Le sens philosophique du tattoo
Avec ce nouveau tatouage, nous ne sommes ni tout à fait le même ni tout à fait un autre… une phrase de Paul Ricoeur [1]pour définir l’identité narrative qu’il a malignement emprunté à Verlaine dans son rêve familier [2] Quelle est notre intention dans ce message charnel ? Que voulons-nous montrer ?
Dans cet acte irréversible à destination de notre propre peau, il se passe une transformation qui fait que notre corps cesse d’être nu. Du moins, ce nouvel habit maquille la nudité. A l’excès, cela donne le body-costume de Jennifer Lawrence dans X-Men : l’ambiguïté est troublante est-elle nue ou habillée ? Peut-être les deux à la fois.
Sans refaire l’histoire du tatouage dans notre civilisation nous sommes passés d’un signe de marginalité à un phénomène de masse. Si dans d’autres civilisations, ils ont un rôle de protection et les scarifications sont mêmes thérapeutiques, les tatouages sont d’abord des marques d’appartenance au groupe, au clan, à la tribu. Aujourd’hui chez nous, le tatouage évoque une plus grande complexité interprétative qui va jusqu’à n’être comprise que par son hôte. Dans ce cas, le tatouage devient une marque de différenciation, d’individualisation et l’identité de soi-même passe alors par une augmentation de ce que la nature a pu fournir pour exister plus fort en tant que soi-même de façon discrète, ostensible ou ostentatoire. Il s’agit ici pleinement de la traduction de l’identité narrative, ma peau raconte qui je suis mais mon identité se plait à se voiler à travers des symboles, des dessins, des codes, des phrases qui obligent la traduction de son hôte. Cette traduction obligatoire pour comprendre le sens de la marque nourrit le mystère et laisse souvent libre court à l’imaginaire du spectateur.
Soignants tatoués
Les soignants n’échappent pas à ce phénomène et les jeunes générations participent généreusement au mouvement. Un français sur 5 est tatoué et la tranche d’âge la plus impactée est celle des 18-35 ans. Nous parlons aujourd’hui de tattoos, le mot lui-même se modifie pour mieux se contextualiser à notre époque. Ce mouvement relève aujourd’hui plus du body-art narratif que de la revendication identitaire tribale. Les tatoueurs rivalisent de talent, les stars œuvrent aussi à la modélisation et font des émules. La créativité est sans limite et nous voyons fleurir toutes sortes de nouveaux modèles liés à l’affinage de la technique elle-même. Les motifs suivent des courant de mode avec des tendances bien identifiées qui changent d’une année sur l’autre. « Les tatouages peuvent aujourd’hui atteindre un niveau de détail similaire au dessin. Du coup, cette année, la tendance de la ligne fine a augmenté et le lettrage calligraphié est aujourd’hui la demande la plus forte [3]. » parallèlement et en terme de contraste, le tatouage de bras entier est en nette augmentation.
Tattoos soignants
Les soignants font preuve d’imagination et les tattoos professionnels identitaires sont légion. De l’ECG romantique au caducée, de l’Infirmière hyper-sexy au médecin zombi, du stéthoscope qui écoute un cœur anatomique à l’infirmière old school, l’appartenance à la profession remonte en surface et s’exprime fièrement. Les patients de leur côté ne sont pas en reste : groupe sanguin, directives anticipées (Do Not Resuscitate) nom, adresse, téléphone coordonnées GPS en cas d’accident… ces tatouages informationnels doivent-ils commander les démarches soignantes ? Cette question éthique devrait être discutée dans les services d’urgences comme dans les autres services.
Les tatouages deviennent un levier de communication entre soignants et patients. Si pour la plupart des patients le tatouage des soignants devient une nouvelle forme de normalité et l’opportunité d’aborder un sujet distrayant, il peut aussi déranger en fonction de son expression et certains patients peuvent s’indigner. L’employeur sera également vigilant et regardant sur l’expression des tatouages. La sagesse invite à la prudence quant au message que délivre le tattoo…
Tattoo, Remède ou poison ?
Quoi qu’il en soit, le tatouage relève du goût de l’irréversible, il montre d’une part l’engagement dans une idée, une mémoire pour soi-même. D’autre part, il ne faut jamais perdre de l’esprit que toute chose en ce monde participe d’un double principe : le remède et le poison. Nous conclurons sans éluder le côté sombre du tatouage. Si le tatouage relève d’une forme de liberté identitaire narrative et créative, parallèlement, il oblige, contraint et enferme dans son côté définitif. Remède et poison, liberté et prison, le tattoo fascine dans son expression paradoxale. Les tattoo covers se développent et sont bien entendu l’expression du regret d’une marque qui s’est progressivement décalée dans le temps et ne correspond plus au contexte d’une nouvelle réalité. Ils sont le moyen de modifier le tattoo existant en augmentant le champ pictural. Un moindre mal qui ne laisse pas encore la place nette à l’effacement total pour regagner une forme de virginité. Pas encore de bouton total reset.
En ce qui concerne le patient, le corps est devenu un champ d’expression, une dimension artistique, un lieu de mémoire. Le soin est de fait impacté car il doit prendre en compte cette dimension identitaire du patient. Le soin a toujours obligé de respecter toutes les dimensions de la personne dans la globalité de la prise en charge mais le tatouage augmente notre conscientisation de cette dimension esthétique et identitaire. Il arrive que le soignant puisse être dérangé par le message que délivre le tatouage du patient (croix gammée, message raciste, misogyne…) ; le questionnement éthique est alors un bon moyen de s’interroger et de transférer notre problématique sur une réflexion collégiale qui donnera du sens à une démarche collective. Le risque serait de s’exposer individuellement avec nos seules convictions.
[1] Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre (Points Essai), Seuil, 1996.
[2] Paul Verlaine, Poèmes saturniens, Gallimard, 2010.
[3] salon West 4 Tattoo de New York in The Independant 1/07/2018