Pour la majorité des gens, l’infection par le coronavirus n’aura pas de conséquence majeure. Mais pour une petite fraction des personnes contaminées, ce sera une question de vie ou de mort. Si les chiffres de l’épidémie continuent d’augmenter, le petit pourcentage de malades qui auront un besoin vital d’assistance médicale pourrait bien saturer les services de réanimation des hôpitaux français. Que faire alors ?
Cette question, on se la pose déjà en Lombardie, où la problématique du triage de catastrophe s’est imposée dans le débat public italien avec la diffusion par la Société italienne d’anesthésie, analgésie, réanimation et soins intensifs d’un document comportant des « recommandations d’éthique clinique pour l’admission ou le refus d’admission en soins intensifs dans les conditions exceptionnelles d’un déséquilibre entre les besoins et les ressources disponibles », et la publication de témoignages de médecins partageant les dilemmes où les plonge, au chevet des patients, la situation de crise. Ce qui relevait d’un scénario de film-catastrophe est, de l’autre côté des Alpes, discuté par les médias comme une hypothèse éthique dont le débat public doit s’emparer en toute responsabilité. Mais de quoi parle-t-on ?
Refuser la tentation d’un usage compassionnel des ressources ?
Le "triage", tout le monde en connaît la forme ordinaire, celle de la priorisation de liste d’attente à l’accueil des urgences hospitalières : en temps normal, les cas les plus graves ont priorité, les autres peuvent attendre. Ce qui est rationné, c’est le temps, la rapidité de prise en charge, mais chaque victime, qu’elle soit jeune ou dans la force de l’âge, soutien de famille ou célibataire, chef d’entreprise ou SDF, reçoit les ressources médicales les plus adaptées à ses besoins, à égalité de valeur des vies.
Mais si les services sont débordés, et que la pénurie de matériel médical ou de personnel qualifié s’installe, la tentation d’un usage compassionnel des ressources disponibles doit alors être refusée : quand il n’y en a pas pour tout le monde, il faut garder en tête qu’on sert d’abord l’intérêt collectif, et chercher à sauver le plus de vies possibles, plutôt que les victimes les plus gravement atteintes.
Le principe du « premier arrivé premier servi » ne vaut plus : s’il ne reste qu’un respirateur artificiel, l’attribuer au premier patient amené en état de détresse respiratoire, si ses chances d’en tirer profit sont faibles, signifierait une condamnation inéquitable pour tous ceux qui pourraient venir derrière avec une espérance de vie moins mauvaise. Sans parler bien sûr de tous les autres patients, non concernés par l’épidémie, mais que l’engorgement des hôpitaux mettrait plus en danger encore.
L’impératif utilitariste de maximisation du nombre de vies sauvées peut alors inverser les logiques de priorisation, en faisant rebasculer les cas « trop graves », ceux dont les chances de survie sont jugées faibles, dans la catégorie des morituri – ceux qui vont mourir, et qu’on renonce à tenter de sauver.
Sur quels critères se baser ?
En situation de pénurie, le triage d’urgence collective bascule donc dans une logique de catastrophe, où les enjeux de justice distributive passent sur le devant de la scène au détriment des seuls critères médicaux. Le document de la société d’anesthésie réanimation italienne insiste ainsi, pour accorder ou refuser l’accès en réanimation, sur deux critères, l’espérance de vie et l’âge des malades. Trop âgés, trop malades par ailleurs, on s’abstiendra de mettre sous assistance respiratoire, pour réserver les ressources médicales à ceux qui ont de meilleures chances d’en profiter.
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C’est cet abaissement du standard de soin en situation de crise, pour les personnes très fragiles ou âgées, que la situation italienne donne à voir au grand public, alors qu’en temps normal, les arbitrages difficiles nécessités par l’évaluation de l’opportunité thérapeutique et le fonctionnement à flux tendus de nombre de services, restent assumés par les médecins eux-mêmes, dans le huis clos médical, sans être l’objet d’une telle visibilité publique.
La diffusion dans les médias des recommandations de la société d’anesthésie réanimation italienne, conduit ainsi à s’interroger sur l’enjeu de justice distributive. Il est toujours difficile d’allouer des ressources rares, inférieures aux besoins ; mais comment distribuer des chances de survie ? Quels seraient les critères pertinents, dès lors que les critères médicaux habituels ne suffisent plus ?
Existe-t-il un âge où il est « normal » de mourir ?
L’âge peut paraître un critère raisonnable et consensuel. Mais c’est un critère culturellement et socialement marqué. Et quelle justification en veut-on donner ? Que l’on n’a pas le même « besoin de », ou le même « droit à » une longue vie à 20 ans qu’à 80 ? En réalité, nous sommes inégaux devant l’âge, nous l’habitons très différemment les uns des autres. Est-il possible, est-il souhaitable, de discuter collectivement d’un âge au-delà duquel il serait, sinon « normal » de mourir, du moins pas « scandaleusement anormal » d’être emporté ?
Si, à l’échelle d’une politique de santé publique, la logique utilitariste est parfaitement compréhensible, quand il s’agit des parents de cet homme ou de cette femme qui pourrait être vous et vous supplie d’essayer, ce n’est évidemment pas une décision facile à prendre. Quant aux patients que leurs facteurs de comorbidité rendraient inéligibles pour les soins de survie, comment leur demander de se résigner ? Ailleurs, dans une autre région, dans un autre moment, on aurait peut-être pu tenter quelque chose – comment trouver juste de voir ici, dans cet hôpital, les médecins renoncer à essayer ?
Qui plus est, même calculée par des algorithmes bâtis pour tenir compte de tous les scores pertinents au regard de la littérature et des bases de données existantes, l’évaluation du pronostic n’est pas une science exacte et maintenir des exceptions ouvertes pour essayer est une condition du progrès de la science médicale…
À partir de quand faut-il modifier les pratiques de triage ?
Les « worst-case scenarios » sont familiers des praticiens, en particulier des urgentistes, rompus à ces exercices d’anticipation par lesquels le système de santé se prépare régulièrement à la catastrophe en élaborant à l’avance, en amont des crises, des protocoles éthiques pour situations d’exception. Et ces protocoles sont indispensables pour couvrir les personnels médicaux en première ligne, leur épargner de prendre dans l’urgence sur leurs propres épaules de tels dilemmes.
Mais la question des seuils demeure : à quel « niveau de catastrophe » doit-on être tombé pour que les nouvelles pratiques de triage et les nouveaux standards de soin soient considérés comme moralement acceptables par la population ? La mise à disposition de protocoles éthiques pour situations de catastrophe, si bien pensés soient-ils, ont toujours comme défaut de refermer la fenêtre des miracles, de neutraliser les ressources créatives de l’urgence, d’accentuer la tentation, en situation, de décréter trop vite l’état d’exception éthique. Ils sont cependant indispensables : leur absence ferait courir, le moment venu, le risque d’une réaction improvisée injuste, ou celui d’un désastre partagé.
La résurgence des traumatismes complique le débat démocratique
Quand on ne peut pas sauver tout le monde, décider à qui accorder une chance et à qui la dénier est un arbitrage effrayant, socialement coûteux et risqué. Sa brusque visibilité dans le contexte de crise épidémique emporte avec elle le poids de traumatismes nationaux, de résonances plus anciennes dans l’imaginaire collectif.
Ici ou là, dans les articles italiens autour du document diffusé par la société italienne d’anesthésie réanimation, on voit ainsi surgir des analogies étranges, des métaphores problématiques : un tel parle de « liste de Schindler » pour désigner les guidelines d’éthique clinique, tel autre de diviser la population en « naufragés et rescapés », « i sommersi e i salvati », soit le titre d’un livre célèbre de Primo Levi qui renvoie, lui, à la sélection dans les camps nazis !
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Bien sûr, comparaison n’est pas raison, métaphore ou allusion encore moins. Mais que l’imaginaire de la sélection dans les camps ou des listes d’exfiltrés en situation de génocide se propose comme réflexe mental pour évoquer les angoisses liées au triage de catastrophe, quand il sort du huis clos médical pour s’imposer au regard du public, doit nous interroger sur la prudence et la difficulté à porter ces sujets dans le débat démocratique, avant la crise et après elle.
La situation de l’Italie du Nord n’est pas la nôtre, et le défi qui nous attend ne sera pas nécessairement le même. Mais l’expérience traversée par nos voisins doit cependant nous faire réfléchir aux significations et aux enjeux démocratiques d’une telle mise en abîme de la collectivité nationale. Quelle est la capacité de la société française, au regard des graves déchirures accumulées ces derniers temps, à accepter les règles éthiques d’un exercice dégradé ? À trouver la cohésion suffisante pour assumer un nouveau partage des risques et des chances ?
Si effrayant qu’il puisse nous paraître, observé depuis le rivage encore relativement préservé où nous nous tenons, le triage de catastrophe reste une forme de justice distributive collectivement négociée, préférable au règne de l’arbitraire ou de l’émotion. À condition d’être perçu comme tel, et non comme un abus de pouvoir contre lequel se dresser.
Pour aller plus loin
- « Qui vivra qui mourra. Quand on ne peut pas sauver tout le monde », F. Leichter-Flack, Albin Michel;
- « La médecine du tri », sous la direction de Céline Lefève, Guillaume Lachenal et Vinh-Kim Nguyen, PUF ;
- « Pandémie grippale : l’ordre de mobilisation », ouvrage collectif dirigé par Emmanuel Hirsch, éd. du Cerf.
Frédérique Leichter-Flack, Maître de conférence HDR à l'Université Paris Nanterre, spécialiste d'éthique et littérature / membre du Comité d'Ethique du CNRS, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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