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PORTRAIT / TEMOIGNAGE

Portrait de soignante : Chloé Raichvarg

Publié le 16/04/2020
Portrait de soignante : Chloé Raichvarg

Portrait de soignante : Chloé Raichvarg

Ingrid Leduc est "plume et portraitiste". Sa conviction en ces temps de pandémie de coronavirus est que "nos héros en blouse blanche" ne pouvaient rester anonymes. "Il fallait aussi les reconnaître et pour cela les entendre, les dire et les incarner". Elle nous propose donc ces "portraits de soignants" et nous la remercions de les partager avec la communauté d’Infirmiers.com Ils viendront pendant quelques semaines enrichir nos pages de la plus belle des façons. "Parce qu’elles et ils le valent bien !" Rencontre avec une infirmière libérale en Auvergne. Chloé est convaincue que "quand tu donnes le meilleur aux gens, ils ressortent le meilleur d’eux-mêmes".

Ingrid Leduc nous explique sa démarche : portée par la conviction que le portrait écrit est un outil précieux et nécessaire pour chaque organisation, j’ai décidé de lancer mon activité de portraitiste. En allant au plus proche des singularités, le portrait révèle - au-delà de l’identité d’une personne - sa valeur, son cheminement, sa complexité. Le portrait est inspirant et crée une émotion. Il sert les hommes et les femmes qui cherchent à déployer leur vision, leurs valeurs, leur engagement pour une organisation, une entreprise ou la société dans son ensemble.

Chloé a eu plusieurs vies. Elle a été manager de restaurant, directrice des ressources humaines, puis infirmière en Auvergne.

Je vois mes patients comme des personnes magnifiques. Chloé Raichvarg est infirmière libérale en Auvergne. Chaque jour, elle parcourt en moyenne deux cents kilomètres pour ses visites à domicile. Elle travaille une semaine sur deux. Son dernier jour de congés s’achève avec la relève de sa collègue. Elle lui donne les transmissions sur les patients habituels, les nouveaux, les résultats médicaux. Le soir, Chloé planifie sa tournée en fonction des soins – des prises de sang à remettre rapidement - et des contraintes géographiques. Elle commence le samedi, se lève vers 5 heures du matin. Il est 6 heures lorsqu’elle part chez son premier patient. Dehors, l’air pique ses narines. Le vent ramène l’odeur des chevaux, se mélange à la terre mouillée. Ça n’est pas une bourrasque, juste un filet d’air, la force du vent n’y change rien. Tandis qu’en ville c’est un essaim qui bourdonne à vos narines et gloire à celui qui distinguera une odeur dans la mêlée de particules fines. Chloé vit et travaille dans le parc naturel régional Livradois Forez. Sur les cartes, la zone est verte. La ville la plus grande, Thiers, compte un peu plus de 10 000 habitants. Les autres « villes principales » se nomment Ambert, Vic-le-Comte, Billom, Courpière. Elles en comptent moitié moins.

C’est la France de la diagonale du vide, celle des chemins noirs de Sylvain Tesson.

Ses journées suivent un rythme saccadé. Elle rentre déjeuner vers 13 heures. Puis elle marche jusqu’au pré – l’endroit où elle se sent bien - s’occupe de ses deux chevaux, leur donne du foin, change l’eau. Elle ne les monte pas, ce sont des retraités. Quand elle a le temps, elle fait une courte sieste. Chloé repart pour sa tournée du soir entre 14 heures et 17 heures, termine sa journée vers 20 heures. Mon métier ça n’est pas que distribuer des cachets. C’est de voir tout le reste autour. Je fais beaucoup de social parce qu’on est dans un coin très reculé. La plupart de ses patients sont âgés, certains ne peuvent pas se déplacer. L’un d’eux a 98 ans. Elle se rend chez les gens, dans des maisons parfois encombrées, sans eau chaude, certaines sentent la cire et d’autres gardent sur des nappes en toile cirée les souvenirs d’une vie confinée. Si tu ne passes pas au-dessus, tu ne peux pas faire ce métier. Tu n’es pas là pour changer les gens mais pour t’occuper d’eux. Le dimanche, il y a moins de prises de sang, Chloé prend son temps. C’est sa journée café. Ses patients savent qu’elle est bavarde, souvent en retard. Ils l’aiment pour ça.

Chloé dit qu’elle n’a pas un patient chiant. Parfois, ils posent quatre fois la même question et il faut répéter. "Mais quand tu leur donnes le meilleur, les gens ressortent le meilleur d’eux-mêmes."

Il y a trois mois, elle a suivi une formation plaies et cicatrisation. Elle utilise souvent le miel produit par son compagnon pour faire des pansements. Soit ça cartonne, soit ça ne marche pas du tout. Mais si ça ne marche pas, ça n’est pas délétère. Chloé pense faire du bon boulot. Quand elle ne sait pas, elle apprend. La controverse sur la chloroquine et le Covid-19 l’agace énormément. Plein de gens dont ça n’est pas le métier parlent de ça, ça me fait réagir. Pour le moment, il n’y a pas de cas parmi ses patients. Je pense que ça va nous péter à la figure la semaine prochaine. Chloé se sent comme un soldat dans la tranchée. Tu as ton arme à la main et tu attends l’adversaire. Elle a aiguisé les siennes à la force du poignet, y a réfléchi toute la semaine. Elle ne se lave plus les mains chez les gens, désinfecte la poignée et les sièges de sa voiture. Elle a changé sa mallette de soins en tissu pour celle servant aux soins de ses chevaux. Le plastique est plus facile à désinfecter. Elle dispose de dix-huit masques chirurgicaux par semaine, a reçu dix masques FFP2 le 2 avril, plus quelques masque périmés donnés par un supermarché. Beaucoup de ses patients ont plus de 60 ans, sont multi-pathologiques. Ils sont très inquiets. Ne plus voir personne les affecte énormément. Chloé aussi est inquiète. Elle a peur d’être le vecteur de ce virus, même si officiellement, je dois montrer que je suis la fille la plus cool du monde. Avec trois autres cabinets d’infirmières, elles se répartissent les jours de repos en journées rebaptisées astreinte Covid.

On pourrait croire qu’il faut être né ici, dans ce pays de pierres noircies. Croire qu’il faut avoir grandi là pour aimer tant les gens. Dire que c’est comme la terre, ce métier-là, il faut l’avoir dans le sang.

Avant, Chloé a eu au moins trois vies. Elle est née en 1985 au Blanc-Mesnil, en Seine-Saint-Denis, a grandi à Sevran. Enfant, elle a de grosses facilités. Son père la pousse à être la meilleure, mais rien ne semble jamais assez. Entrée à la maternelle avec un an d’avance, elle saute une classe et passe son bac à seize ans. Un bac S, je suis très cartésienne. Chloé aime les sciences, la biologie. Elle lit des livres sur les serial-killers, rêve d’intégrer la police judiciaire ou la gendarmerie. Être profiler, comme dans Esprits criminels. Elle aime relever des défis, être sans cesse stimulée intellectuellement. Or, rien de tel pour nourrir un esprit rebelle que de comprendre les êtres les plus torturés, les criminels les plus dangereux.

Son père est professeur d’université, sa mère institutrice. L’été, elle va dans la maison de son arrière-grand-mère maternelle, en Auvergne. À ce moment-là, je n’aurais jamais pensé y vivre un jour. Ses parents divorcent lorsqu’elle a 10 ans. Chloé voyage avec son père, les États-Unis, presque toute l’Europe, l’Asie. Après son bac, elle s’inscrit dans une fac de droit et déteste ça, ne se sent pas spécialement aidée dans son orientation.

Chloé arrête les études et bosse dans la restauration. "Surtout parce qu’il me semblait inconcevable de ne rien faire." Elle est autonome financièrement, s’installe dans le 19ème, puis le 20èmearrondissement.

Sa mère comprend qu’elle a besoin de temps pour réfléchir, son père pas du tout. À 18 ans, Chloé est manager d’un restaurant. Quand il y a un coup de feu et que tu es capable de prendre un plateau et d’aider tes serveurs, tu gagnes leur respect et ça se passe très bien. Elle parle à beaucoup de gens, retrouve des clients fidèles, ne se sent jamais seule. En parallèle, elle garde des enfants. C’est ainsi qu’elle rencontre le DRH de la radio NRJ. La première personne qui m’a aidée. Il l’encourage à s’orienter vers les ressources humaines. Chloé fait une fac d’histoire et sociologie des organisations. Quand elle termine son master, elle a déjà un poste de responsable RH.

À 27 ans, elle est sollicitée pour devenir la DRH de la branche française d’une entreprise américaine. Le salaire est conséquent, il y a beaucoup de salariés. Chloé est flattée, cela ressemble à la réussite. En fait je me suis plantée. Les projets ne sont pas intéressants, le patron n’en fait qu’à sa tête. J’étais en complet désaccord avec mes valeurs humaines.

Un soir, son compagnon lui dit qu’il veut quitter son job de commercial. "Je ne sais pas trop quoi faire, mais je crois que j’ai envie de faire des couteaux. C’est à Thiers."

Chloé réalise qu’elle ne supporte plus de mettre deux heures pour aller travailler. On n’avait pas de vie à part nos cinq semaines de congés payés. Son compagnon part le premier. Pendant ses trois derniers mois à Paris, elle s’installe chez des amis dont la fille est en institut de formation en soins infirmiers. Elle revient chaque soir avec la banane. Chloé lui pose des questions, s’entend dire qu’elle serait très heureuse dans ce boulot. À son arrivée en Auvergne, elle reprend un poste dans les ressources humaines et comprend qu’elle ne trouvera plus de plaisir dans ce métier-là.

Quand on s’affranchit des attentes de ses parents, le reste peut suivre. Si l’on peut soigner les esprits en trouvant les criminels, on peut aussi soigner les corps. Elle s’inscrit à l’Ifsi de Clermont-Ferrand. C’était extraordinaire. Refaire fonctionner mon cerveau sur des choses différentes m’a rafraîchie. Lors de son premier stage en milieu scolaire, son choix se confirme. Elle rencontre un garçon de 6ème dont les parents divorcent. À deux semaines du jugement, il est très angoissé, fait des cauchemars. Un professeur l’envoie à l’infirmerie pour se reposer. Quand Chloé le réveille pour qu’il aille déjeuner, elle lui fait une blague et le voit sourire pour la première fois.

Elle comprend qu’elle ne soigne pas dans la mesure où elle ne prescrit pas de médicament. Elle n’est pas médecin, elle prend soin des gens.

Il y a des infirmières qui m’ont appris quelle infirmière je ne voudrais pas être. C’est un métier usant, psychologiquement très dur, quel que soit le service dans lequel on travaille. Mais c’est un métier enrichissant. Je crois que quand on perd cette vision-là, cette richesse, on peut devenir maltraitant. Chloé valide son diplôme d’aide-soignante à la fin de sa première année. Pendant les vacances, elle travaille à l’hôpital de Clermont-Ferrand dans un service de réanimation. Ça a été extraordinaire. Elle ressent la bienveillance de ses collègues. En réa, il n’y a pas le choix. Le travail en équipe est une nécessité. C’est un milieu privilégié et légiféré, il y a une infirmière pour trois patients. Elle trouve aussi l’urgence, le sens vital des actions dont elle rêvait, plus jeune, en regardant la télévision. Chloé sort diplômée en 2016. Elle travaille une année comme infirmière de nuit, puis une autre en réanimation à Montluçon. Lorsque son compagnon décide de devenir apiculteur – il a deux cents ruches – ils doivent déménager. Clermont-Ferrand devient trop loin. Il n’y a pas de poste à Thiers, pas de service de réanimation à Ambert. Elle devient infirmière libérale.

En venant en Auvergne, Chloé et son compagnon ont quitté des métiers qu’ils n’aimaient plus du tout pour trouver de grands bonheurs. Peut-être fallait-il arriver là pour comprendre qu’il n’y a rien de plus stimulant que la nature et les gens.

Ingrid Leduc Plume & portraitisteMerci à Ingrid Leduc qui partage avec nous ce portrait publié sur son compte Linkedin le 3 avril dernier.


Source : infirmiers.com