La crise sanitaire déclenchée par l’épidémie de Covid-19 a jeté une lumière crue sur le manque de moyens hospitaliers. Elle a aussi mis en exergue la forte mobilisation des personnels, intacte malgré plusieurs mois de conflits sociaux visant à dénoncer les conséquences des décennies de politiques budgétaires drastiques auxquelles a été soumis l’hôpital public. La question posée est la suivante : sommes-nous à présent capables de mettre les moyens indispensables à l’ambition que nous avons pour notre hôpital ?
Par le passé, des améliorations majeures de notre système de santé ont résulté de ruptures historiques. La Révolution française, d’abord, a permis à la médecine de s’ouvrir aux sciences. La Seconde Guerre mondiale a donné lieu à la création de la Sécurité sociale et à la garantie d’accès aux soins à tous. Enfin, Mai 68 a accéléré la création des centres hospitaliers universitaires, dont la création avait été initiée en 1958 par Robert Debré : les sites hospitaliers se dotent alors de structures de recherche et d’enseignement.
Alors que la pandémie de Covid-19 semble refluer dans notre pays, la situation sans précédent qui en a résulté doit, elle aussi, nous amener à réfléchir sur les mesures à prendre, afin que les applaudissements destinés à nos soignants ne soient pas les seuls actes que l’Histoire retienne.
Les effets indésirables de la rationalisation des dépenses
Les objectifs affichés de la politique hospitalière menée ces dernières années ont été l’amélioration de la qualité des parcours de soin mais aussi, voire surtout, la "rationalisation" des dépenses devant aboutir à une réduction des déficits publics : c’est ce qu’on appelle le nouveau management public. Les hôpitaux ont ainsi instauré une tarification à l’activité à partir de 2004. La culture de l’hôpital en a été modifiée, son fonctionnement gravitant désormais autour de la facturation des actes de soins. Ce système a permis de réaliser des économies de 11,7 milliards d’euros sur les 10 dernières années, en partie grâce à l’augmentation de la part de l’hospitalisation à la journée. La chirurgie ambulatoire permet par exemple un acte de chirurgie suivi d’une convalescence très limitée à l’hôpital et prolongée à domicile. Cette optimisation de la durée de séjour permet de renouveler plus souvent le patient pour chaque lit, et donc de facturer davantage d’actes, ce qui fait rentrer plus d’argent.
En revanche, la qualité de vie au travail des agents hospitaliers s’est fortement détériorée : hausse de l’absentéisme, des burnouts et du turnover ont notamment été constatés. Cette stratégie comptable et de court terme a effectivement provoqué des surcharges de travail et des dysfonctionnements. Elle s’est aussi traduite par des coûts cachés : difficulté à recruter, diminution du moral des équipes et saturation vis-à-vis de changements incessants.
Réfléchir sur les mesures à prendre, afin que les applaudissements destinés à nos soignants ne soient pas les seuls actes que l’Histoire retienne.
Quatre grandes pistes s’offrent aujourd’hui à nous pour redresser la barre
Redéfinir la notion de performance hospitalière
Le choix des indicateurs de performance n’est pas une question très médiatisée. Pourtant, son impact sur la culture et le style de management à l’hôpital est immédiat. Les hôpitaux ont ainsi été invités à augmenter le nombre d’actes médicaux pratiqués sur les patients, notamment ceux dont la tarification était élevée, provoquant de nombreuses dérives. Les directeurs ont aussi été individuellement évalués sur leur capacité à réduire la masse salariale, avec des incitations financières à la clef.
Rappelons également que, dans un contexte éprouvant, les personnels hospitaliers ont fait preuve d’une forme de performance précieuse mais souvent négligée : l’agilité individuelle. Aussi nommée performance adaptative, elle correspond à l’aptitude d’une personne à modifier ses comportements pour s’adapter à un environnement donné : gestion des situations imprévisibles/urgentes, résolution de problèmes nouveaux, développement des compétences, adaptabilité interpersonnelle et culturelle, gestion du stress.
En fait, la mesure de la performance hospitalière gagnerait à inclure davantage d’éléments non financiers et/ou une perspective à long terme. On mesure la performance d’une organisation en se basant sur sa production et sa productivité (la productivité est dérivée de la production, elle rend compte de la production par rapport aux moyens utilisés). La viabilité de la production (c’est-à-dire le niveau de moral des équipes, le taux de turnover ...) et l’agilité sont souvent reléguées au second rang. Cela est dommageable à terme. Pour y remédier, on pourrait envisager d’instaurer comme nouvelle norme de performance le paiement au suivi du patient, à la qualité ou à la pertinence de l’acte.
Toutefois, cela ne suffira pas : il faut revoir également la vision globale de la création de valeur hospitalière, en tenant compte du fait que les cas rares et compliqués (donc « peu rentables ») sont très souvent transférés des cliniques privées vers les hôpitaux publics, ce qui augmente les dépenses de ces derniers.
Renforcer la souplesse organisationnelle
Face au Covid-19, la stratégie de flux tendus a montré ses limites en aggravant les pénuries de lits, de respirateurs, de masques, de surblouses… et de personnels qualifiés. La hausse soudaine de l’activité de soins s’est retrouvée en contradiction avec les orientations initiées par le nouveau management public, qui consistent à limiter les stocks de matériel et à « augmenter les séjours, réduire leur durée, fermer des lits (70 000 en dix ans) et contenir la masse salariale, en bloquant les salaires, en comprimant les effectifs et en imposant le travail à flux tendu ».
Cette stratégie risquée est aussi très onéreuse : l’identification hâtive de ressources intérimaires et le maintien du moral des agents coûtent très cher aux hôpitaux, que ce soit en argent, en temps ou en énergie (même sans crise sanitaire).
Avec le Covid-19, les personnels vont avoir encore davantage besoin de reprendre leur souffle : aucun athlète ne peut produire une performance d’endurance de haut niveau sans avoir des moments de respiration. Si les temps de repos accordés ne sont pas suffisants, le besoin des agents épuisés à la sortie de la crise sanitaire risque alors de se transformer en « rage », pour reprendre les termes d’un psychologue hospitalier de Mulhouse.
Si les personnels ont souvent fait preuve de souplesse face à l’austérité budgétaire et à la crise sanitaire, l’institution hospitalière ne semble pas toujours aussi souple à leur égard, comme le révèlent par exemple les contraintes liées à la préparation vestimentaire des personnels ou à la transmission d’informations. Pour chaque garde de 12 heures, une pression est parfois mise sur la rémunération de ce temps d’habillage/déshabillage (de 15 à 20 minutes en tout) et du temps de transmission (au moins 15 minutes). Le temps de transmission est pourtant nécessaire afin qu’un soignant transmette les informations importantes observées durant sa garde au soignant qui le remplace.
Revaloriser les personnels
La revalorisation des agents doit d’abord être financière : c’est une demande de longue date qui semble légitime et à laquelle le Ségur de la Santé compte probablement répondre. Même si comparaison n’est pas raison, les infirmiers hospitaliers français arrivent en effet à la 23áµ place sur 33 du classement international des salaires.
La méthode Hay, une méthode d’évaluation des postes de travail très répandue dans les organisations car plutôt objective et généralisable, recommande de fixer le niveau de rémunération en fonction des exigences des postes en matière de compétences, d’initiative créatrice, de conditions de travail et de finalité, autrement dit d’impact sur l’ensemble de la structure. Voire, pour un service public comme ici, sur l’ensemble de la société. Qui aujourd’hui pourrait remettre en cause l’impact des soignants sur nos vies ?
Par ailleurs, n’oublions pas que l’hôpital n’est pas uniquement composé de soignants : derrière chaque soignant "sur le front" se trouvent de nombreux agents de l’ombre qui s’occupent des aspects administratifs, techniques, logistiques et de pharmacie. Nous avons pu voir des assistantes de formation – pourtant payées à peine plus que le smic en fin de carrière – être obligées de commander des post-its sur leurs propres deniers afin de pouvoir mener leurs missions à bien. Rappelons qu’en pleine épidémie de Covid-19, le 7 avril 2020, le CHRU de Nancy annonçait recevoir 70 % de palettes supplémentaires dans sa pharmacie à usage intérieur. Ce surplus a eu des conséquences pour les personnels en charge de gérer la logistique.
Pour que la revalorisation des personnels atteigne son objectif, il faudra donc également veiller à mieux reconnaître les agents, et à les consulter plus systématiquement. C’est d’autant plus important que les personnels hospitaliers soutiennent généralement davantage les changements qu’ils co-construisent : leur capacité d’improvisation en plein Covid-19 l’a amplement démontré.
Repenser les partenariats publics privés
La Cour des comptes a invité à un encadrement plus strict des partenariats publics privés (PPP) dans le domaine hospitalier. Les PPP sont encouragés par l’État et ont connu un franc succès. Le plus grand hôpital de France (le Centre hospitalier sud-francilien) a ainsi été réalisé dans le cadre d’un PPP confié à Eiffage. L’investissement se chiffre à 305 millions d’euros et l’établissement public qui gère l’hôpital s’est engagé à régler un loyer de 40 millions d’euros par an pendant 30 ans.
Lorsque l’on sous-traite certaines missions de service public, on en perd le contrôle au moins partiellement : le nombre d’intermédiaires est alors multiplié et seuls les agents publics ont réellement des obligations de service pouvant les amener à être réquisitionnés. Or, en parallèle des conditions de leur efficacité, les PPP posent la question de la maîtrise des activités publiques stratégiques telles que le soin : quel niveau de risque peut-on accepter sur cette activité vitale ? Les erreurs de certains acteurs privés font que les deniers publics devenus si rares sont « dépensés de manière inefficiente et inefficace ».
Il est attendu des structures publiques qu’elles assurent un service sans être soumises aux aléas économiques ou sanitaires : c’est de là que provient la sécurité de l’emploi du fonctionnaire. On voit mal comment le maintien de cette garantie pourrait être possible si l’hôpital dépend trop fortement des acteurs privés : les entreprises n’ont ni la vocation ni les compétences pour assurer l’intérêt général.
Par exemple, des entreprises privées sont désormais parfois incluses dans les processus de nettoyage des chambres. Or si on a pu observer des agents publics finaliser le nettoyage parfois approximatif (signalé par les patients) de certains sous-traitants privés, on imagine mal le phénomène inverse se produire (des prestataires privés outrepasser les limites de leur contrat pour pallier les lacunes des agents publics).
Pour ne pas conclure
Sans une réflexion approfondie et des actes forts dans les quatre directions citées ici, il va devenir encore plus compliqué pour les cadres hospitaliers d’obtenir l’engagement de leurs agents envers les transformations nécessaires en cours telles que le regroupement des établissements de santé. Plus largement, la question posée est la suivante : sommes-nous capables de mettre les moyens indispensables à l’ambition que nous avons pour notre hôpital ? Bien qu’il soit martelé que la France dépense beaucoup en matière de santé, elle occupe la 12áµ place mondiale lorsqu’on rapporte ses dépenses au nombre d’habitants.
Laurent GIRAUD, Chercheur associé à la Chaire "ESSEC du Changement", Maître de conférences à Toulouse School of Management et Formateur pour l’Association Nationale de Formation permanente du personnel Hospitalier (ANFH), ESSEC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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