Petite question par curiosité :
êtes-vous infirmier ?

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ETHIQUE

À quoi ressemblera l’infirmier du futur ?

Publié le 05/05/2015
high tech moderne tactile

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Plus que jamais le sentiment de manque de reconnaissance étouffe notre profession. Faut-il aimer les paradoxes pour choisir une profession dédiée à autrui et en même temps disparaître aux yeux de tous ? Différemment du sentiment de persécution, le sentiment d’être invisible prend le pas sur le corps soignant.

Ce qui va tuer l’infirmier d’aujourd’hui

La carapace de l'infirmière, c’est une blouse, pas très épaisse, qui protège mal un cœur qui pourrait s’arrêter de battre juste parce qu’il ne saurait plus pourquoi il bat.

Le téléphone sonne, ma collègue du second secteur commence une phrase et s’effondre en larme. Inquiet, je lui demande ce qu’il se passe, elle se reprend doucement : c’est rien, c’est juste vendredi et je n’en peux plus….  5 retours de bloc, 3 pansements, la fermeture des lits de semaine, les déménagements des patients, les Urgences qui veulent imposer des entrées supplémentaires auront eu raison des nerfs de Lysa.

Lysa décroche le téléphone, un IDE des Urgences lui dit qu’il envoie un patient et qu’il s’en fout s’il n’y a pas de place, ce n’est pas son problème et lui raccroche au nez.  Je n’ai pas fait ce métier pour qu’on me parle comme ça ! Mais bon sang, je suis qui pour eux ? Nous arrivons à nous crier dessus entre collègues comme si nous étions des étrangers, des menaces les uns pour les autres. D’un côté les urgences qui doivent orienter leurs patients mais les lits d’aval ne sont pas encore libérés, de l’autre côté le Bloc appelle parce que le patient à opérer n’est pas encore arrivé et qu’ils prennent du retard… Alors les logiques contraires s’affrontent et la violence s’installe dans les mots.

L’incapacité d’imaginer le mal au sein même de notre propre communauté nous empêche de nous protéger correctement. Nous devenons ainsi vulnérables, menacé par un mal qui sourd de l’intérieur.

Une entropie soignante

Nous assistons curieusement à l’effritement d’un corps professionnel qui se dissout à partir de sa propre énergie. Une forme d’entropie sociologique. Ce terme d’entropie est classiquement utilisé en thermodynamique et il définit la capacité d’un système à se détruire par l’intérieur quand son énergie se disperse au sein même du dit système. Plus l'entropie du système est élevée, moins ses éléments sont ordonnés, liés entre eux, capables de produire des effets mécaniques, et plus grande est la part de l'énergie inutilisable pour l'obtention d'un travail coordonné ; c'est-à-dire que l’énergie libérée de façon incohérente produit des effets contraires au bon fonctionnement de ce système. De toute façon, je me demande bien à quoi je sers ici… j’ai vraiment l’impression que tout le monde se fout de moi ! On a beau dire qu’on est crevé, personne n’écoute, on a beau courir partout, personne ne nous voit… On se fait bouffer et on ne dit rien. Des situations sociologiques mortifères peuvent conduire certaines personnes à un stade d’effondrement. Leur principale peur est de ne pas arriver à se protéger contre l’apparition de situation débordante. Paul Trehin1 nous dit que toute situation de menace, quelle qu’en soit la cause - manifestations géocentriques, éruptions volcaniques, tremblements de terre, orages et tempêtes, présence de prédateurs de tout ordre - accroît l’incertitude et le sentiment d’incapacité à assurer sa survie et le maintien de son organisation Ici, la menace se situe au niveau de l’alter ego. La menace ne porte pas le masque de l’horreur ou du différent : le prédateur dans cette situation n’a pas une tête de serial killer, au contraire ! Il est comme nous, soignant… L’incapacité d’imaginer le mal au sein même de notre propre communauté nous empêche de nous protéger correctement. Nous devenons ainsi vulnérables, menacé par un mal qui sourd de l’intérieur. Stephen Hawking, dans son livre "Une brève histoire du temps" nous explique qu’une tasse posée sur la table est en état élevé d’ordre, mais une tasse brisée sur le plancher est en désordre. On peut passer aisément de la tasse sur la table dans le passé à la tasse brisée sur le plancher mais pas on ne fera jamais l’inverse. L’entropie est irréversible, cet axiome doit nous mettre en alerte et nous obliger à ériger des digues contre les vagues trop violentes.  Alors peut-être est-ce faire des raccourcis trop rapides me direz-vous et nous valons bien mieux que de vieilles « tasses à café »… 

De toute façon, je me demande bien à quoi je sers ici… j’ai vraiment l’impression que tout le monde se fout de moi !

La carapace infirmière : un talon d’Achille ?

Cette propension à limiter le processus d’entropie du système tout en préservant sa propre intégrité existe dans des organismes vivants. C’est d’ailleurs ce qui a conditionné leur réussite dans l’évolution et leur capacité à survivre dans le sens darwinien du terme. Il suffirait peut-être de se poser, de regarder la nature et de s’inspirer des organismes qui ont traversé les âges plutôt que nous escrimer à nous détruire et à nous consumer. Avez-vous déjà vu ces drôles de bestioles que l’on appelle les limules ? Les limules ont survécu à dix-sept âges glaciaires et à des extinctions de masse. Ce sont des arthropodes marins dont le sang est capable de détecter d'infimes contaminations bactériennes et de les combattre. Elles possèdent dix yeux et peuvent rester seize heures en apnée. Pour se défendre, elles n’ont que leur effrayante carapace et leur fameux sang bleu aux propriétés magiques2. En fait, rien de très différent d’une infirmière : l’infirmière est vouée aussi à combattre les contaminations bactériologiques, elle fait comme si elle avait dix yeux pour tout voir en même temps, elle reste quelques fois douze heures en apnée mais c’est sûrement dans la vulnérabilité de sa carapace que réside son talon d’Achille. Sa carapace à elle, c’est une blouse blanche, pas très épaisse, qui protège mal un cœur qui pourrait s’arrêter de battre juste parce qu’il ne saurait plus pourquoi il bat.

Nous sommes loin d’avoir atteint le niveau darwinien de ces limules. Bon ok, je n’ai pas très envie non plus d’avoir une tête de limule, (bien que certains matins il y ait déjà quelques airs de famille…) mais il est plus que temps de mettre en œuvre des stratégies de fédération plutôt que de finir de nous étriper. Nous déchirer reviendrait à une conduite suicidaire quand, au contraire, il convient plus que jamais de nous renforcer, de nous allier, de résister ensemble, de penser le système et de le mettre en tension avec notre propre évolution.

L’infirmière est vouée aussi à combattre les contaminations bactériologiques, elle fait comme si elle avait dix yeux pour tout voir en même temps, elle reste quelques fois douze heures en apnée mais c’est sûrement dans la vulnérabilité de sa carapace que réside son talon d’Achille.

Adapter le système au soin et ne pas adapter le soin au système, là est la réponse !

La pire des choses serait de mettre en œuvre des procédures dégradées qui ressembleraient à du soin « médiocrisé ». Je rappelle qu’un soin médiocre n’est plus un soin. Le Soin, le vrai, s’écrit avec une majuscule. Le Soin ne peut qu’être excellent eu égard à celui que je souhaite donner à autrui et celui que je souhaiterais recevoir moi-même. Les budgets RH se gèlent et pour répondre à l’absentéisme il va falloir repenser le système. Les renforts n’arriveront pas et il serait absurde de nourrir une situation comme si nous attendions Godot. On reconnaît facilement ce type de situation quand les personnages manquent de repère : le flou du décor, du temps, le flou de l’environnement social… On redimensionne un service pour optimiser le taux d’occupation des lits et on cherche en même temps à poser le bon ratio soignant. On essaie d’adapter les soignants au système quand il serait judicieux de configurer le système en première intention. Cette approche est une approche totalement contre productive, voire antinaturelle. On se croirait encore au XVIIIème quand Lamarck pensait que l’être vivant se modifiait et s’adaptait par nécessité aux contraintes de son environnement. Nos directions seraient encore lamarckiennes au XXIème siècle. Brillant !

La pire des choses serait de mettre en œuvre des procédures dégradées qui ressembleraient à du soin "médiocrisé".

L’infirmier du futur sera lamarcko-darwinien

Les défenseurs de la profession infirmière ont tout intérêt à prendre connaissance de la théorie de Darwin. Ce dernier pensait que les espèces les mieux adaptées survivent à l’environnement, les autres disparaissent par sélection naturelle. On constate caricaturalement cela dans les milieux hostiles comme les blocs opératoires : ça passe ou ça casse !. L’aridité du climat social fait que l’environnement devient de plus en plus toxique et les soignants les plus vulnérables disparaissent. Nous n’avons jamais vu autant de jeunes infirmiers quitter la profession après juste quelques mois, voire quelques années d’exercice. Les représentations de la profession semblent se décaler de plus en plus avec ce que vivent les nouveaux professionnels. Les modalités du concours d’entrée doivent-elles envisager de nouveaux critères de sélection ?

Sommes-nous arrivés à une nouvelle ère d’évolution de la profession infirmière ? Le profil du nouvel infirmier sera-t-il plus guerrier ? Plus solide afin de résister et de s’adapter à la dureté de l’environnement ? Ou bien l’infirmier sera-t-il trop vulnérable pour survivre à son nouvel environnement et laissera-t-il la place à une nouvelle espèce ? Fidèle à une pensée dualiste, je crois sincèrement qu’il va falloir penser les idées contraires en même temps.

Lamarck ou Darwin ? Les deux mon capitaine ! Pourquoi ne pas imaginer une force duelle qui s’applique à la fois sur le système et sur l’acteur ? Changer l’environnement pour le rendre plus efficient mais aussi favorable au développement des « espèces soignantes ». Si nous ne l’avions pas encore compris, le changement c’est maintenant… Alors résistons ensemble pour modeler l’environnement et changeons pour faire en sorte qu’il y ait de nouveaux possibles et que le Soin s’écrive toujours avec une majuscule. L’infirmier du futur sera humain à n’en pas douter ! Je fais le pari que cet infirmier sera brillant, capable de se déterminer par une posture éthique et un argument professionnel. Il évoluera avec et pour son environnement dans un but commun : faire du Soin ce que l’homme peut offrir de meilleur.

Sommes-nous arrivés à une nouvelle ère d’évolution de la profession infirmière ?

Notes

  1. Paul Trehin, Peur, incertitude, entropie et information
  2. 1, 2, 3 Océan : Les limules sauveront l’humanité

Christophe PACIFIC  Cadre supérieur de santé, Docteur en philosophiechristophe.pacific@orange.fr


Source : infirmiers.com