CINEMA

De Humanis Corporis Fabrica, un voyage bousculant et inédit dans l’intimité des corps et de l’hôpital

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Publié le 11/01/2023

Dans De Humanis Corporis Fabrica, errance poétique sur des images de chair et de sang, la caméra des réalisateurs anthropologues Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor nous embarque dans une exploration bouleversante et inédite du corps humain et des arcanes de l’hôpital.

De Humanis Corporis Fabrica, un film de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor.

Attention, les images de ce film peuvent heurter les sensibilités. Fascinant ou rebutant, De Humanis Corporis Fabrica* pose un regard poétique mais sans fard sur cette « fabrique des corps » que peut être l’hôpital. Mélange de vues de l’intérieur des organes lors d’interventions en neurochirurgie ou urologie et de séquences sans filtre en salles d’opérations, dans les chambres des patients, les sous-sols et les couloirs, ce documentaire hors normes transpose la médecine moderne au cinéma, tout en mettant en exergue la fragilité du vivant. Présenté lors de la Quinzaine des réalisateurs de Cannes 2022, De Humanis Corporis Fabrica nous entraîne dans un voyage sensoriel où le corps, physique mais aussi hospitalier, se dévoile dans son intimité la plus complète.

La mécanique du corps humain

Le son d’un cœur qui bat se révèle celui d’un nourrisson dont on assistera à la naissance par césarienne. Des falaises au ton ocre se transforment en sein après mastectomie, dont les cellules cancéreuses, par la magie de l’imagerie médicale, se muent en peinture abstraite aux couleurs chaudes. Jeu de mécano de l’extrême, ces vis que l’on insère au creux de vallées de muscles frémissants pour réaliser une arthrodèse, une intervention sur la colonne pour corriger une scoliose grave…Peut-être faut-il avoir le cœur bien accroché pour visionner De Humanis Corporis Fabrica, des cinéastes anthropologues Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor. Car pas de concession ici ; nous sommes loin d’Il était une fois… la Vie et de sa visée doucement pédagogique. Le film nous plonge littéralement dans la mécanique du corps humain, de ses fluides qui s’écoulent et de ses organes qui se contractent. Tout n’est que chairs que l’on écarte et maltraite, mains de chirurgiens qui s’agitent autour de plaies béantes, sang que l’on éponge et aspire. « Ça commence à devenir abstrait. Je suis un peu paumé », réagit en sourdine un chirurgien alors que deux pinces minuscules fouillent l’intérieur d'un corps à la recherche d'une prostate qui se dérobe. Et effectivement, il y a quelque chose d’un peu abstrait dans ces images médicales qui nous montrent la chirurgie en action, mais qui relèvent aussi de l’ordre du miraculeux devant son degré de technicité.

L'affiche de De Humanis Corporis Fabrica, en salle ce mercredi

Car aux images qui auscultent le corps de l’intérieur s’ajoutent celles tournées par les cinéastes, grâce à une caméra spécialement conçue qui vient observer au plus près les opérations en cours, les gestes précis, mille fois répétés, des médecins sans pour autant les perturber. Les unes se répondent aux autres dans un jeu de va-et-vient sans voix off – la finalité de certaines interventions n’est que rarement formulée – ni commentaires, si ce n’est ceux des professionnels de santé, parfois en décalage total avec l’acte chirurgical en train d’être réalisé. Et la caméra de rester constamment collée à son sujet, dans un parti pris radical qui expose la fragilité des corps.

L’hôpital, un autre corps qui palpite

De respiration, le film ne nous en donnera jamais vraiment. Car à la déambulation à l’intérieur du corps se superpose la déambulation au sein d’un autre organisme tout aussi labyrinthique : l’hôpital, de ses couloirs couverts de tags parcourus par les vigiles à la chambre mortuaire où, aux sons chaleureux de la radio, les équipes s’affèrent à rendre aux morts leur dignité et leur humanité. Pas de gros plans ici, où tout n’est qu’intimité avec les soignants et les patients, capturés au plus près, et où s’effacent les repères spatiaux et temporels. Dans cet autre corps qui bat au rythme des flux des personnels et des malades, apparaissent en lame de fond les problématiques qui gangrènent aujourd’hui l’hôpital, entre épuisement et manque de moyens. C’est ainsi une pince qui grippe et que l’on n’a pas remplacée ; un service qui a enquillé 320 nuits blanches sans obtenir la moindre reconnaissance ; des patients en service de gériatrie à orientation psychiatrique que l’on est contraint de confiner un temps dans leur chambre car il n’y a personne pour veiller sur eux lors de leurs errances dans les couloirs.

Un voyage sensoriel qui bouscule

Verena Paravel et Lucien Lucien Castaing-Taylor, anthropologues à Harvard, n’en sont pas à leur coup d’essai. En 2012, ils proposaient déjà Leviathan, documentaire fou filmé à bord d’un chalutier qui amenait à percevoir différemment le rapport de l’homme et de l’océan dans le cadre écrasant de la pêche intensive. Pour réaliser leur nouveau film, les deux cinéastes ont posé leur caméra au sein de l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP) durant 5 ans, après avoir obtenu carte blanche de la part de François Crémieux, alors directeur adjoint. Si les professionnels de santé se sont montrés très généreux et accueillants, les patients, pourtant en état de très grande vulnérabilité, ont aussi été très « invitants », explique Verena Paravel, soulignant « l’étonnante facilité avec laquelle ils ont accepté d’être filmés ». En donnant à leur travail le titre du livre de l’anatomiste André Vésale, rédigé au XVIème siècle et considéré comme l’ouvrage fondateur de l’anatomie moderne, les réalisateurs s’inscrivent dans une volonté d’élargir notre perception du corps et de repenser son intériorité. D’en montrer l’étrange beauté également, avec sa mécanique complexe, ainsi que celle de la médecine moderne. « Il y a une grande beauté dans le geste du chirurgien. C’est de la haute couture », s’émerveille d’ailleurs Verena Paravel.

En découle un film atypique, parfois dérangeant mais empreint d’une certaine poésie, une expérience aussi bien visuelle qu’auditive – les sons des machines mais aussi internes de l’organisme sont omniprésents –, qui nous pousse à questionner notre rapport au corps en le désacralisant, nous confrontant à notre refus d’en comprendre le fonctionnement intime. Et nous rappelle, de manière crue, cette vérité féroce : nous ne sommes que fluides et viscosité.

*Distribué par Les films du Losange et en salle ce mercredi 11 janvier.

 


Source : infirmiers.com