«On peut démarrer un parcours de recherche la quarantaine passée». C'est Benjamin Villeneuve, 46 ans, qui le dit, à l'adresse de tous ceux qui hésiteraient parmi les infirmiers. «C'est souvent après un parcours d'expériences assez riche qu'on peut en venir à la recherche en France où il n'y a pas de parcours universitaire de 3e cycle (de Doctorat) identifié en sciences infirmières», précise encore le soignant qui a passé 13 ans comme infirmier en psychiatrie avant de prendre des fonctions de cadre de santé dans un hôpital. Devenu formateur pour les professionnels, il se lance parallèlement dans un cursus de recherche en histoire de la profession, malgré quelques freins à ne pas sous-estimer remarque-t-il. « A commencer par le milieu sanitaire, qui affiche parfois un certain mépris pour la recherche, et encore plus pour la recherche en soins infirmiers».
C'est le sentiment de frustration qui a été mon principal moteur
«Pour être honnête, c'est le sentiment de frustration qui a été mon principal moteur , confie Benjamin Villeneuve. J'avais une réflexion sur la reconnaissance ou plutôt la non-reconnaissance de nos fonctions en tant qu'infirmier psychiatrique. J'ai eu, à un moment, l'illusion qu'en devenant cadre de santé, je pourrai faire bouger les lignes. J'imaginais porter haut ce rôle et cette fonction de cadre de santé, mais je suis tombé de haut : elle s'est rapidement diluée dans des tâches administratives et je ne m'y suis plus retrouvé», regrette-t-il. Fort d'un parcours d'expériences de terrain dans le champ de la psychiatrie adulte, il se lance alors, en 2018, dans un Master 2 en Sciences de l'éducation - Recherche. «Je savais qu'il y avait à la fois de la pédagogie, une partie management et surtout une dimension de recherche vers laquelle je voulais me diriger ».
Souvent les infirmiers pensent qu'ils n'ont pas la valeur suffisante pour s'engager dans cette voie. Ils n'osent pas.
«Une méthodologie de chercheur»
J'ai donc acquis une méthodologie de chercheur (qualitative et quantitative), des connaissances fondamentales dans la recherche en soins, et tout cela s'est concrétisé par la validation d'un mémoire sur les connaissances et savoir-faire des IDE en psychiatrie. Les infirmiers ne le savent pas toujours, mais on peut aussi faire des validations d'expériences qui donnent accès à l'entrée en Master 2. Souvent, les infirmiers pensent qu'ils n'ont pas la valeur suffisante pour s'engager dans cette voie. Ils n'osent pas».
Dans sa promotion, explique Benjamin Villeneuve, très peu d'étudiants sont réellement parvenus à valoriser leur travail de recherche, notamment à cause de leur timidité, d'un sentiment ancré d'illégitimité. Lui, à l'inverse, publie ses résultats, poussé par ceux qui deviendront en quelque sorte ses «mentors» durant son parcours universitaire, et cette publication lui ouvre des portes. Benjamin Villeneuve revient sur «ces rencontres déterminantes» : alors qu'il est formateur permanent au Grieps en 2019*, il est sous la responsabilité de Jean-Marie Revillot (docteur en sciences de l'éducation) qui l'amène à communiquer dans différents congrès scientifiques. «C'est lui qui me donne l'élan», résume Benjamin Villeneuve. Il énumère ainsi d'autres noms qui ont compté**, comme celui d'Aude Fauvel (historienne de la santé) et de Marie-Claude Thifault, deux chercheuses et historiennes de la santé qui deviendront ses directrices de thèse.
«J'ai été accueilli à l'Université d'Ottawa pour ma thèse en histoire infirmière. Quand vous voulez faire un 3e cycle en sciences infirmières en France, c'est très difficile. J'ai donc choisi de m'expatrier. On a un siècle de retard sur les USA et un demi-siècle de retard sur le Canada».
Conditions idéales
Le Canada lui offre des conditions idéales pour étudier : «une bourse de plus de 50 000 dollars annuels» qui couvre ses frais de scolarité. «Lorsque vous êtes étudiant français, vous avez accès automatiquement à la moitié de cette bourse puis il faut constituer un dossier d'admission (et avoir obtenu plus de 16 de moyenne à son Master 2) pour obtenir la seconde part de cette bourse», précise-t-il. Grâce à la possibilité du travail à distance, depuis le Covid, il peut aussi réaliser sa première année depuis la France : «Ce qui m'a permis de continuer mon activité de formateur et de porter d'autres projets en parallèle. La première année de doctorat, j'ai tout de même passé une douzaine d'examens écrits et plusieurs oraux, le niveau d’exigence est élevé mais les cours délivrés sont simplement, exceptionnels. Les professeurs universitaires de l’école infirmière malgré des parcours d’excellence, restent parfaitement accessibles et assurent une pédagogie constructiviste qui donne un capital confiance élevé aux étudiants. »
L'intérêt de ce Master était notamment de pouvoir continuer à travailler tout en suivant cet enseignement. «Il s'agit d'un Master pro de recherche qui m'a apporté de solides connaissances en management, en recherche, en pédagogie, mais aussi la confiance nécessaire pour prendre cette décision majeure pour moi : celle de quitter mon établissement, de quitter ma fonction de cadre de santé, pour devenir formateur. C'était dur à différents niveaux : d'abord sur le plan de la sécurité (notamment économique). Je suis originaire d'une région rurale et quitter son poste, c'est prendre un risque. C'est aussi quitter ses équipes, ses collègues... et enfin abandonner le terrain». Avec le recul, le chercheur dénonce malgré tout «une forme d'anti-intellectualisme de la profession et constate une fracture profonde entre terrain et théorie. Il y a une forme de méfiance vis à vis de la science».
La chance doit parfois être provoquée pour avoir un réseau, faire des rencontres... et aussi trouver un objet de recherche pour lequel s'engager. Il faut savoir être tenace pour mener à bien un parcours doctoral.
Culture scientifique et empowerment infirmier
Pour Benjamin Villeneuve, ses pairs doivent imposer un empowerment infirmier. A savoir la capacité d'action de cette communauté. «C'est ainsi que dans les années 1980, les infirmiers en psychiatrie ont posé les premières pierres de la recherche. Aujourd'hui, on est rattrapé par la contingence, par les contraintes économiques et l'absence de lieu pour penser aussi bien sur la clinique que sur la recherche épistémologique», regrette l'infirmier-chercheur.
Comment, alors, imposer la recherche ? La culture scientifique doit déjà émerger «dès la première année en IFSI», souligne Benjamin Villeneuve. «Par ailleurs, la filière académique en France est encore trop fragile, trop meuble. Il n'y a que peu d'accès aux Master 2 en sciences infirmières et quasiment pas de doctorat. Ça existe théoriquement depuis 2019 mais ça n'existe pas sur le terrain» (les sciences infirmières sont encore hébergées dans les facultés de médecine...) Benjamin Villeneuve en a fait l'expérience, lui qui s'est tourné vers l'étranger. C'est d'ailleurs son conseil : partir à l'étranger, dans un premier temps. «Aujourd'hui on est 30 doctorants en sciences infirmières à travers le monde» selon l'Association de Recherche en Soins Infirmiers (Arsi) «mais c'est heureusement exponentiel».
Le chercheur voit d'autres leviers possibles : «Il faut se mobiliser, se rassembler. Et il faut aussi porter des initiatives». Des exemples? Celui de Benoit Chalançon, un infirmier de recherche clinique, étudiant en master santé publique qui a monté un comité pour apprendre à lire des articles scientifiques, ou bien sur celle du collectif ADRpsy qui a créé une association pour promouvoir la recherche en soins psychiatriques. Quant aux infirmiers qui travaillent dans les CHU : «Il existe pour eux les PHRIP, des Programmes hospitaliers infirmiers de recherche paramédical, des programmes portés par des infirmiers, avec des subventions conséquentes mais qui, attention, doivent rester la propriété intellectuelle du chercheur principal et non des médecins qui gravitent autour ».
En tant qu'infirmier, on n'ose pas assez fissurer ou briser les plafonds de verre
Benjamin Villeneuve l'assume parfaitement : pour lui, la recherche ne peut plus se passer de la recherche infirmière, «notamment au regard de l'interprofessionnalité sur le terrain. En psychiatrie, on ne travaille plus du tout tout seul. On ne peut donc pas écarter un pan important de la recherche. Les infirmiers sont aujourd'hui les acteurs de première ligne, sur le terrain, et on doit leur accorder cette juste place». Ou plutôt : ils doivent la prendre.
**Benjamin Villeneuve évoque aussi le nom de Jean-paul Lanquetin ou de Dominique Friard, ISP, chercheurs et auteurs.
SANTÉ PUBLIQUE
Préserver le cœur des femmes : le rôle des infirmiers en prévention
ÉCOLE
Education à la santé sexuelle : les infirmières scolaires sous haute pression
HOSPITALISATION
L’infirmier "bed manager" au cœur de la gestion des lits
IDEL
Vidéo - "Avec un enfant, il faut savoir être enveloppant"