D’aucuns vous diront que la douceur est faite pour les faibles, les victimes et les martyrs. Ceux-là ne sont pas soignants, ceux-là ne savent pas aimer, ceux-là ne savent pas jouir. Ils méritent toutefois notre douce compassion tout simplement parce que nous ne sommes pas comme eux. La douceur est incluse dans le concept de soin, elle y est constitutive depuis son intention jusqu’à sa réalisation. Mieux que cela, elle est une arme puissante pour résister contre la bêtise et la violence.
Ce que n’est pas le soin
Commençons peut-être par évacuer les contraires et ce qui pourrait nous laisser imaginer une possibilité de douleur raisonnable dans le soin. Un soin douloureux est-il réellement un soin ? Cette question a fait l’objet d’une très belle thèse de philosophie écrite par Bénédicte Lombart cette année. L’auteur nous oblige à une prise de conscience quand le soignant est capable d’une cécité empathique, c’est-à-dire quand le soignant est capable de penser un mal comme un bien s’il permet l’accès à un bien supérieur. Par exemple, quand plusieurs soignants contiennent un enfant pour lui placer une perfusion. Alors la douleur, le stress et l’angoisse de l’enfant ne sont pas vécus comme un mal en soi par les soignants car il y a comme une cécité empathique de leur part qui vient légitimer la contention. La seule visée thérapeutique peut amener le soignant à emprunter le côté sombre du soin et supporter de nuire, fût-ce pour un instant, à un être vulnérable. Il y a bien aussi cette douceur sirupeuse, stratégique et condescendante, cette suavité baveuse qui ne sert que l’égo du fourbe, celle-là ne vaut pas une ligne de plus.
Cette dimension du soin douloureux « juste » reste donc à explorer sur le plan soignant. De nouvelles pratiques de soins émergeantes prennent en compte de mieux en mieux cette souffrance légitime comme les gaz analgésiques, l’hypnose conversationnelle… Autant de pratiques qui convoquent des disciplines diverses tendant à diminuer la douleur et rendre au soin sa douceur constitutive.
Revenons donc maintenant à la douceur, cette essence du soin, et voyons à quel niveau elle convoque le soignant.
Cette dimension du soin douloureux « juste » reste donc à explorer sur le plan soignant.
Le sens de la douceur
La linguistique, l’histoire et l’étymologie nous apprennent que le mot « douceur » apparait dans notre langue au XIème siècle et la source vient du latin dulcorem, de dulcis, doux. Nous trouvons ainsi des déclinaisons en picard : doucheur ; provençal : dolzor, occitan : doçor ; espagnol : dulzor ; italien : dolciore, mais qui finalement ne nous apprennent pas grand-chose… En grec, par contre, la douceur était polymorphe et nous trouvons des définitions comme eucrasia traduit en français par eucrasie (ce terme est abandonné au profit du terme homéostasie). Ce terme signifie donc un état de santé normal en opposition à dyscrasie : qui présente un trouble de la santé. La douceur serait l’expression d’une bonne santé. Nous trouvons aussi des traductions qui parlent d’hédonè (plaisir). L’hédonisme grec est une philosophie selon laquelle la recherche du plaisir et l'évitement du déplaisir constituent l'objectif de l'existence humaine. Ce détour sémantique et linguistique nous engage à penser que la douceur correspondrait à un état physiologique équilibré et dans lequel nous pouvons prendre conscience d’un certain plaisir. Oui, la douceur est un équilibre ressenti en terme de plaisir en conscience d’une non-douleur. La douceur arrache une « L » à la douleur.
Le Soin doit rester une belle expression de la douceur
La douceur élève le soin jusqu’à ce qu’il devienne ce qu’il est. Je ne peux que rejoindre Stéphane Audeguy1 quand il dit que la douceur est un art de vivre, une affirmation, un choix éthique aussi bien qu'esthétique, la douceur, la vraie, est toujours obstinée et véhémente, militante.
Car les doux sont de dangereux conjurés, des activistes ! Oui, bien sûr, je veux croire que notre communauté de soignants est une société savante de la douceur qui milite pour soulager toujours et ne jamais porter atteinte. Le Soin est certainement la plus belle expression humaine de la douceur.
Remarquez précisément le succès de la douceur quand elle s’exprime avec excellence : dans la musique caressante des saxophones de Johnny Hodges ou de Ben Webster par exemple. Ou encore dans la lumière d’une peinture de Turner ou plus doux encore dans un tableau de Georges de La Tour. Enfin, celui ou celle qui eut le bonheur d’une caresse amoureuse sait le pouvoir de la douceur.
Ah ! J’entends déjà les cyniques en appeler à la mièvrerie, au cucu-la-praline, et bien soit, cette douceur, je l’assume, je la pratique, j’en veux et j’en redemande. Peut-on vivre sans douceur ? Oui, bien sûr, mais moins bien ! Mais entendons-nous bien, je veux parler de cette douceur qui cherche à faire reculer la douleur et celle qui tend à partager le plaisir dans un état de pleine conscience avec et pour autrui dans des institutions justes.
La douceur arrache une « L » à la douleur.
Et si on mangeait l’Ogre
Aujourd’hui, le rythme et la densité du travail hospitalier mettent en difficulté l’expression de cette douceur. Le soignant disparait à mesure que la douceur recule, il troque sa blouse blanche pour un bleu de travail. Sans cette douceur, le soin se défait de son contenu, de son éthique, de son esthétique et les soignants se regardent alors comme des coquilles vides.
J’en appelle encore et encore à une résistance éthique ! Militons pour que la douceur soit notre force. Résistons avec nos armes, ce sont les plus belles du monde. La douceur est notre norme, imposons la. La violence ne peut résister à la puissance de la douceur. Marc Aurèle dit que la douceur est invincible quand Gandhi a opposé au pouvoir colonial l’opiniâtre et finalement victorieuse résistance de la non-violence. On peut rappeler que l’une de ses sources d’inspiration était La désobéissance civile, le livre de Thoreau
rappelle Anne Dufourmantelle2.
Difficile de proposer la douceur à un Ogre qui ne connait que le schéma dévorant. Pas la peine de se sacrifier bêtement. Par contre qu’est-ce qui nous empêche de le grignoter à lui, en douceur, tout en douceur…
Prendre soin, Je ne sais faire que ça et je continuerai à le faire… doucement !
Notes
- Stéphane Audeguy, Petit éloge de la douceur" de Stéphane Audeguy. Gallimard, "Folio", 2007.
- Anne Dufourmantelle Puissance de la douceur, Payot, 2013.
Christophe PACIFIC Cadre supérieur de santé Docteur en philosophiechristophe.pacific@orange.fr
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