Petite question par curiosité :
êtes-vous infirmier ?

Merci d'avoir répondu !

ETHIQUE

Quand la dignité ne fait plus surface

Publié le 28/07/2015
femme âgée foule

femme âgée foule

La lampe d’Aladin pouvait exhausser tous les vœux… tous ? Pas vraiment. Il en restait deux que la lampe ne pouvait réaliser : forcer l’amour de la Belle et vaincre la mort. L’humaine condition est à ce prix, l’amour et la mort ne se laissent commander. En creusant un peu, certains concepts aussi restent rebelles aux frictions de la lampe et la dignité fait partie de ceux-là.

Une réflexion philosophique autour de la dignité dans les soins.

Je crains cette chambre. Quand je prendrai ma respiration une odeur infecte va m’envahir et il va falloir que je déploie des montagnes d’énergie pour ne pas montrer que ce patient me dégoûte. Au bout de quelques respirations, l’odeur sera moins douloureuse pour moi. Cette odeur, âcre, molle et pernicieuse donne l’impression de nous envahir mais si le patient la supporte, alors moi, comment dois-je réagir ? Je sais que je ne peux réduire ce patient à une odeur mais elle occupe tellement l’espace qu’elle m’empêche de le considérer. Cette puanteur modifie l’image que j’ai de ce patient et la difficulté à le reconnaître comme même que moi est de plus en plus grande. Cette fin de vie suggère l’inacceptable à mes yeux. Pourvu que je ne finisse pas comme ça ! C’est ainsi que des soignants sont amenés à appeler et espérer la mort de leurs vœux pour libérer le patient d’une situation insupportable. Compassion, projection, crainte de ne pouvoir assumer notre propre impuissance face à un symptôme non maîtrisable, angoisse de se trouver seul encore et encore face à l’horrible, sentiment de danger de contamination symbolique. Le temps de l’agonie se renforce de signaux effrayants qui touchent aux représentations angoissantes que nous avons de l’approche de la mort : respiration superficielle, apnées prolongées, relâchement des sphincters, odeurs pestilentielles, râles graillonnant, grimaces douloureuses… Où se cache la dignité dans ce tableau ? Quand la dignité ne fait plus surface, il arrive qu’elle ne soit plus aussi évidente et reconnaissable.

Compassion, projection, crainte de ne pouvoir assumer notre propre impuissance.

Les principes de dignité

Étymologie

Dignité : du dérivé latin dignitas = fait de mériter, puis glissement sémantique vers l’apparence – la posture, la beauté majestueuse.  « Dignité » a supplanté l’ancien type populaire « deintié » et « daintié » de dignitatem = seigneurie – puissance / morceau d’honneur, de choix, friandise. En vènerie daintiers désigne les testicules du cerf… On voit où les chasseurs placent la dignité des animaux1. Eric Fiat nous dit que la dignité s’exprime de plusieurs façons : bourgeoise, moderne, religieuse, kantienne et hégélienne. Mais plutôt que de faire mon « philosophe », voyons simplement en quoi consistent ces déclinaisons.

La dignité posturale

Éric Fiat l’illustre brillamment chez « cette vieille dame à l’irréprochable tenue, les cheveux retenus par tout un système d’épingle et de chignons, qui ne marchait dans la rue que les lèvres, les poings et les fesses serrés autour de son sentiment de dignité, contenant ses envies sous une décence polie et ses éructations sous une toux vertueuse. » Cette dignité-là est très fragile, elle peut se perdre en un claquement de doigt, en un claquement d’artère cérébrale… C’est une forme de dignité bourgeoise qui pousserait à penser que certains puissent en être dotés en abondance, d’autres moins et d’autres pas…

La dignité intrinsèque

C'est celle de Kant. Après que la religion ait dit que Dieu a fait l’homme à son image et donc que tous les hommes sont dignes, Emmanuel Kant à le mérite de démocratiser et de laïciser la dignité et son accès devient ainsi universel, «  Les choses ont un prix  mais l’homme, lui, a une dignité, laquelle est sans degrés ni parties de sorte que tous les hommes sont dignes de la même dignité et cela serait vrai même si Dieu n’existait pas ». Kant octroie la même dignité à l’homme vulnérable comme à l’homme puissant. Hegel, lui, augmente le concept kantien par l’idée de la reconnaissance nécessaire pour une dignité en acte. Il ne dit pas que sans reconnaissance de dignité il n’y a pas de dignité, non ! il dit simplement que cette dignité existe mais que tant qu’elle n’est pas reconnue par autrui cette dignité n’est qu’une dignité en puissance (en sommeil, en attente). La reconnaissance de la dignité par autrui permet d’accéder à une dignité en acte (réalisée, présente).

La dignité « moderne »

Elle découle de la forme bourgeoise et tend à la rapprocher des notions d’autonomie et de maîtrise selon une équation cartésienne : dignité = autonomie, autonomie = maîtrise donc dignité = maîtrise. Par conséquent ça marche dans l’autre sens : perte d’autonomie = perte de maîtrise = perte de dignité ! et hop ! C’est une équation sophiste utilisée par les textes de l’ADMD2 qui cherche à renforcer l’idée que la dignité d’une personne se limite à sa capacité de contrôle et de maîtrise sur elle-même. Notre devoir de dignité consiste justement à mettre en œuvre  notre pouvoir à reconnaître la dignité de l’être vulnérable.

La perte du sentiment de dignité enlève-t-elle le sens même de la dignité ? Oui.

La dignité, concept encore un peu fuyant

Les apports de Kant et Hegel sont essentiels comme l’éclairage d’Éric Fiat sur le focus moderne du concept. La dignité semble donc ne pouvoir se passer de l’altérité pour qu’elle puisse s’exprimer pleinement. Nous arrivons donc à un point d’obligation morale où le soignant se voit happé par cet impératif catégorique qui force le regard et qui l’oblige à ne pas dérober la dignité de l’être vulnérable. Au contraire, le Soin restitue au patient le sentiment de dignité. Néanmoins il reste une faille à explorer... L’altérité est nécessaire à l’expression de la dignité. De plus, cette dignité relève du sentiment fluctuant de l’avoir ou de la perdre chez l’individu lui-même. Il y aurait donc une forme de réciprocité nécessaire à son expression complète. Il convient donc qu’en premier lieu l’individu s’accorde lui-même sa propre dignité et qu’ensuite l’Autre la lui reconnaisse ou vice et versa. Pour ce faire, il convient aussi que l’individu soit capable ou veuille bien se l’accorder et que l’altérité veuille bien la lui reconnaître. Tout cela nous oblige à beaucoup d’aléas. L’existence de cette dignité serait donc sujette au regard que l’on porte (ou pas) sur elle de façon intrinsèque et extrinsèque. Si  nous suivons Kant dans l’idée d’une dignité en puissance en chaque homme, comment reconnaître au patient une dignité dont il se sent dépossédé ? La perte du sentiment de dignité enlève-t-elle le sens même de la dignité ? Oui. La perte du sentiment de dignité enlève-t-elle la dignité ? Non.

L’exemple du petit Victor de l’Aveyron, cet enfant sauvage trouvé dans les bois de Saint Sernin, pose encore aujourd’hui beaucoup de question. Le Dr Itard, qui le prit en charge et qui lui reconnaissait une dignité a priori, finit par l’abandonner aux bons soins de sa gouvernante perdant tout espoir de le conduire au langage et à la communauté humaine. Quelle dignité lui accordait-on ?  Un homme sans langage est-il encore digne ? Un homme sans conscience est-il encore digne ? Nous imaginons trop bien les dérives possibles qui pourraient répondre par la négative (Cf. The Island, film de Michael Bay avec Ewan McGregor, Scarlett Johansson.)

Les soignants eux, portent des lunettes à dignité, elle ne peut pas leur échapper.

Ce n’est pas parce qu’une dignité est niée qu’elle n’existe pas !

Même une dignité invisible, in-sensible, qui aurait du mal à s’exprimer en acte nous oblige, nous soignants, à la reconnaître. Notre combat consiste à retrouver les voies de la dignité, accompagner les patients et leur entourage sur ce chemin chaotique. Pour chacun d’entre nous il est possible de nous égarer sur « les chemins de la dignité » mais avec le devoir de ne jamais nous perdre. Le risque serait de réduire la dignité à la maîtrise posturale aux accents bourgeois et de nier cette dignité intrinsèque et inaliénable. Cette confusion pourrait finir par nous rendre indignes d’être soignants. Les soignants eux, portent des lunettes à dignité, elle ne peut pas leur échapper.

L’homme n’est pas le seul être nanti de dignité, il nous appartient, nous humains, de la reconnaître en chaque être vivant. Sinon nous pourrions encore succomber au charme de la bourgeoisie animale qui, vu de la hauteur démesurée de notre humanité, tend à penser que la vie d’un homme vaut mieux que celle d’un autre être vivant. Mais ceci est une autre histoire…

Notes

  1. Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey.  Étymologie suite : Indigne : de indignus « qui ne mérite pas » «  qu’on ne mérite pas », « qui ne convient pas » S’est dit d’une chose bonne qu’on ne mérite pas  et classiquement d’une personne qui ne mérite pas son sort, fut-il fâcheux … Digne : de l’intermédiaire supposé « decnos – de l’impersonnel « decet »  (décent) ; Indignité : parle du caractère indigne d’une chose et d’une personne ; Indignation : du latin « indignatio » = action d’énoncer une indignité ; Indigner  : de indignari « s’indigner » S’utilise à la forme pronominale.
  2. ADMD : Association pour le Droit à Mourir dans la Dignité

Christophe PACIFIC Cadre supérieur de santé, Docteur en philosophie
christophe.pacific@orange.fr


Source : infirmiers.com