HISTOIRE

Genèse de la fonction de cadre de santé

Publié le 31/12/2024

À l’heure où la fonction de cadre de santé n'en finit pas de travailler à sa réingénierie, un petit retour en arrière historique apparaît bienvenu pour prendre le recul nécessaire. L’évolution de l'encadrement dans le domaine des soins reste indissociable de celle de la profession infirmière, de la modification des modèles féminins et de l’histoire de l’organisation du travail.

Surveillant

Silence et abnégation

Jusqu’au moyen âge, les femmes ont exercé une certaine forme de médecine à partir de savoirs empiriques basés sur l’utilisation des plantes et autour de la fécondité sans que cela pose de quelconques problèmes pour la société de l’époque [1]. En Europe, avec le développement du christianisme, le corps devient source de péché et se voit assez rapidement frappé d’interdit. Les connaissances en soins qu’avaient acquises les femmes de façon empirique sont alors assimilées à des pratiques païennes. L’Eglise va diaboliser [2] les pratiques de soins des guérisseuses qui vont périr sur le bûcher, et en même temps va contrôler les soins corporels grâce au modèle de la femme consacrée en les incitant à se destiner au service des malades et des déshérités.
Ce savoir leur est interdit [3], puisque appartenant à des congrégations religieuses, celles-ci vivent selon des règles strictes et une hiérarchie fortement structurée et c’est justement la hiérarchie ecclésiastique qui joue le rôle d’encadrement, l’ancêtre de la surveillante étant la supérieure.

Deux modèles d'encadrement au XIXe siècle

Deux modèles d’encadrement prévalent ainsi en France au XIXe siècle. Un premier issu de la congrégation des filles de la charité fondée par Saint Vincent de Paul en 1617. Les actions de soins de ces dernières laissent le pas au fil des siècles à des actions d’encadrement. Les filles de la charité (sœurs cheftaines) s’occupent de la surveillance des infirmiers et infirmières, des cuisines, des celliers, des buanderies et lingeries des hôpitaux. Elles sont placées sous l’autorité immédiate de la Supérieure dans chaque hôpital, et sous celle de leur Supérieure Générale et du Supérieur des Pères Lazaristes à Paris. Les administrations hospitalières n’ont aucune autorité sur elles quant à leur nomination dans les divers services hospitaliers, leur déplacement ou révocation. [4].

Trois pouvoirs dominent l'hôpital

Un second modèle d’encadrement domine  dans les hôpitaux de Lyon où existe un trait d’union entre personnels hospitaliers religieux et professionnels. Les sept hôpitaux de Lyon sont alors dirigés par un conseil général de 25 membres (tous des hommes) qui tient lieu de direction générale. Dans chaque hôpital, un Administrateur-directeur désigne des mères des novices choisies avec soin pour diriger les salles de malades. Le recrutement se base sur la capacité de la postulante « à être absolument dévouée à l’organisation » [5] afin que l’esprit congréganiste n’envahisse pas le personnel. Cette cheftaine des novices a le rôle de surveiller, diriger et étudier les nouvelles venues et de tenir l’administration au courant de leur capacité à devenir de bonnes hospitalières. Il est à noter qu’à chaque départ de cheftaine, le médecin chef de service est consulté quant au recrutement de la suivante.

Ainsi, on voit, en cette fin de XIXème siècle, apparaître les trois pouvoirs de l’hôpital : le pouvoir religieux, le pouvoir administratif laïque et le pouvoir médical.

Surveiller et punir [6]

A la fin du XIXe siècle, avec la révolution pasteurienne, l’approche de la maladie nécessite l’utilisation de techniques de plus en plus perfectionnées. Les médecins, (débordés ?), se trouvent dans la nécessité de déléguer certains soins à un personnel subalterne. L’auxiliaire médicale apparaît et les premières écoles d’infirmières ouvrent leurs portes.

Le personnel religieux assume, à cette époque, l’intendance et la surveillance des salles de malades, tandis que les gros travaux et les soins sont à la charge d’un personnel infirmier fruste et totalement illettré [7]. L’apparition dans les hôpitaux de l’auxiliaire médicale sous l’impulsion du Dr BOURNEVILLE [8] va ouvrir le débat intense entre personnels laïcs et religieux. Ce médecin veut chasser les religieuses des hôpitaux et former des infirmières professionnelles dévouées aux prérogatives médicales avec une hiérarchie propre. Malheureusement, l’insuffisance d’instruction du personnel de l’époque est un obstacle à sa promotion. « Ce qui aurait pu être pour lui une émulation s’avéra très difficile : il fallait plus de sept ans pour arriver surveillant. On ne put donc, de ce fait, améliorer les effectifs des responsables de services dont on avait tant besoin. Si bien que, pour pallier cette carence, des personnes convenables, après un stage de quelques mois, devenaient surveillantes sans avoir jamais été infirmières. » [9]. 

Soigner n'est pas encadrer

Cette tentative d’enrichir l’encadrement est dans un premier temps vouée à l’échec et celui-ci toujours occupé par les religieuses se résume alors à surveiller et punir. Il s’en suit un long débat sur d’un côté, la volonté de recruter des surveillantes parmi un personnel soignant laïc formé dans les premières écoles d’infirmières et de l’autre, la nécessité de laisser les congrégations en place considérant qu’une fonction d’encadrement est incompatible avec une fonction soignante. On voit déjà émerger ici l’idée d’une dichotomie entre fonction soignante (= aider l’autre) et fonction cadre (=diriger l’autre). Cette dichotomie se retrouvera tout au long de l’histoire de la fonction cadre et reste une problématique encore actuelle.

Ébauche d'une profession

A la demande de l’Association Nationale des Infirmières diplômées d’Etat, un décret du 18 février 1938 avait prévu un diplôme supérieur d’infirmière hospitalière qui permettait d’exercer des fonctions de responsabilité. Mais avec la déclaration de guerre, rien n'est institué [10].

Après la seconde guerre mondiale, avec le développement de l’antibiothérapie et des techniques d’explorations, l’hôpital devient un lieu d’hypertechnicité, et on assiste d’une part à l’apparition de nouveaux professionnels de santé (diététiciennes, manipulateurs en radiologie médicale, techniciens de laboratoire...) et d’autre part à l’appropriation par les infirmières de nouvelles compétences médicales. Les soins dispensés en série sont centrés sur la maladie ou l’organe atteint. L’hypertechnicité entraîne une hiérarchie professionnelle construite sur tout un système de valeurs techniques. La surveillante, soucieuse du bon fonctionnement du service, voit son rôle se résumer à la bonne application des tâches et au maintien de la règle. C’est à cette époque que l’on assiste à l’explosion des vade-mecum et fiches de soins qui dictent d’une façon drastique les façon de faire. La conception du travail est ici taylorienne, l’ordre est régi par la règle, le management est de type directif.

En 1951, la Croix Rouge met en place une expérience pilote en accord avec les pouvoirs publics où deux programmes d’études (un centré sur l’administratif et l’autre sur la pédagogie) sont proposés aux infirmières. Afin de donner à cette formation plus de crédit, la Croix Rouge propose d’y associer d’autres professionnels hors hôpital et de créer un institut. Mais l’ANFIIDE [11] s’oppose à ce projet craignant que cet institut appartienne à l’Education nationale plutôt qu’il soit sous l’égide du ministère de la Santé. L’exemple de la Croix-Rouge fest rapidement suivie dès 1954. En 1958, le Ministère de la Santé publique et de la Population crée le Certificat d’aptitude aux fonctions d’infirmière surveillante et monitrice [12].

Émergence de la fonction de cadre de santé et de management hospitalier

C’est à partir de 1975 que le mot « cadre infirmier » apparaît d’un point de vue législatif [13] et institutionnel dans les structures hospitalières. L’ouverture d’écoles de cadres depuis les années 1960 a grandement contribué à l’émancipation de la profession infirmière par rapport aux tutelles médicale et administrative. L’encadrement infirmier tourne son regard vers les entreprises, s’interroge sur les organisations et s’intéresse de plus en plus aux sciences de gestion. Certaines écoles de cadres développent des partenariats avec des universités. La création du Diplôme de Cadre de Santé en 1995 [14] marque ce changement puisque la formation s’ouvre au management des ressources humaines, à la contribution économique, à l’approche de la complexité et la notion de qualité.

Pendant de longues années, la profession [15] infirmière (ou le métier [16] ?) n’a pu intérioriser sa spécificité et a confié aux médecins le monopole de sa formation comme de son perfectionnement. La représentation du métier d’infirmier a souffert de deux images : une première inféodée à un pouvoir médical paternaliste et omniscient, une seconde de soumission et de dévouement. L’image de l’infirmière ayant comme qualités le dévouement et l’obéissance, a longtemps prévalu, il était forcément difficile dans un tel contexte de voir émerger un encadrement autonome.

De plus, le développement des connaissances et des techniques médicales n’a fait qu’amplifier le pouvoir du médecin alors que les infirmières assimilaient des valeurs de soumission à ce pouvoir en prolongement de celles prônées par l’Eglise. Il s’accumule des traces ou habitus [17] qui s’intériorisent toujours plus profondément et se transforment en dispositions générales. Il est alors aisé de comprendre le difficile passage à une fonction d’encadrement puisqu’il correspond à l’acquisition de modèles « paternels - directifs » ou d’autonomie.


Notes 

[1] BADINTER, Elisabeth, L’amour en plus, Flammarion, 1980

[2] COLLIERE, Marie-Françoise, Promouvoir la vie, Inter Editions, 1982

[3] CHARLES, G., L’infirmière d’hier à aujourd’hui, Le Centurion, 1979

[4] HAMILTON, A., Considération sur les infirmières des hôpitaux, Thèse pour le Doctorat en Médecine, Montpellier, Imprimerie centrale du Midi, 1900

[5] HAMILTON, A., op. cit. p. 74

[6] Titre que nous nous sommes permis d’emprunter à Michel FOUCAULT, 1975

[7] Cet état des lieux des hôpitaux français de la fin du XIXème siècle est tiré de la thèse de A. HAMILTON

[8] POISSON, M., Origines républicaines d’un modèle infirmier (1870-1900), Editions hospitalières, 1998

[9] CHARLES, G., op. cit. p. 77

[10] CHARLES, G., op. cit. p. 181

[11] Association nationale des infirmiers et infirmières diplômés d’Etat

[12] CHARLES, G., op. cit. p. 182

[13] Décret du 4 octobre 1975

[14] Décret du 18 août 1995

[15] La caractéristique majeure d’une profession est d’être liée à un écrit qui est à son tour enseigné en y adhérant

[16] Le métier est lié à la transmission orale des savoirs

[17] Au sens de Pierre BOURDIEU : disposition durable, répétitive dans le temps

Marc Catanas, directeur de la Coordination Générale des Soins - Assistance Publique - Hôpitaux de Marseille

Source : infirmiers.com