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PORTRAIT / TEMOIGNAGE

« Tais-toi et soigne » : le métier d'infirmier en 2015

Publié le 24/06/2015
chut tais-toi infirmier

chut tais-toi infirmier

En quoi consiste le métier d'infirmier ? Emmanuel Delporte, infirmier en service de réanimation et écrivain, prend la plume sur son blog « le decapsuleur » ledecapsuleur.com pour répondre à cette question et dépeint une profession en souffrance qui n'attend qu'une chose : que l'on s'intéresse à ce qu'elle apporte de positif.

Être infirmier en 2015 se résume-t-il vraiment à « Tais-toi et soigne » ?

On me demande souvent en quoi consiste le métier d’infirmier. J’y ai beaucoup réfléchi, et j’ai donc décidé de vous en donner ma vision : nous sommes des soldats, de plus en plus compétents et autonomes. Nous nous sommes portés volontaires dans cette guerre contre les bactéries, le cancer, la malchance, les conséquences d’une vie d’abus. Une guerre qui ne s’arrête jamais, qui fait des victimes chaque jour, qui coûte très cher à la société. En réanimation, un malade dans sa phase aiguë, gravement touché par un virus, une bactérie, un champignon, une toxine, ou victime d’un accident de voiture ou domestique, ne peut plus rien faire par lui-même. Il a perdu toute autonomie et titube au bord de la fin du monde. Il est comme un nourrisson qui n’aurait pas même la possibilité de crier pour se faire entendre ; seules les alarmes des écrans de contrôle lui permettent d’appeler à l’aide et nous seuls sommes là pour l’entendre.

Le patient n’est pas aux 35 heures. Le patient est dans ce lit 24 h/24 et il faut bien que quelqu’un s’en occupe. Hé bien ce quelqu’un, c’est nous. On se relaie, nous sommes une équipe. Pas de week-ends, de jours fériés, de relâche pour Noël ou le 1er mai, où il n’y aurait pas l’un d’entre nous, fidèle à son poste.

Soixante ans, ce n’est rien. Ce n’est pas la durée d’une vie, dans notre société évoluée, confortable, bien portante, malade de l’opulence. Soixante ans, c’est l’âge de la réanimation. Ici plus qu’ailleurs, les questions de vie ou de mort ne souffrent ni délai ni approximations. La réanimation, plus que n’importe quel autre service, exige des connaissances particulières, un savoir-faire spécifique et une solide expérience pratique, clinique et théorique, qui demanderait un statut à part. La réanimation est une spécialité médicale, mais les infirmiers français ne reçoivent pas de diplôme spécifique, de gratification, de supplément de formation. La raison pour laquelle il n’y en a pas est très simple : qui dit statut à part, spécialité, dit rétribution spécifique. Impensable aujourd’hui. Aujourd’hui, nos généraux nous ont abandonnés, lâchés derrière les lignes ennemies. Nos généraux nous ont trahis.

Nous nous inquiétons pour ces gens qui deviennent nos patients, de manière globale. Nous faisons à la place de nos patients ce qu’ils ne peuvent plus faire par eux-mêmes, et nous parlons aux machines qui suppléent leurs organes défaillants.

Aux premiers temps de la profession, dans un autre millénaire, les infirmières devaient faire ce qu’on leur disait, sans réfléchir ni protester, dans la soumission silencieuse. Nous allions dorénavant la proximité, l’humanité et les compétences techniques, le savoir théorique. Aujourd’hui, les choses ont évolué, mais personne ne s’en est rendu compte, à part nous. En réanimation, nous sommes donc là, ensemble, pour faire à la place de celui qui ne peut plus, pour lui donner une seconde chance. Nous et les machines. Nous et les médicaments. Nous et toute l’équipe médicale et paramédicale, kinés, aides-soignants, ASH. Nous lavons ces corps chauds à même le lit où ils reposent, nous massons les points d’appui pour éviter les escarres, nous soignons les petits bobos, les excoriations, les petites plaies. Nous nettoyons les yeux clos, les bouches sèches. Nous changeons tous ces petits pansements qui maintiennent en place les matériels médicaux, les derniers fils reliant le patient à la vie terrestre, frontières ténues entre la vie et l’au-delà, cathéters, sondes d’intubation, sondes de Blakemore, drains thoraciques, péricardiques ; nous avons en charge de vérifier leur bon fonctionnement. Nous remplissons les estomacs ou nous les vidons. Nous anticipons les risques, nous observons ce qui se passe, nous connaissons les effets des médicaments, et parfois, nous soumettons des idées, si tant est qu’on daigne nous écouter, ce qui est de plus en plus rare. Nous vérifions que les fonctions de base de nos malades ne sont pas défaillantes : est-ce qu’il pisse ? Est-ce qu’il a eu des selles ? Nous nous inquiétons pour ces gens qui deviennent nos patients, de manière globale. Nous faisons à la place de nos patients ce qu’ils ne peuvent plus faire par eux-mêmes, et nous parlons aux machines qui suppléent leurs organes défaillants. Des respirateurs à la place des poumons, des machines de dialyse à la place des reins, des perfuseurs électroniques à la place des hormones, des pompes extracorporelles pour remplacer le cœur.

Nous injectons des antibiotiques, des transfusions, des anticorps, des anti-inflammatoires.

Nous récoltons des montagnes de chiffres, en prélevant du sang artériel et veineux, des sécrétions bronchiques, trachéales, des échantillons d’urine, nous nous inquiétons pour des valeurs qui sont trop hautes ou trop basses, parce que les enjeux sont primordiaux. Les enjeux sont vitaux.

Beaucoup de matériel sophistiqué, de sueur, de réflexions, d’argent sont dépensés. Le prix d’une vie humaine. Une journée de réa coûte 2 400€. C’est un choix de société, celui d’une civilisation évoluée qui décide de payer pour soigner ceux qui sont malades, et permettre à la recherche d’avancer et de nous donner encore plus d’armes dans notre guerre. C’est le prix à payer pour regarder quelqu’un dans les yeux, un époux, une sœur, une mère, et lui affirmer que oui, on a tout essayé, vraiment tout, mais que ça n’a pas suffi. Que pour cette fois, la nature a repris ses droits. Que nous ne pouvions rien de plus, mais qu’il, ou elle, n’a pas souffert. Oui, ses derniers souvenirs auront été de bons souvenirs, et pas ces murs blancs, ni le souffle des machines. C’est le prix à payer pour rappeler qu’à l’hôpital, malgré les infections nosocomiales contre lesquelles on lutte, malgré les imperfections qu’on essaye de corriger, malgré les erreurs qui peuvent arriver, notre but premier est de guérir, de restaurer la santé, cet état complet de bien-être physique, mental et social, selon la définition de l’OMS.

Les erreurs doivent être rectifiées, leurs auteurs sanctionnés. Mais pourquoi ne pas s’intéresser à nous dans ce que nous faisons de bien, dans ce que nous apportons de positif ?

Je me demande souvent pourquoi je me suis lancé dans cette voie, ce qui a bien pu me pousser à prendre part à cette guerre. Ne trouvant plus de réponse, je remets en cause les fondements de mon engagement. Nous vivons dans une société basée sur des valeurs de réussite personnelle, l’argent, le pouvoir, l’image qu’on donne de soi. Porter des vêtements à la mode, être équipé de matériel high-tech dernier cri, rouler dans une grosse voiture rutilante, être quelqu’un d’important. Nous vivons dans une société de droit qui érige les passe-droits en but ultime, qui démontre quotidiennement que la fin justifie les moyens, qui a ringardisé les notions de solidarité et de partage.
Lorsque les journalistes s’intéressent à ma profession, c’est quand il y a eu une erreur de commise, un calcul de dose raté, une confusion entre deux traitements, entre deux malades, un cas de maltraitance, une infection acquise par le biais de mains sales et qui auraient dû être lavées. Un enfant innocent qui meurt parce que quelqu’un s’est trompé. Un vieillard assassiné par quelqu’un qui a pété les plombs. Il faut bien un coupable, et la société ferme les yeux aisément sur le fait que si on choisit de faire ce métier, c’est pour soigner l’autre, et que ce qui peut nous arriver de pire, notre cauchemar, notre hantise, est précisément de le rendre encore plus malade, ou pire, de le tuer. Les erreurs doivent être rectifiées, leurs auteurs sanctionnés. Mais pourquoi ne pas s’intéresser à nous dans ce que nous faisons de bien, dans ce que nous apportons de positif ?

Oui, je me sens mal-aimé, ce qui me fait souffrir. Cette impression que tout ce que je fais, le meilleur que je donne de moi-même, est un dû, un service qui va de soi. Ce sentiment diffus que lorsqu’on compose le 15, il est normal que quelqu’un réponde, et que lorsque quelqu’un meurt, nous, les soignants, sommes coupables.

Notre société, cette machine à fabriquer de l’inhumain, nous délaisse-t-elle précisément parce que nous représentons l’humain, que nous le protégeons, le défendons ? Sommes-nous les représentants d’une certaine idée de l’humanité, qui part chaque jour un peu plus en morceaux, qui n’a plus aucun avenir sur cette planète ?

Un infirmier n’est pas un médecin raté ou un sous-médecin, ou quelqu’un qui se contente de faire des piqûres, un distributeur de pilules et de comprimés.

Un infirmier n’est pas un médecin raté ou un sous-médecin, ou quelqu’un qui se contente de faire des piqûres, un distributeur de pilules et de comprimés. Un infirmier est là pour soigner, pour aider, pour résoudre des problèmes, pour anticiper et prévenir les risques potentiels. Un infirmier est là pour rappeler que l’humanité, c’est l’autre.

Je reçois des ordres des médecins ou des chirurgiens, on me demande de prendre des initiatives, de réfléchir, de remettre en question des prescriptions qui me sembleraient dangereuses, tout en refusant de m’accorder un statut autre que celui de simple technicien.

On me demande souvent en quoi consiste le métier d’infirmier. En 2015 en France, il s’avère très simple à résumer : tais-toi et soigne.

Ce billet a été publié le 19 juin 2015 sur ledecapsuleur.com par Emmanuel Delporte que nous remercions de cet échange. Nous publierons prochainement un portrait de cet infirmier dont le sens des mots rejoint parfaitement celui des maux de la profession…

Emmanuel DELPORTE   http://ledecapsuleur.com


Source : infirmiers.com