaire » ou encore la santé au travail ou les infirmier(ère)s exerçant chez des prestataires de services (SSIAD ou PSAD).
Un(e) infirmier(e) sur 4 déclare ne pas se sentir en sécurité sur son lieu de travail.
Des violences qui touchent tous les modes d'exercice
Dans le détail, les VSS se traduisent en premier lieu par des réflexions dégradantes ou inappropriées du fait du genre des infirmier(ère)s, des outrages sexistes, et des agressions sexuelles. Et des viols, qui représentent 0,13% des VSS. Si un peu plus de la moitié des répondants (54%) estiment être « rarement » victimes de ces faits, ils sont tout de même 40% à juger l’être « régulièrement ». Quant aux auteurs, ce sont les patients qui arrivent en tête, à hauteur de 60%, suivis par les autres professionnels de santé (47%), mais avec des écarts selon les modes d’exercice. Les IDEL, qui se rendent seul(e)s au domicile, sont ainsi plus en butte aux comportements inappropriés des patients (à 80%) ou des familles, quand les hospitalier(ère)s dénoncent plutôt d’autres professionnels, voire la hiérarchie. « Un infirmier sur 4 déclare ne pas se sentir en sécurité sur son lieu de travail », a déploré Sylvaine Mazière-Tauran, ce qui illustre l’enjeu de la problématique.
12% des victimes changent d'activité
Un enjeu d’autant plus grand que ces VSS ne sont pas sans conséquence sur la santé des soignant(e)s : c’est le cas pour un tiers des victimes. Pour 24%, ce sont leur vie sociale ou leur vie intime qui en pâtissent, et pour 19%, ces VSS ont entraîné une détérioration de leurs relations au travail. Enfin 12% des victimes ont choisi tout simplement de changer d’activité. « Ce changement d’activité représente quelquefois une fuite ou paraît obligatoire pour se protéger, pour échapper à la situation », a commenté la présidente de l’ONI. En creux, c’est également la représentation du métier qui est en cause, celle d’une profession un peu « légère », à l’origine d’un imaginaire qui encourage les comportements inappropriés, a-t-elle dénoncé.
Les violences sexistes et sexuelles en chiffres
49% des infirmier(ère)s indiquent avoir été victimes de VSS au moins une fois dans leur exercice, dont 53% chez les femmes et 24% chez les hommes.
Ces violences se traduisent par :
- des réflexions inappropriées du fait de leur genre, à 39%
- des outrages sexistes, à 21%
- des agressions sexuelles, à 4%
- des viols, à 0,13%.
- 34% déclarent qu’elles ont eu un effet sur leur santé
- 24% font état d’effets sur leur vie sociale et/ou intime
- 37% déclarent qu’elles ont provoqué un sentiment d’insécurité au travail
- 19%, qu’elles ont entraîné une détérioration de leurs relations de travail
- 14%, qu’elles ont eu des répercussions sur leur rapport au travail (absentéisme, démotivation…)
- 12%, qu’elles les ont contraints à changer d’activité.
Une culture du silence encore trop présente
Parallèlement, ces VSS ne font encore que très rarement l’objet de signalement, a-t-elle poursuivi, les soignant(e)s témoignant une forme de résignation. Un gros tiers des répondants victimes de VSS n’ont ainsi entamé aucune démarche pour les dénoncer. La raison principale ? La peur des impacts éventuels sur leur vie professionnelle et leur carrière, pour 36% d'entre eux. En santé comme ailleurs, « la peur est toujours du côté des victimes », a regretté Sylvaine Mazière-Tauran. La crainte de ne pas être entendu (28%), le manque d’information sur les moyens d’action (19%) et enfin l’appréhension face à la perspective d’entamer les démarches seul(e)s (10%) sont les autres explications avancées par les infirmier(ère)s. Et parmi ceux qui osent, ils ne sont qu’une infime partie à aller jusqu’à déposer plainte ou une main courante. La plupart se tournent vers leurs collègues pour en parler ou vers leurs proches, sans saisir les autorités. Enfin, seuls 11% des victimes déclarent avoir entamé des démarches dans leur établissement. Plus grave, 46% des infirmier(ère)s indiquent ne pas bien connaître leurs droits, et 18%, ne pas les connaître du tout, a-t-elle observé.
Parmi les infirmiers victimes de VSS, 38% déclarent n’avoir pas entamé de démarche.
Parmi ceux qui ont agi :
- 57% déclarent en avoir parlé à leurs collègues, 39% à leurs proches ;
- 2% indiquent avoir porté plainte ;
- 2%, avoir déposer une main courante ;
- Parmi les salariés, 11% déclarent avoir entamé des démarches au sein de leur établissement ou de leur service.
C’est un phénomène grave qui touche énormément de professionnels, et qu’ils subissent dès leur formation.
Pourtant, il existe des dispositifs de signalement, à commencer par les référents violences mis en place par l’Ordre infirmier dans ses conseils départementaux depuis 2023 et son enquête sur les violences faites aux soignants. Chaque infirmier peut, de son espace personnel sur le site de l’ONI, déclarer un fait de violence, quel qu’en soit le type, a rappelé Sylvaine Mazière-Tauran. Elle pointe toutefois un défaut d’information auprès des professionnels. « Les infirmiers ne savent pas encore suffisamment ce qu’on peut faire en tant qu’Ordre pour répondre » à la problématique de ces violences. De leur côté, certains établissements, comme l’AP-HP, ont instauré des plateformes pour faciliter les déclarations de VSS et la prise en charge de leurs impacts.
Prévenir et former
Une fois dressé ce constat, qu’en faire ? « La première étape, c’est de prendre en compte l’ampleur du phénomène. C’est un phénomène grave qui touche énormément de professionnels, et qu’ils subissent dès leur formation », a souligné Sylvaine Mazière-Tauran. Il faut ensuite pouvoir répondre aux trois facteurs qui permettent encore aux VSS de se maintenir dans le milieu de la santé que sont : la culture du silence du fait des hésitations des soignants à les signaler, l’impunité des auteurs qui en découle, et l’incapacité du système de santé et de ses acteurs à protéger les professionnels. L’ONI a donc établi un programme de lutte contre les VSS en trois axes : « prévenir, accompagner les victimes, sanctionner les auteurs ». « La prévention passera par la formation de l’ensemble des professionnels dès la formation initiale » mais aussi dans le cadre de la certification périodique à laquelle tous les professionnels de santé seront prochainement soumis, avec l’ajout d’un module sur les VSS. Des formations doivent également être dispensées auprès des personnels administratifs des établissements quels qu’ils soient.
La crainte des représailles étant un frein à la déclaration, il faut envisager que les directeurs d’établissements aient un droit de substitution pour porter plainte à la place des victimes.
Mieux accompagner les victimes
L’accompagnement des victimes, lui, repose en priorité sur une information renforcée des dispositifs qui existent : les référents mis en place par l’Ordre, mais aussi les autres ressources à disposition, telles que les lignes d’écoute. Développer le système de référent en établissement, afin que les infirmier(ère)s puissent trouver des interlocuteurs bienveillants, constitue aussi une piste. À condition que ceux-ci n’aient pas de lien hiérarchique ou fonctionnel avec les victimes, a précisé la présidente de l'ONI. « La crainte des représailles étant un frein à la déclaration, il faut envisager que les directeurs d’établissements aient un droit de substitution pour porter plainte à la place des victimes », a-t-elle ajouté. Et pour les IDEL ? Une des solutions serait de transmettre la responsabilité de la continuité des soins aux Agences régionales de santé (ARS) afin qu’une infirmière qui aurait été victime de VSS chez un patient ne soit pas contrainte d’y retourner par ses obligations déontologiques.
Mieux repérer et sanctionner les auteurs
Vient enfin la nécessité de sanctionner les auteurs. Là, il s’agit notamment de réviser la circulaire de 2013, qui définit les relations entre le Parquet et les différents Ordres de santé, afin que l’information circule mieux entre eux. Les Ordres ont ainsi demandé que le Parquet les informe plus rapidement de ses démarches lorsque celles-ci concernent un auteur de VSS. L’objectif : mieux les repérer dans le cas d’une éventuelle inscription aux tableaux de ces Ordres ou, dans le cas où ce serait un soignant, pouvoir enclencher rapidement les procédures disciplinaires, les VSS étant interdites et condamnées par le code de déontologie. Il faut mener « un travail de changement de culture, d’éducation, d’acculturation de l’ensemble des professionnels de santé quelle que soit leur profession », a conclu Sylvaine Mazière-Tauran, martelant la nécessité pour l’ensemble des Ordres de s’emparer du sujet et d’y travailler conjointement.
- Former l’ensemble des professionnels de santé et personnels administratifs aux VSS dès la formation initiale, et intégrer la formation aux VSS dans les priorités de la formation continue ;
- Inclure un critère sur la politique de lutte contre les VSS dans les grilles de certification et d’évaluation externe des établissements sanitaires et médico-sociaux ;
- Mettre en place des systèmes de déclaration et d’accompagnement au plus près des professionnels, au sein des établissements mais également pour les libéraux ;
- Permettre le retrait des professionnels libéraux du domicile en cas de menaces ;
- Conclure les conventions police-justice-Ordre dans tous les territoires, pour permettre la mise en œuvre de systèmes d’alerte et la meilleure prise en compte de toute plainte ou signalement émanant d’un professionnel de santé.
*Celle-ci a été conduite du 13 au 29 septembre auprès des infirmiers inscrits au tableau de l’Ordre.
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