« Il faut savoir qu'une infirmière, elle tient sept ans sur les statistiques. Sept ans. J'ai tenu quarante ans. Il valait mieux que la carapace, elle soit dure ! » Des patients et des évolutions dans le système de santé, Sylvie Hofmann en a vu passer en 40 ans d’hôpital. Mais après tout ce temps passé à exercer un métier où la charge mentale se conjugue à la charge physique, le corps ne suit plus. Dans son nouveau documentaire, passé par le festival d’Angoulême en août 2023 puis par le Festival des Arcs en décembre dernier, Sébastien Lifshitz (Adolescentes, récompensé par 3 Césars en 2021, Petite Fille sur le quotidien d’une enfant transgenre) s’attache aux pas de cette cadre infirmière dans un service d’oncologie de l’Hôpital Nord de Marseille, alors que la pandémie de Covid-19 a laissé des équipes entières exsangues par manque de soignants. Et en même temps qu’elle continue de se battre pour assurer le fonctionnement de son service, Sylvie Hofmann est confrontée à l’usure de toute une vie au service des autres – les patients comme sa famille. Alors c’est décidé : ce sera la retraite, avec son lot de questionnements sur le sens de son travail et de ce qu'elle laisse à ceux qui vont suivre.
Une dernière ligne droite en forme de marathon
Surmenage, stress, AVC ? C’est d’abord sur cette première question que s’ouvre le film de Sébastien Lifshitz. Sylvie Hofmann, en consultation médicale, est soucieuse : elle a perdu une partie de son ouïe. Cette manifestation d’un corps épuisé n’est que la première d’une série d’événements qui vont venir chahuter la dernière ligne droite de l’infirmière dans cet hôpital de Marseille qu’elle n’a jamais quitté en 40 ans. Récidive du cancer de sa mère, soucis cardiaques de son compagnon, risques pour sa propre santé : les aléas de sa vie personnelle viennent se heurter aux exigences, toujours plus fortes, de son métier.
L’existence de Sylvie Hofmann est une course permanente. Course dans les couloirs de l’hôpital, course pour trouver du monde quand il en manque partout. Car son service d’oncologie, lui aussi frappé par des problématiques de personnel que la crise Covid-19 n’a fait qu’aggraver, ne tient que grâce à l’énergie et le dévouement de ses équipes. Or, alors qu’elle dresse un bilan de ses années d’exercice, l’infirmière observe avec une tendresse mêlée d’inquiétude ses jeunes collègues qui vont devoir prendre la relève. Quand elle a passé tant d’années à se consacrer à ce métier hérité de sa mère, immigrée italienne devenue infirmière à force de volonté, les nouvelles générations, elles, se refusent à en faire un sacerdoce. Pourtant, elle l’aime ce métier, qu’elle a chevillé au corps et au cœur, qui a redéfini son rapport aux autres et à la mort. « Je crois que pendant 40 ans, mon cerveau n’a jamais été au repos. Je crois que c’est cela qui va être le plus dur : vivre », témoigne-t-elle ainsi.
Un portrait de femme qui invite à une réflexion collective
Pour raconter le quotidien de l’infirmière, Sébastien Lifshitz a choisi l’épure. Pas de voix off, juste une caméra qui la suit, se glisse sans voyeurisme dans son intimité, s’installe au sein de son service d’oncologie pour en ausculter, toujours à la juste distance, le fonctionnement et les difficultés, saisissant l’instant dans ce qu’il a de plus authentique, de ses rapports émouvants avec ces jeunes infirmières pleines de verve à ses échanges, savoureux avec le professeur Astoul, son chef de service. Car à travers la focale individuelle portée par Sylvie Hofmann, c’est aussi à une réflexion collective sur les mutations et l’état du système de santé que convie le réalisateur. Ici les problématiques, connues de l'hôpital, trouvent une nouvelle illustration concrète, entre heures supplémentaires, rémunérations insuffisantes et question de la pénibilité à l'heure de la réforme des retraites.
En découle un joli portrait d’une femme sans filtre, qui n’hésite pas à confier ses doutes et ses peurs. Jamais désespéré, comme son personnage, le documentaire s’autorise aussi ses moments de respiration, telles ces escapades que l’infirmière s’offre toutes les deux semaines dans les Alpes, où elle rejoint son compagnon. Le rythme infernal de l’hôpital se substitue alors à une forme de quiétude brumeuse où les projets de l’après, lentement, s’érigent. Ou bien ce moment de libération finale, véritable feu d’artifice d’espièglerie partagé par l’infirmière et ses collègues qui transforment les couloirs de l’hôpital en champs de bataille et les produits du soin (gel hydro-alcoolique, bétadine…) en autant occasions de marquer des points.
Madame Hofmann, un documentaire de Sébastien Lifshitz, distribué par Ad Vitam, en salle le 10 avril