De l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle, la variole détruit, mutile ou défigure plus du quart du genre humain.
(1) Des malades perdent même la vue, et des familles entières sont décimées. La cour de France n’est pas épargnée : Louis XV est emporté par la maladie en 1774. Aucun remède n’existe pour éradiquer cette effroyable maladie, jusqu’à ce que la vaccination apparaisse.
Au Vè siècle avant JC déjà, Thucydide l’Athénien reconnaît la faculté de l’organisme à résister à certains agents pathogènes ; Marius, évêque d’Avranches, décrit la variole 100 ans plus tard (2) ; Aaron d’Alexandrie ébauche une description de la maladie (VIIe s.) que complètera Rhazès (IXe s.) ; Avicenne affirme sa propagation par contagion (Xe s.), mais aucun praticien ne parvient à mettre au point un remède pour combattre ce fléau. Il faudra encore attendre plusieurs siècles pour voir émerger les bénéfices de la vaccination, qui éradiquera cette maladie.
"Un mal pour un bien"
Cette redoutable affection sera bientôt combattue par l’inoculation de pus variolique, un mal pour un bien
. Depuis des temps immémoriaux, les prémices de la vaccine sont utilisées en Chine, Perse, Inde et Turquie à la suite des expériences du premier toxicologue connu de l’histoire, Mithridate VI. Ce souverain du nord de la Cappadoce avait supposé que l’homme pouvait se protéger des poisons en absorbant régulièrement lesdits poisons en petites quantités. Le procédé utilisé était des plus simples : on prélève des traces du contenu des pustules varioliques d’une personne atteinte par la vaccine afin de l’inoculer à des personnes saines. Ainsi, ces sujets sont mis en contact direct avec la maladie atténuée. Cette méthode n’est pas dénuée de risque incitatif d’une variole virulente éminente.
Alors que cette technique est déjà pratiquée en Géorgie, Circassie, Espagne, Danemark (1673) ou au duché de Clèves (1712), lady Mary Wortley Montagu, épouse de l’ambassadeur d’Angleterre à Constantinople (Turquie), l’importe sur sa terre natale (1721). Malgré les détracteurs, de nombreux Européens s’immunisent contre la variole. À Londres, le succès est tel qu’en France la variolisation inquiète un public réticent. Grâce à la bataille menée par le docteur Théodore Tronchin (3), notre pays s’y rallie enfin. Après l’impulsion donnée par Louis XVI, la famille royale et la cour de Versailles, Fourcroy et Pelletier imposent à tous les boursiers du Prytanée de se soumettre à cette nouvelle pratique. Bientôt, la découverte d’Edward Jenner supplantera l’inoculation du pus variolique (1796).
À la recherche du principe essentiel de la vaccination
Edward Jenner grandit au cœur de la campagne anglaise. Après des études à Londres, il s’installe dans sa ville natale, Berkeley, comme médecin de campagne. Sillonnant la région à cheval, il parcourt d’importantes distances d’un village à l’autre, par n’importe quel temps, pour soigner sa patientèle.
Une question hante son esprit vif et curieux : comment combattre la variole ? La remarque fortuite d’une laitière, reflet d’une croyance traditionnelle du Gloucestershire - Cette maladie ne m’atteindra jamais car j’ai eu la vaccine.
- lui revient perpétuellement à l’esprit (4). Edward Jenner confie ses interrogations à son ami John Hunter. Pour réponse, il reçoit ce conseil légendaire : Ne pensez pas, expérimentez ; soyez patient, soyez précis !
Ses premières observations (1775) portent sur le cow pox (vaccine, en français) au cours des épizooties survenues dans les troupeaux du comté. Il dresse la liste précise des caractères de la maladie, mais surtout l’isole de toute autre éruption siégeant sur le pis des vaches.
Empreint de scrupules scientifiques, Edward Jenner désire approfondir ses travaux avant de les rendre publics. Pendant de longues années, seul, il poursuit patiemment son minutieux labeur. Entre-temps, il tente d’expliquer l’origine de la vérole des vaches. Serait-elle la manifestation animale atténuée de la variole humaine ? Faute de preuves, il refuse de se hasarder à formuler cette hypothèse. Aidé de son neveu Henry Jenner, chirurgien, il élargit son champ d’expérimentation aux villages environnants (1788). Il observe que les fermiers atteints préalablement par la vaccine, une maladie du pis des vaches, ne contractent pas la variole en période d’épidémie. Il établit ainsi que les virus de la vaccine, transmissible d’homme à homme, et du cow pox, après leur passage chez l’homme, possèdent les mêmes vertus protectrices, mais que le second inoculé à un stade précis de son évolution, est moins dangereux que le premier.
D’une recette de bonne femme
à l’expérimentation
Le cow pox s’étant déclaré près de Berkeley, Edward Jenner examine le 14 mars 1796 une jeune servante, Sarah Nelmes. Suite à une légère égratignure faite en soignant une vache, elle développe une pustule. Il la reconnait porteuse de la vaccine. James Phipps, 8 ans, encore épargné par la variole, est inoculé au bras par deux incisions superficielles de la substance prélevée sur la pustule de la vachère.
Le médecin surveille attentivement l’évolution de l’infection locale provoquée. Dans les premiers temps, la réaction reste insignifiante. Les jours suivants, la peau rougit puis se tuméfie pour laisser apparaître une pustule. Le 7e jour, l’enfant se plaint de violentes douleurs à l’aisselle. Le 9e jour, il présente frissons, maux de tête et sommeil agité. Le 10e jour, les symptômes s’apaisent, l’abcès se dessèche, la guérison se rapproche. Six semaines plus tard, la variole est inoculée au garçonnet. Il ne présentera aucune réaction, la vaccine l’avait complètement immunisé.
En juin 1798, Edward Jenner publie à ses frais son Enquête sur les causes et effets de la variola vaccine
, maladie découverte dans certains comtés occidentaux d’Angleterre, notamment dans le Gloucestershire, et connue sous le nom de cow pox, brochure de soixante pages. La Société royale, n’adhérant pas à ses conclusions, avait refusé de la publier.
Sa seule récompense est le scandale : aux objections loyales des savants répondent les hauts cris des philosophes scandalisés par un procédé empruntant à la vache pour donner à l’homme. Outre pamphlets, satires, caricatures, des maniaques l’importunent : une vieille dame soutient que, depuis que sa fille avait été vaccinée, celle-ci toussait comme une vache et que des poils lui avaient poussé sur tout le corps
.
D’autres heureusement contribuent à étendre le fruit de sa découverte : le philanthrope La Rochefoucault-Liancourt crée avec Thouret, doyen de la faculté de médecine, le Comité central de vaccination ; Frochot, préfet de Paris, ouvre un hospice spécialisé dans la vaccine (1801).
Edward Jenner publie de nouvelles observations (1799-1800), citant de nombreux cas de vaccination réussis, démontrant que les quelques échecs enregistrés sont dus à une technique incorrecte.
Alors que la pratique de la vaccination se répand en Europe, aux Indes et en Extrême-Orient, diminuant régulièrement la fréquence de la maladie, Pearson fonde sous le patronage du duc d’York, un institut pour l’inoculation de la vaccine à Londres et s’en réserve la direction (1799). Edward Jenner refuse le maigre titre de « médecin correspondant extraordinaire » qu’il lui propose. Il tente la création d’un établissement rival, sans succès, malgré une entrevue royale. Cependant, il bénéficie d’un don de dix mille livres (1802) puis de vingt mille livres (1807) de la part du royaume en récompense de ses précieux travaux.
En 1815, profondément affecté par la mort de son épouse, il se retire à Berkeley. Il consacre dès lors une matinée par semaine à inoculer les pauvres contre la variole dans une petite chaumière au fond de son jardin.
Longue vie à la vaccination jennérienne
Les premiers pays à rendre obligatoire la vaccination contre la variole sont la Norvège (1810), la Suède (1815), l’Angleterre (1867), le Danemark (1871), l’Allemagne (1874) puis la Serbie (1879). En France, le décret du 16 mars 1809 réglemente la vaccination pratiquée exclusivement par transmission d’homme à homme. En 1864, Ernest Chambon la remplace par la culture du vaccin animal afin d’éviter tout accident (syphilis vaccinale, par exemple).
Malgré la rapide diffusion de la vaccination animale, quelques échecs subsistent, la protection diminuant avec les années. En 1902, la loi prévoit que chaque individu doit être vacciné au cours de sa première année, et être obligatoirement soumis à des rappels à 11 et 21 ans.
Aujourd’hui, en raison de la nette diminution des cas de variole, nul n’est plus contraint à se soumettre à la vaccination antivariolique en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis (1971), aux Pays-Bas (1975), en Suède et au Danemark (1976), en Italie (1977) et en France (1984).
Grâce à la vaccination, la variole est complètement jugulée dans la première moitié du XXe siècle en Europe et en Amérique du Nord, alors qu’elle sévit de façon endémique en Asie, en Inde et au Pakistan. Par une campagne systématique de vaccination menée par l’Organisation mondiale de la santé, le dernier cas mondial de variole a été enregistré en Somalie en 1977.
En transformant une recette de bonne femme
en un fait scientifique, Edward Jenner signe le premier triomphe de la médecine préventive par la vaccination.
Isabelle Levy, conférencière - consultante spécialisée en cultures et croyances face à la santé, elle est l’auteur de nombreux ouvrages autour de cette thématique. @LEVYIsabelle2
Notes
- Charles Marie de la Condamine.
- Il rebaptise ainsi la petite vérole.
- 1709-1781.
- En 1781, le pasteur Rabaut-Pommier de Montpellier fait part à Pew, médecin anglais, de l’efficacité et de l’innocuité de la vaccine. Certains prétendent qu’Edward Jenner aurait élaboré son procédé à partir de cette révélation.
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