Malgré la prudence affichée de ses auteurs, le rapport invite à un diagnostic sans concession et à des remèdes énergiques.
Ses auteurs mettent « en garde contre toute généralisation hâtive » de leur rapport sur le Médiator. Ils ne s’instituent procureurs à aucun moment de leur texte. Il n’en demeure pas moins que la succession des faits qu’ils présentent donne pour le moins un signal profondément inquiétant sur notre système de veille sanitaire. En mettant à la disposition de la Justice quelques uns des documents qu’ils ont rassemblés, ils alimentent un doute extrèmement grave sur l’incorruptibilité de certains responsables.
Il est donc très vraisemblable que nous n’en sommes qu’aux débuts d’une onde de choc qui risque de bouleverser en profondeur non seulement le fonctionnement de notre sécurité sanitaire, mais peut-être même celui de notre système de santé. Il est donc important de donner l’essentiel de ce que dit ce texte, pour ne pas « rater le début de l’histoire » !
Un anorexigène qualifié d’antidiabétique
A la fin des années 60, les chercheurs des laboratoires Servier mettent au point une molécule, le benfluorex, qui appartient à la famille des amphétamines. Elle est introduite sur le marché du médicament en 1976, sous le nom de Mediator®, mais présentée par le laboratoire « comme ce qu’elle est peut-être – un adjuvant (ndlr : complément) au traitement des hyperlipidémies et du diabète de type 2 – et non comme ce qu’elle est à coup sûr – un puissant anorexigène. »
Les laboratoires Servier vont jusqu’à qualifier cette propriété anorexigène comme « très faible et tout-à-fait accessoire ». Pour une raison très simple : la dangerosité des amphétamines commence à être bien reconnue, il faut donc que le « médicament » soit autre chose. C’est ce que les autorités en charge du médicament vont aussi retenir, dès 1974, au prix d’incohérences et d’oublis que retrace le texte de l’IGAS.
En 1995, cette position scientifique devient difficile à tenir, du moins en principe : il est prouvé que le benfluorex n’a aucune action par lui-même, mais que c’est son métabolite (produit de dégradation de la molécule dans l’organisme), la norfenfluramine, qui en a une. C’est un métabolite commun à toutes les amphétamines, dont les propriétés et les effets nocifs sont bien connus (notamment l’hypertension artérielle pulmonaire, mortelle). Pourtant, le Mediator® va échapper au classement dans la famille des anorexigènes jusqu’en 2009 (en France, pas à l’OMS, qui refuse d’enlever le suffixe –orex qui les désigne), « en dépit d’alertes nombreuses et répétées ».
Une « erreur de raisonnement » majeure et partagée
En mai 1995, la Commission nationale de pharmacovigilance (CNPV) et la direction de l’évaluation (Agence du médicament, qui a précédé l’AFSSAPS) décident d’étendre à « tous les anorexigènes » les restrictions d’indications prises l’année d’avant pour les seules amphétamines de la famille des fenfluramines, dont fait partie le benfluorex. Mais elles font une « erreur de raisonnement » majeure : pour elles, il s’agit des anorexigènes ayant une AMM (Autorisation de Mise sur le Marché) comme tels, et non de la classe pharmacologique. Or le Mediator® a bien une AMM, mais comme adjuvant au traitement du diabète, pas comme anorexigène … L’erreur est d’autant plus « consternante » qu’en même temps que l’AFSSAPS autorise le benfluorex, puisque ça n’est pas un anorexigène, la DGS l’interdit dans les préparations magistrales (les produits médicamenteux directement préparées par un pharmacien d’officine) parce que pour elle, c’est un anorexigène …
En 1997, l’Agence du médicament supprime l’indication du Mediator® dans le traitement du diabète (n’est conservée que celle relative aux hyperlipidémies, et encore ! parmi elles, aux seules hypertriglydérémies). Cette décision « sera de façon incompréhensible annulée le 5 juin 1997. »
Cependant un débat s’engage sur le sujet entre l’Agence et les laboratoires Servier qui, eux, proposent une extension de l’indication ! Les choses traînent parce que tout le monde attend « de nouvelles études »…
Le Mediator® aurait dû être retiré dès 1999
Pour les auteurs de l’IGAS, dès 1995, une demande de retrait aurait pu être « formulée ». Mais jusqu’en 2005, « ce point ne sera pas inscrit à l’ordre du jour de la CNPV, en dépit de 17 réunions du CTPV (Comité technique de pharmacovigilance). De plus, « les alertes répétées sur le mésusage du benfluorex (ndlr : coupe-faim, en fait sa « vraie » indication) ne seront pas prises en compte » (d’abord 20 % des prescriptions, puis 70 % d’entre elles !).
Deux cas graves sont notifiés à l’AFSSAPS (valvulopathie aortique et hypertension artérielle pulmonaire). Si on y ajoute des décisions européennes d’interdiction du produit (Espagne, Italie), ce que l’on sait de ses propriétés pharmacologiques, son intérêt pour le moins douteux dans le traitement du diabète, « la mission estime que le retrait du Mediator® aurait dû être décidé dès 1999. » Il faudra attendre encore dix ans.
Des acteurs « anesthésiés » sans relâche par les laboratoires Servier
Que s’est-il passé ? La responsabilité des laboratoires Servier est écrasante : ils ont « anesthésié » « sans relâche » pendant 35 ans les acteurs de la chaîne du médicament. Au besoin au moyen de « pressions », que les auteurs du rapport « ne qualifient pas », ce qui ne les empêchera pas de procéder à « un signalement à l’autorité judiciaire en lui transmettant les pièces justificatives dont elle dispose. »
L’AFSSAPS : une structure lourde, lente, peu réactive, figée
La responsabilité de l’AFSSAPS est soulignée : « surchargée de travail, empêtrée dans des procédures juridiques lourdes et complexes », c’est une « structure lourde, lente, peu réactive, figée, malgré la bonne volonté et le travail acharné de la plupart de ses agents, dans une sorte de bureaucratie sanitaire. » Pour ces agents, cela se traduit par un manque de « disponibilté d’esprit » et la difficulté « à reconnaître que l’on s’est trompé. » Pire ! « le retrait d’une AMM est perçu comme une sorte de dédit pour la commission qui a accordé l’autorisation. »
Dans le même ordre de constats, « la multiplicité des instances sanitaires chargées du médicament, leur cloisonnement et la complexité de leur fonctionnement (…) contribuent à une dilution des responsabilités. »
Les auteurs insistent également sur le manque de culture de santé publique des acteurs, se traduisant en particulier par un « principe de précaution fonctionnant à rebours » : le doute bénéficie aux firmes et non aux patients ! « La réévaluation du bénéfice/risque est considérée comme une procédure exceptionnelle. »
Un conflit d’intérêt structurel et culturel entre l’Agence et l’industrie
S’y ajoute un thème largement médiatisé depuis l’épidémie de grippe A/H1N1 : « le poids des liens d’intérêt des experts contribuant aux travaux de l’AFSSAPS », financiers ou autres, loin d’être systématiquement signalés comme l’impose pourtant la loi. Conséquence grave : l’AFSSAPS « se trouve structurellement et culturellement dans une situation de conflit d’intérêt. Pas en raison de son financement qui s’apparente à une taxe parafiscale (ndlr : c’est pourtant ce que retient Xavier Bertrand dans sa conférence de presse consacrée au rapport, sans doute pour faire taire les accusations en ce sens), mais par une coopération institutionnelle avec l’industrie pharmaceutique qui aboutit à une forme de coproduction des expertises et des décisions qui en découlent. » Ce que de nombreux critiques du système dénoncent depuis longtemps.
Les auteurs du rapport vont jusqu’à pointer les « très graves défaillances, pour certaines d’entre elles incompréhensibles, » apparues dans « diverses communautés scientifiques et médicales. » Jusqu’à très récemment, la Société française de cardiologie avait ainsi programmé une table ronde sur « benfluorex et valvulopathies » dans le cadre des journées européennes de cardiologie, présidée par son actuelle présidente, le Pr Derumeaux, et par le Pr Iung, qui représentaient les laboratoires Servier à la commission de la CNPV portant sur le Mediator® …
Le rôle irremplaçable des « lanceurs d’alerte »
Morale : « Il n’est guère surprenant que l’alerte dans cette affaire soit venue de l’extérieur : de la revue Prescrire, du Dr Irène Frachon, de Catherine Hill, du Dr Alain Weil, (…) de Flore Michelet et du Dr Gérard Bapt. (…) Le système de notification des cas par les professionnels de santé aurait pu permettre le retrait du Mediator® dès 1999 si le principe de précaution s’était appliqué. (…) La mission insiste sur le rôle essentiel des professionnels de santé et des patients qui doivent être davantage associés à ces démarches. » De nombreux historiens et politologues prétendent qu’en France, les réformes de fond ne sont mises en œuvre qu’à la suite de crises ou de catastrophes. Espérons que dans le domaine de la sécurité des médicaments, comme dans celui de la sécurité des soins, elles ne soient pas trop nombreuses avant de faire preuve d’efficacité en ce sens.
Renouveler le fonctionnement des agences de sécurité sanitaire
Car, malgré les prudences de la mission, bien compréhensibles, il apparaît que le problème est bien plus profond qu’un système d’influence de l’industrie sur les professionnels ou les autorités de santé. La sortie de Martin Hirsch pour « en finir » avec les visiteurs médicaux apparaît ainsi bien vaine et bien tardive : ce sont leurs employeurs eux-mêmes qui en finissent avec eux. C’est le fonctionnement des agences de santé qu’il faut revoir. Il ne s’agit pas seulement de les regrouper pour faire des « économies d’efficience », comme le veut la RGPP (révision générale des politiques publiques), mais d’améliorer leur fonctionnement, peut-être même de le revoir de fond en comble, avec comme condition initiale de leur donner les moyens en nombre et mobilité de leurs agents. Leur fonctionnement doit être transparent à tous les stades de l’expertise. Les « lanceurs d’alerte » doivent être soutenus et protégés.
En se fiant à ses propos pendant la conférence de presse consacrée au rapport de l’IGAS, il semble que le ministre de la santé l’ait compris. Espérons qu’il démente ceux de Claude Ameisen lors d’une autre conférence de presse (au Comité national d’éthique) : « En France, les déclarations d’intention valent pour réalisation de l’intention. » Les auteurs de l’IGAS soulignent d’ailleurs que les responsables politiques ont été alertés sur les défaillances du fonctionnement de l’Agence par au moins trois rapports (IGAS et parlementaire).
Serge CANNASSE
Rédacteur en Chef IZEOS
serge.cannasse@izeos.com
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