"Qui suis-je pour subir un tel sort ? Sommes-nous des pestiférés ?" ; "Qui a le droit de me voler ma liberté ?" ; "Je suis prisonnier sans avoir commis aucun délit ?" ; "Qui respecte encore la charte des personnes âgées ?" ; "Pourquoi veulent–ils absolument m’empêcher de retrouver mon mari décédé depuis 25 ans" ; "Pourquoi avez-vous peur pour moi ?" ; "Pourquoi me laisse-t-on seule, voire m’empêche-t-on de pouvoir être entourée de ceux que j’aime". Autant de cris, de phrases criées par des personnes âgées en institution. Autant de manières de déresponsabiliser ceux qui nous ont ouvert le chemin. Comment ne pas entendre la voix de ces personnes, de ces résidents en EHPAD, en USLD, plus isolés encore qu’en maison d’arrêt pendant les trois mois du confinement. Un cri d'alarme et de colère poussé par autant de personnalités et que nous relayons ici afin de nous en faire nous aussi l'écho.
Rappelons que, entre le 10 mars et le 10 mai 2020, aucune visite, aucune rencontre n’avaient été autorisées en Ehpad concernant les résidents . Seuls des soignants masqués venaient subrepticement leur faire la toilette, apporter le repas, donner les médicaments mais personne pour les mobiliser, leur couper la viande, les conduire à une réunion. Plus de kinésithérapie, ni de psychomotricité, ni d’orthophonie pour lutter contre la perte d’autonomie physique.
Depuis le déconfinement, les ouvertures sont manifestes mais... comment comprendre que certaines institutions aient décrété qu’aucune sortie hors des murs de l’institution n’était possible sauf exception et avec pour sanction, un test PCR au retour (même pour la sortie d'un déjeuner en famille) et une réclusion dans la chambre sans aucune visite durant les 14 jours suivant. On peut se demander pourquoi les soignants ne sont pas soumis aux mêmes règles à chaque retour de leur domicile. Comment ne pas craindre, pour des raisons similaires, un retour à une réclusion digne d’un bagne d’un siècle révolu dans les semaines à venir au prétexte que l’épidémie est toujours présente ?
Ainsi le confinement serait-il le seul moyen d’empêcher la mort ? Certainement pas puisque celle-ci est de l'ordre de l'inévitable... Mais de quelle mort parle-t-on ici ? Visiblement, elle se caractérise par sa causalité secondaire en rapport avec l'agent viral (la causalité première de notre mortalité étant le fait d'être biologiquement né). La mort relationnelle est-elle moins grave que la mort biologique ? Suffit-t-il d'être "pas-encore–mort" pour être encore un vivant porteur d'une existence dotée de sens ?
La fin justifierait-elle tous les moyens même les plus maltraitants ?
Suffit-t-il d'être "pas-encore–mort" pour être encore un vivant porteur d'une existence dotée de sens ?
Souvenons-nous de nos prédécesseurs qui ont préféré la qualité de la relation à la quantité de jours à vivre. Socrate tout d’abord. De ce que Platon nous a rapporté, Socrate n’a pas choisi la cigüe pour mourir, mais plutôt pour refuser sa déportation et sa réclusion sur une île avec interdiction de parler à la jeunesse. En osant la ciguë, il a montré sa volonté de vivre dans l’éternité pour être fidèle à sa vie et continuer, à travers sa fidélité, à être en relation avec les jeunes qu’il avait accompagnés. Comment ne pas relire Sophocle et Antigone. Cette dernière ayant préféré être fidèle à la relation avec son frère plutôt que de suivre aveuglément un protocole qui lui aurait fait perdre toute notion de dignité. Comment ne pas penser aux résistants de toute guerre pour qui le besoin de relations en liberté vaut plus que le risque de perdre la vie. Comment ne pas voir que les moines de Tibhirine, n’ont pas jamais eu le désir de mourir, mais ont pris le choix de rester au milieu des hommes et femmes de ce pays qu’ils aimaient et ne pas les abandonner au risque de mourir. Comment ne pas voir certains soignants, notamment ceux de pays en guerre ou face à des virus assurément mortels (Virus Ebola) qui osent la relation avec ceux qui souffrent au risque de mourir. Combien d’autres témoins qui n'affichent aucun désir de mourir mais restent fidèles à leur idée de valoir par le degré de liberté qu'ils ont conquis à l'égard d'eux mêmes, élan d'une existence en dialogue et ouverte à toute réalité. Ces témoignages ne montrent-ils pas que plus qu'un résultat subi, intégré dans la biologie, l'existence humaine est, avant tout vécue comme une source et une fin ?
Souvenons-nous de nos prédécesseurs qui ont préféré la qualité de la relation à la quantité de jours à vivre
L'humain est essentiellement un être né de la relation, vivant grâce aux liens qui le tissent et héritier des fruits des relations passées qui le nourrissent. Comment ne pas comprendre que, couper les liens, mettre en réclusion, est non seulement indigne mais destructeur et inhumain. Et de plus, les réponses hygiénistes voudraient faire croire que la réclusion des personnes fragiles est efficace, sans tenir compte de la transmission du virus par les soignants eux-mêmes ! "La pire des maltraitances est de croire qu’on est bienveillant" nous rappelait Hannah Arendt. Pourquoi ne nous en souvenons-nous pas ! Souvenons-nous que la démocratie sanitaire a été faite pour que chaque citoyen puisse avoir son mot à dire. Avons-nous seulement pris l'avis des personnes concernées par le programme de privation de liberté ? Où sont passées les lois du 4 mars 2002 ou du 02 février 2016 sur les droits des malades et des personnes en fin de vie ? Souvenons-nous de cette devise des soins palliatifs qui souligne encore et encore l’importance de la relation : puisque vivre c'est ajouter de la vie (qualité de relation) aux jours plutôt que de vouloir ajouter à tout prix des jours à la vie (quantité de jours).
Ces dérives que nous dénonçons portent profondément atteinte à la mission des institutions d'hébergement où les personnes âgées sont accueillies pour être reconnues, choyées, et soignées et pas pour être infantilisées, contenues ni instrumentalisées. Quand la mort surviendra, qu’elle survienne chez une personne en paix comme le fruit d’une passation entre les générations. La manière dont chaque famille aura su accompagner ses aïeuls, aidera et laissera en chaque petit ou arrière-petit-enfant la source pour puiser en eux la force d'apprivoiser leur propre finitude et de construire demain un monde où chacun sera respecté jusqu’au bout. Enfin, comment ne pas terminer notre cri par ce merveilleux texte de Gaston Bachelard dans ce merveilleux livre "Je et TU" de M. Buber : Le moi s’éveille par la grâce du toi.
Osons construire une politique où la foi en l'humain dépasse les craintes. Souhaitons que l'histoire ait un jour à nous juger, non pas sur les peurs et les soumissions qui nous auront guidés, mais surtout sur l'espace que nous aurons su réserver aux capacités à oser la relation et à entretenir la cohésion sociale.
Alain de Broca, médecin, philosophe ; Eugénie Poret, anthropologue ; Myriam le Sommer- Père, médecin
Cosigné par :
Didier Sicard, médecin ; Brigitte Herisson, infirmière ; Gérard Ostermann, médecin ; Jean-François Gomez, éducateur ; Charles Joussellin, médecin ; Luc Monnin, médecin ; Djamel Semani, médecin ; Regis Aubry, médecin ; Maria Michel, infirmière ; Gwenaelle Morainville Huet ; Mado Florit, infirmière ; Saul Karsz, sociologue ; Christophe Pacific, infirmier, philosophie ; Nicole Benoit, Bénévole Soins palliatifs ; Anne Bourgeois, Vétérinaire ; Florence Thiberghien – Chatelain, médecin ; Fédou Bénédicte, Chirurgien-dentiste ; Roger Desbetes, Unasp ; Catherine Ollivet, Association France Alzheimer ; Marie Lortihoie, Bénévole ; Florence Lachenal, médecin ; Gisèle Chvetzoff, médecin ; Isabelle Descarpentries, psychanaliste ; Florence Jakovenko, infirmière
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