"L’histoire de la profession démontre comment nous restons entravés dans notre passé ancillaire et religieux entre servitude et la trop fameuse "vocation". A nous de nous insérer dans les moindres interstices pour chercher à s’émanciper à nouveau." Une petite centaine d’heures. Voilà ce qu’il reste aujourd’hui dans le programme de formation initiale de l’enseignement théorique psychiatrique auprès des infirmiers. Un paradoxe remarquable au regard du contexte de la santé mentale sur le territoire. En effet, les troubles psychiques et les pathologies mentales affectent un individu sur cinq en France. Sur le plan épidémiologique, ils occupent, en termes de prévalence, la troisième place juste derrière les maladies cardiovasculaires et les cancers.
Aujourd’hui, dans le dispositif de soin actuel tourné vers l’ambulatoire, les infirmiers représentent des acteurs majeurs et la pénurie exponentielle de psychiatres majore encore l’importance de leur rôle et de leur fonction.
Aujourd’hui, dans le dispositif de soin actuel tourné vers l’ambulatoire, les infirmiers représentent des acteurs majeurs et la pénurie exponentielle de psychiatres majore encore l’importance de leur rôle et de leur fonction. Problème de taille, à contrecourant des besoins croissants de connaissances, depuis la fusion des diplômes "DE" et "ISP" (infirmier de secteur psychiatrique) en 1992, l’accès aux savoirs propres à la spécialité se heurte à des entraves quantitatives et qualitatives. Un retour dans le passé s’avère riche d’enseignements car il témoigne d’un phénomène de récursivité historique inquiétant contre lequel la formation professionnelle constitue un dernier rempart.
Retour vers le passé
L’histoire de la profession d’infirmier psychiatrique nous montre le long chemin emprunté par nos aïeuls pour accéder aux connaissances. Dès l’Antiquité, les médecins et les prêtres s’entourent d’auxiliaires. Préparations purgatives, contention physique, service dans les rituels sacrés... ces assistants occupent un statut de domestique sous les directives des "sachants". Le passage au Moyen-Âge voit l’émergence du dogme catholique où la folie serait une punition divine, les savoirs hippocratiques disparaissent d’Occident et se réfugient au Moyen-Orient. A Bagdad, Damas, Fez, dans les bîmâristân, des "infirmiers" sont chargés de chanter, narrer, prendre soin des internés. Loin des soins novateurs arabes, en Europe, le sort des fols est peu enviable. Le devoir de charité chrétienne donne naissance, malgré tout, aux premiers "hôpitaux" et les sœurs prennent en charge les "fols" exclus des cités. Les prêtres catholiques, à l’image de Jean Cleudat, vont également s’investir dans l’assistance de ceux que l’on nommera plus tard, les aliénés. Cette tranche d’histoire exprime un premier élément de l’ADN infirmier occidental : un passé ancillaire au service d’une autorité terrestre et/ou divine.
Après l’obscurantisme provoqué par l’inquisition et la chasse aux hérétiques, où la folie est traitée sur le bûcher, l’Edit Royal de Louis XIV (1656) va ordonner le grand renfermement. Mendiants, vagabonds, prostituées, vénériens, tuberculeux et insensés se retrouvent enfermés dans les "hôpitaux généraux » (Bicêtre, la Salpetrière à Paris mais aussi partout en province). Ici naît la classe des gardiens. Anciens soldats ou repris de justice, ils sont, le plus souvent, illettrés, brutaux, dénués de morale. La vie commune obligatoire et permanente avec les malades et autres exclus de la société, le célibat imposé, le salaire misérable, n’arrangent rien, l’alcool non plus. L’intendance et la gestion de l’espace social constituent leurs fonctions principales. La population du royaume le leur rend bien. Marcel Jaeger écrit que rarement une profession n’a d’ailleurs été aussi abreuvée d’injures…
Les termes de "gardes-chiourmes", "torche-cul" font leur apparition. Ils vont perdurer.
Nous considérons l’instruction donnée trop étendue aux infirmières comme une prime à l’exercice illégal de la médecine…
Une pénible ébauche de professionnalisation
A la fin du XIXe siècle, des figures comme le Docteur Bourneville ou Théodore Simon vont tenter de professionnaliser cette classe des gardiens/infirmiers. Ils vont se heurter à la résistance de leurs confrères désireux de conserver un axe de soumission : …nous considérons l’instruction donnée trop étendue aux infirmières comme une prime à l’exercice illégal de la médecine… […] C’est bien dire qu’il nous paraît un peu trop avancé pour les infirmières destinées à rester privées d’initiative…
De trop rares exceptions comme Jean-Baptiste Pussin, Margueritte Bottard, Sœur Chagny, Théophile Gautier vont réussir à s’émanciper mais, comme une allumette, s’éteindront définitivement sans résonnance majeure ou durable dans leur époque. C’est Florence Nightingale chez les anglo-saxons, Valérie de Gasparin en Suisse et Léonie Chaptal en France qui vont réussir la professionnalisation du corps infirmier. Mais dans l’espace asilaire de l’époque, même si il fut un temps question d’un diplôme commun, la période de l’après-guerre marquera le début d’une scission effective entre le "somatique" et la "psychiatrie".
Dans cette première moitié du XXe siècle, l’infirmier d’asile peut bénéficier de formations spécifiques, mais celles-ci restent hétéroclites selon les départements, tant dans leur contenu que dans leur durée et peu soutenues par les directions des institutions. Le niveau d’instruction s’avère très bas et leurs fonctions très éloignées du soin.
L’accès aux savoirs libéré
La révolution de la psychothérapie institutionnelle née à Saint-Alban va pour la première fois valoriser l’importance des infirmiers dans les centres hospitaliers spécialisés. Tosquelles, Balvet, Bonnafé et tout particulièrement Daumézon vont libérer la parole des malades mais aussi celle des soignants. En 1954, des infirmiers participent à des CEMEA organisés par le Dr Daumezon et Le Guillant et l'arrêté du 23 juillet 1955 réglemente le premier diplôme pour les infirmiers des hôpitaux psychiatriques. Il sanctionne une formation de 2 ans. Soulignons ici que ces médecins, défenseurs de la formation infirmière psychiatrique, restent largement minoritaires à cette époque.
L’infirmier de secteur psychiatrique obtient sa dénomination par un arrêté, le 12 mai 1969. L’année 1973, puis 1979 sont les années qui vont forger une identité professionnelle, avec, pour la première fois, une émancipation professionnelle inspirée des mouvements sociaux de la période post soixante-huit. L’infirmier pense, propose, collabore, bien aidé par les développements de la psychothérapie institutionnelle. Le programme de formation initiale détaille la psychiatrie sous différents angles et points de vue. 1376 heures sont consacrées à l’étude de la pédopsychiatrie et de la psychiatrie adulte. Les étudiants découvrent les différents courants théoriques, apprennent la clinique avec le langage sémiologique et bénéficient de l’apport de leurs pairs.
1992 : une porte se referme
L’année 1992 va juguler cet élan d’émancipation. Sur décision ministérielle, l’Etat impose la fusion des diplômes infirmiers : c’est la création du diplôme commun . L’enseignement théorique de la psychiatrie subit une première perte de mille heures (400h dédiées), puis après la réforme de 2009, il ne représente plus que 80 à 100 heures du programme délivré en IFSI. Plusieurs rapports nationaux (Couty, Milion et Laforcade) ont alerté sur l’impact de ces déficits de savoirs dans les praxis IDE, et les recours croissants aux mesures d’isolement et de contention peuvent aussi être lus à ce croisement des constats. Tous ces rapports insistent sur la nécessité de spécialiser la psychiatrie. Ces demandes, restées lettre morte jusqu’en 2019, ont vu avec l’apparition d’un nouveau statut, celui des Infirmiers de pratique avancée en psychiatrie, une ébauche de réponse au problème majeur des carences de la formation initiale. Le décret n° 2019-836 du 12 août 2019, avec un an de retard sur les trois autres disciplines, légifère le statut d’IPA en psychiatrie. Cette avancée, majeure pour la profession, ne doit pas occulter les besoins conséquents des infirmiers psychiatriques. Les IPA ne doivent pas devenir l’arbre qui cache la forêt
Et demain ?
La psychiatrie traverse une nouvelle crise (ou bien est-ce toujours la même ?). Dans cette tourmente, les infirmiers, acteurs de première ligne, sont surexposés. Inutile de revenir sur la précarisation des conditions de travail, d’excellents articles ont été écrits pour nous informer avec précision sur notre situation préoccupante. Nous pouvons par contre relever un immense paradoxe. D’un côté une volonté de mettre en place des politiques de santé communautaire où l’infirmier devient un acteur central, une pénurie de psychiatres dramatique dans certains départements et une crise sanitaire qui démontre l’indispensable rôle des IDE dans la gestion des prises en soin. Et, de l’autre côté, une surdité chronique aux besoins de spécialisation de la branche psychiatrique, un vide abyssal de reconnaissance (pas uniquement financier) du rôle et des fonctions de l’infirmier psychiatrique, et, pour en revenir à la crise du COVID, une place insignifiante dans les décisions stratégiques que ce soit en pro action ou à postériori.
Celui qui ne se souvient pas de l’Histoire est condamné à la répéter - G.Santayana
L’histoire de la profession démontre comment nous restons entravés dans notre passé ancillaire et religieux entre servitude et la trop fameuse "vocation". Une profession issue de faux parents (Nadot-2002). La période plus récente des ISP, qui se termine aujourd’hui avec les derniers départs en retraite de nos pairs (pères ?), représente certainement une source d’inspiration pour valoriser notre avenir. Lire les innombrables articles et ouvrages écrits par André Roumieux, Dominique Friard, Jean-Paul Lanquetin, Anne-Marie Leyreloup, Marie Rajablat et tant d’autres, constitue une formidable source d’inspiration. A nous de nous insérer dans les moindres interstices pour chercher à s’émanciper à nouveau. Lesquels ? Se former, lire, encore et encore, assister à des congrès, des conférences, devenir force de proposition, prendre la parole dans les réunions cliniques, soutenir ses opinions, se fédérer, s’organiser, porter une parole, poursuivre un cursus universitaire dans les Sciences Infirmières, s’engager dans la recherche en soins. L’avenir nous appartient.
Bibliographie
- Friard, (2006). "Une histoire commune à construire" Soins infirmiers psychiatriques 200 ans d’histoire, Soins No704.
- Jaeger, (1990). "Aux origines de la profession psychiatrique. 1.L’anti-mythe JB Pussin", VST No131 (2016).
- Lanquetin, (1999). "Le diplôme d’Etat infirmier, entre éthique et récursivité de la question de la folie". Soins psychiatrique No200.
- Perrin-Niquet, (2006). "La formation en psychiatrie, et demain "? Soins infirmiers psychiatriques 200 ans d’histoire, Soins No704
- Roumieux, (2008). "Ville-Evrard murs, destins et histoire d'un hôpital psychiatrique". Broché.
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