Avec le renforcement du droit des patients, acté notamment avec la loi Kouchner et l’exigence de traçabilité demandée aux établissements et professionnels de santé, le poids des tâches administratives liées aux soins se serait accru, alourdi par les impératifs consistant à réduire les durées d’hospitalisations. Depuis plusieurs années, les professionnels de santé sont ainsi nombreux à se plaindre de cet accroissement du travail d’écriture, qui les tiendrait à l’écart de leurs patients et engendrerait une perte de sens. Pourtant, ce n’est pas tant la charge qui aurait augmenté que son intégration dans le travail soignant qui manquerait d’efficacité et de sens. C’est du moins ce qu’il est ressorti d’un séminaire organisé par l’École supérieure des sciences économiques et commerciales et l'École polytechnique sur le sujet*.
Un temps d’écriture qui n’a en réalité pas beaucoup évolué
70% du travail infirmier relèverait du travail administratif, observe Mathias Waelli, directeur exécutif formation Management en santé, MCF à l’Université de Genève, qui liste 4 sortes de tâches administratives : travail de coordination, gestion des lits, transfert des soins et création de connaissances pratiques. Celles-ci seraient invisibilisées par les infirmiers dans la description de leurs activités comme ne relevant pas du soin et considérées comme un réel fardeau. « En réalité, en 20 ans, le temps passé auprès des malades n’a pas changé », estime-t-il pourtant, jugeant que tout serait donc une question de perception.
Chronométrage et ressenti du travail administratif
Afin d’identifier les facteurs qui influencent ce ressenti, un programme de recherche baptisé Quarts (pour Qualité et reporting du travail de soins) a été lancé sur deux unités, l'une de réanimation et l'autre de gériatrie longue durée. Avec pour objectif de comparer les perceptions au travail réel effectué. Chacune des activités associées à du travail administratif a été chronométrée sur 3 jours. L’étude démontre que, en réanimation, « le travail administratif est un travail très intégré », constate Mathias Waelli. « La traçabilité, par exemple, est perçue comme du travail administratif mais jugée utile. Elle permet de dire que le soignant a bien fait son travail. » À noter que le travail d’écriture s’effectue au lit du patient, pendant l’acte de soin et permet de l’objectiver. En revanche, au sein du service de gériatrie, cette activité se retrouve complètement déconnectée du soin, avec l’impression chez les professionnels « de ne faire que de la paperasse ». « Les résultats montrent que, selon le contexte de l’activité, le mode d’organisation du travail, ces activités peuvent être intégrées et considérées comme du soin », relève-t-il. La question de la perception de ces tâches administratives serait donc liée à l’organisation de travail.
Tracer, c’est soigner.
L'administratif comme partie intégrante du soin
Un constat partagé par Najat Benarab, infirmière et directrice des soins à l'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris. « Le travail administratif n’a jamais été une contrainte [quand j’étais infirmière] », réagit-elle. « Je faisais ma tournée, puis j’avais un temps dédié pour réaliser mon travail d’écriture, mes transmissions. » Au contraire, cette tâche administrative est perçue comme un moyen de démontrer la « qualité de [son] travail » à sa hiérarchie qui, à la différence du patient, n'est pas témoin des soins effectués. S’y ajoute une autre dimension : le respect de la traçabilité, indispensable dans la prise en soin. « Je vois une valeur ajoutée [aux travaux d’écriture]. J’ai été soignante, et tracer, c’est soigner », martèle-t-elle. Et de noter que ces activités ont besoin d’être plus visibles dans la pratique soignante. Elle milite ainsi pour l’intégration dès la formation initiale de l’idée que le travail administratif relève, lui aussi, du soin afin que les professionnels puissent s’en emparer plus efficacement une fois en poste. L’autre solution consisterait à impliquer les équipes soignantes dans la création de ces outils, afin qu’ils s’adaptent réellement aux besoins des professionnels de santé et qu’ils demeurent intuitifs.
Le discours est le même chez les médecins. « Qu’est-ce que le fardeau administratif pour un médecin ? C’est la traçabilité de l’activité médicale, c’est du codage d’activité », définit Marc Beaussier, anesthésiste-réanimateur et président de la Commission médicale d’établissement (CME) de l’Institut Mutualiste Montsouris. « Mais c’est aussi du lien avec le patient. C’est une charge importante quand il faut réaliser 50 comptes-rendus d’hospitalisation opératoire, et pourtant il n'y a rien de plus médical et du plus important dans la continuité des soins. »
Un rapport au numérique encore compliqué
En réalité, c’est le passage au numérique, associé à une déshumanisation du soin, qui serait essentiellement à l’origine de ce ressenti, notamment en raison du manque d’outils adaptés et d’accompagnement à leur utilisation. « L’outil informatique nécessite un accompagnement particulier », remarque Najab Bennarab. « Or, on ne consacre pas suffisamment de temps à cet accompagnement, qui permet pourtant de comprendre la valeur, le sens, de ce travail d’écriture et qui, à ce titre, est complètement intégré dans le travail du soignant. » Il est vrai, note Marc Beaussier, qu’il existe une pluralité d’outils dont l’interopérabilité ou l’interconnexion font défaut. « Rien que dans mon établissement, nous avons 144 logiciels », pointe-t-il. « Ils rendent service, […] mais quand la prise de rendez-vous n’est pas interfacée avec la gestion des lits, par exemple, on peut comprendre qu’ils provoquent de l’agacement chez les personnels ». D’où la nécessité de « travailler sur les outils numériques pour en faire quelque chose d’efficace », insiste-t-il. Autre impératif : changer les mentalités afin de se détacher de l’équation "numérique = déshumanisation", notamment en tentant de comprendre les résistances exprimées face à certaines innovations technologiques.
Plusieurs pistes pour mieux intégrer ces tâches au quotidien
Face à cette perte de sens du travail administratif et afin de gagner du temps de soin, la tendance consiste à déléguer ces activités à d’autres professionnels, comme les infirmiers de coordination. En ville, ce sont ainsi les assistants médicaux qui s’en chargent, « avec un bilan très positif », souligne Marc Beaussier. D’un côté, les assistants sont satisfaits de travailler en plus grande collaboration avec les médecins ; de l’autre, les généralistes retrouvent du temps médical et voient diminuer leur charge mentale. À l’hôpital, en revanche, ce type de poste n’existe pas. A l’Institut Montsouris, « nous avons développé des assistants de parcours, qui sont souvent des aides-soignants. C’est valorisant pour eux, et les infirmiers et médecins en sont satisfaits », donne-t-il en exemple. Les infirmiers en pratique avancée (IPA) représentent également selon lui une piste pour prendre en charge ce type d’activité.
Mathias Waelli, lui, n’envisage pas la création de nouveaux métiers dédiés à ce type de tâches comme la solution la plus pertinente. « Plutôt que de créer de nouveaux métiers, ne serait-il pas plus simple de repenser le mandat des professions déjà existantes, en intégrant des cours de management adaptés à tous les professionnels, à tous les niveaux et ce dès le départ ? », interroge-t-il. Il défend également une refonte de l’organisation de travail, afin de mieux intégrer le travail administratif dans la pratique soignante et transformer ainsi la perception que les professionnels en ont. « Il faut se réapproprier ce travail et ne pas s’interdire de déléguer un certain nombre de tâches » dans la prise en charge des patients. « Chacun des soignants devrait en prendre une partie en charge ; cela permettrait à tous de trouver plus d’intérêt dans leur métier », conclut-il.
*Organisé en octobre 2022, il était le premier séminaire d’une série de 4 rencontres autour de la démocratisation du travail dans la santé et de l’organisation du travail collectif sur le terrain.
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