Après le festival OFF d’Avignon, l’un des plus grands festivals de spectacle vivant au monde, la pièce se joue en ce moment au Café de la Gare à Paris, avec un tarif spécial pour les soignants. L’occasion d’aborder la santé côté culture pour Infirmiers.com et particulièrement le travail infirmier dans les hôpitaux psychiatriques français pendant les années soixante avec Le journal fou d’une infirmière d’Anne-Xavier Albertini.
Anne-Xavier Albertini a travaillé pendant dix ans dans le service de psychiatrie de l’hôpital La Timone à Marseille. De son expérience en milieu psychiatrique, elle a tiré un roman intitulé Le journal fou d’une infirmière
(1), qui rencontra un grand succès en librairie. La pièce tirée du livre rencontre aujourd'hui un grand succès au théâtre.
Plongée dans les 60’
Anna, le double de l’auteur, a décidé de déchirer sa propre camisole coupée dans les conventions sociétales et de tout balancer sur les services de psychiatrie dans les années soixante, époque où la profession infirmière prenait la relève des religieuses dans de nombreux établissements sanitaires, où les patients participaient activement aux tâches ménagères du quotidien et partageaient des dortoirs quand ils n’étaient pas enfermés dans des cellules positives
… et où des femmes prenaient nouvellement leur service dans des équipes soignantes strictement masculines : Il nous fallait cacher nos cheveux et porter des chaussures plates pour pouvoir courir
.
D’une camisole à l’autre
Le témoignage de cette infirmière quasi au bout du rouleau est à la fois pathétique et terrifiant, bouleversant et désopilant. Mère divorcée de trois enfants, Anna dévoile crûment son métier : partager la vie de patients - de grands criminels, des névrosés, des schizophrènes… - derrière les barreaux. Dans certaines usines on fabrique des caisses, des lustres, des casseroles. Ici on regonfle les âmes, on apaise des esprits, on stimule des volontés, on prévient des suicides, on essaie de comprendre la folie
.
Elle décrit avec précision son quotidien un trousseau de clefs en permanence à portée de main ; les dortoirs, les cellules et les couloirs sans fin ; les distributions de médicaments accompagnées de la ritournelle assassine : Si tu ne prends pas ton médicament
, tu auras la piqûre ; sans oublier les crises de démence, les délires incohérents, les rires sarcastiques, les grognements gutturaux et les élans amoureux des patients : Dans ce cloaque ; ça ronfle ; ça grogne, ça s’accouple. Oui, il y en a qui s’aiment. Pourquoi pas ? Comme tout le monde ils ont besoin de tendresse, d’affections, de contacts. Un matin, j’ai dû en séparer 4 à coups de balai. Ils étaient si bien accouplés, qu’ils ne voulaient pas se décrocher. Jamais je ne les aurais soupçonnés d’une telle imagination dans la pornographie
. Et pour finir l’étrange peur qui la ronge inlassablement qu’un jour prochain elle se retrouvera à son tour emmurée dans sa propre folie à force de côtoyer quotidiennement celle des autres, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’établissement, où elle gagne maigrement de quoi vivre.
Parallèlement à son métier, Anna nous révèle sa lente maturation vers sa prochaine libération intérieure. Elle l’avoue : ce sont ses patients qui lui ont appris à déchirer sa propre camisole dans laquelle elle s’était enferrée au fil des ans. Toute ma vie peut-être, j’aurais cru qu’un fou c’est un fou. Ils m’ont aidée à déchirer une camisole : la mienne
.
Témoigner pour recouvrer la vie
Le journal fou d’une infirmière
est un grand cri rappelant à chaque soignant la nécessité de devoir prendre soin de soi pour mieux prendre soin des autres : son compagnon, ses enfants, ses amis, ses parents, ses patients et ses collègues ; la nécessité de savoir s’accorder régulièrement des plaisirs simples comme une ballade à l’aurore, un repas au restaurant, une sortie entre amis... et pas seulement lorsqu’on a le cœur et l’esprit au bord du gouffre.
L’ensemble du propos d’Anne-Xavier Albertini est poignant et résolument corrosif, cruel de vérité, impitoyable et dérangeant. Plus encore, son cri de femme divorcée / infirmière qui lui laisse si peu de temps d’être elle-même : Le temps qu’on me prend, c’est le temps de mes jours, de mes jours qui n’ont qu’un temps ; et ce temps passe trop vite. Mon temps de vie, mon temps de rire, de penser, d’aimer, de choyer, d’être femme, de rêver. […] Et l’on me prend mon temps contre un peu d’argent, mais si peu d’argent qu’avec cet argent, je ne peux acheter du temps. Si peu d’argent que j’ai et tant de temps que l’on me prend que, l’argent devant, le temps derrière, je suis toujours écartelée, à court, épuisée. Mon temps et ma vie sont liés, et je donne ma vie pour un peu d’argent. […] Comme c’est triste une femme qui n’a pas le temps d’être une femme
.
Du livre à l’adaptation théâtrale
Prune Lichtlé a lu le livre d’Anne-Xavier Albertini il y a une douzaine d’années mais [elle] ne [se sentait] pas alors suffisamment mature pour jouer tous ces personnages. En 2018, elle se décide : elle reprend l’ouvrage et l’adapte pour la scène. Pourquoi ? Ce texte est percutant, il faut vraiment que tout le monde l’entende, justifie l’artiste. Notamment tout ce qu’elle aborde à propos du travail. Mais aussi son attachement à ses patients qui ont perdu une partie de leur raison, ses liens avec ses collègues soignants, ses rapports tendus avec les équipes médicales, ses relations face à la surveillante générale (on ne les appelait pas encore cadre supérieur de santé) quelque peu acariâtre et l’absence d’échanges avec la hiérarchie de l’établissement.
L’expression d’Anne-Xavier Albertini est à la fois drôle, tendre, crue, poignante. La mise en scène de Thierry Jahn est virevoltante et dynamique, pareille aux journées de travail des personnels soignants dans les établissements hospitaliers. Quant à l’interprétation dans ce seule en scène
de Prune Lichtlé, dans sa blouse d’infirmière, elle est criante de vérité pour nous permettre de découvrir les conditions de soins dans les hôpitaux psychiatriques dans les années soixante. Des témoignages comme celui d’Anne-Xavier Albertini sur les conditions d’accueil et de soins des patients ont permis d’améliorer leur prise en charge, sans oublier les nécessaires avancées scientifiques et recherches pharmacologiques. Le journal fou d’une infirmière ne manque pas aussi de nous tirer la manche pour nous interpeller sur notre propre aliénation dans notre quotidien, que l’on travaille ou non dans un hôpital psychiatrique. Spectacle à voir dès qu’il sera programmé auprès de chez vous, parce que la parole sur les réalités du quotidien délivre et peut faire un bien fou.
Rendez-vous au Café de la Gare, 41 Rue du Temple 75004 Paris
Tous les dimanches à 20h jusqu'à fin Décembre. Tarif spécial pour les soignants de 10 euros : réservations en ligne lichtle.prune@gmail.com
Isabelle Levy, conférencière - consultante spécialisée en cultures et croyances face à la santé, elle est l’auteur de nombreux ouvrages autour de cette thématique. @LEVYIsabelle2
Notes
- Editions Robert Laffont, Collection Participe présent.
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