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MODES D'EXERCICE

Portrait d'ailleurs - La pratique du rôle élargi au sein de communautés inuites

Publié le 21/10/2011
La salle d’urgence de l’un des dispensaires de la Baie d’Hudson

La salle d’urgence de l’un des dispensaires de la Baie d’Hudson

Archives Canada

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Vue d’un des 7 villages de la Baie d’Hudson, lors d’une balade en soirée. Une petite fille intriguée m’avait suivi durant ma randonnée

Vue d’un des 7 villages de la Baie d’Hudson, lors d’une balade en soirée. Une petite fille intriguée m’avait suivi durant ma randonnée

julie benoit canada

julie benoit canada

Les infirmières travaillant auprès des populations autochtones dans les régions éloignées du Canada, en l'occurrence ici les Inuits, ont un rôle « élargi » qui les autorise à pratiquer bien des actes... Julie Benoît est l'une d'entre elles et elle partage avec nous cette expérience, comme elle l'a déjà fait une première fois en nous présentant son travail dans la région du Nunavik situé à l'extrême nord du Québec.

« Tiens, il y a eu une panne de courant vers minuit et des rafales de vent à plus de 100 km/h qui ont secouée ma maison durant de longues heures toute la nuit durant. Plus d’électricité au dispensaire, et la génératrice qui ne semble plus fonctionner…Mon Dieu, notre frigo à vaccins La température n’est pas montée à plus de 5-6 C… ». Voici un extrait de nos conversations entre collègues au dispensaire où je travaille, dans le grand nord canadien, où nous exerçons toutes et tous « en rôle élargi ». En avez-vous déjà entendu parler?

Comment et pourquoi y-a-t-il des infirmiers pratiquant le « rôle élargi »?

C’est une pratique très particulière aux régions éloignées, ici au Canada. Historiquement, ces régions ne disposaient que de très peu de ressources médicales et les infirmiers y ont eu longtemps une place prépondérante, couvrant à la fois les besoins de la population allant de la maternité, au suivi infantile en passant par les urgences se produisant dans les villages…

Ces premiers infirmiers ou plutôt infirmières, pionnières de la médecine de la « débrouille » dans des régions où les conditions climatiques ne permettaient parfois pas l’évacuation des patients avant plusieurs jours, ont donnés naissance au « rôle élargi », reconnu désormais par l’OIIQ (Ordre des Infirmières et Infirmiers du Québec)1.

On peut citer Elsie Mc Kinnon, une infirmière partie avec son mari médecin sur l’île de Baffin, en 1934, et qui réussirent à contrôler une épidémie de diphtérie. Elle fut la première infirmière à s’établir dans la communauté de Pangnirtung ou encore Ann Pask Wilkinson, partie travailler à Baker Lake, au Nunavut dans les années 60, et qui a réalisé des recherches sur les femmes inuites tout en travaillant dans le dispensaire de cette communauté pendant plusieurs années2.

Donc, qu’est-ce que le rôle élargi ? Il s’agit en fait d’actes délégués aux infirmiers pour travailler en région éloignées leur donnant le droit de délivrer certains médicaments, sans prescription préalable, en se basant sur un guide thérapeutique. Ce dernier contient un ensemble de pathologies listés où sont rappelés les signes et symptômes de ces pathologies et le traitement courant qui y est associé. Cela s’appelle parfois également « pratiques infirmières avancées ».

A ce jour

Mais comment savoir ce que présente le patient? C’est là qu’intervient notre formation. Les infirmiers en régions éloignés reçoivent actuellement une formation de 140 heures « en rôle élargi », leur permettant de renforcer leurs connaissances en ce qui concerne l’examen clinique du patient (inspection, palpation, auscultation de la tête aux pieds), la rédaction légale des notes infirmières selon la méthode SOAP (Subjectif-Objectif-Analyse-Plan) déjà utilisée en médecine, les différentes pathologies les plus rencontrées en région éloignées, les accouchements d’urgence, le suivi infantile, l’immunisation... Bien sûr, la formation ne forme pas des infirmiers expérimentés, c’est ensuite le terrain qui rend les rend compétents, mais elle donne de bonnes bases…

En quoi consiste notre travail?

Il y a de nombreux aspects de la santé que nous couvrons et chaque région a ses particularités. Dans ma région, peuplées par des Inuits, il y a 7 communautés (villages) espacés les uns des autres d’environ 200 ou 300 kilomètres. Aucune route. Seul l’avion permet de nous relier les uns aux autres ainsi qu’aux grands centres urbains, situés à environ 2000 kilomètres du village ou je me trouve ! Nous sommes 5 infirmiers dans notre dispensaire, 1 sage-femme, 1 étudiante sage-femme senior, des travailleurs sociaux (assistants sociaux en France) et un médecin. Certains villages (3 sur les 7 communautés) ne disposent ni de médecin ni de sage-femme, tandis que les plus grosses communautés, de plus de 1000 habitants disposent de plus gros dispensaires, donc d’un peu plus de personnel.

Les consultations

Dans la journée, nous faisons de la consultation. Les patients se présentent, leurs signes vitaux sont pris par une interprète inuite parce que beaucoup d’inuits ne parle encore que leur langue, l’inuktitut. L’interprète nous traduit ensuite les propos du patient de l’inuktitut en anglais (on travaille en anglais).Le patient nous est ensuite référé. En consultation, on procède au questionnaire pour savoir ce qui conduit le patient à consulter, ses signes et symptômes, ses antécédents… Bref, l’histoire de sa maladie. On consulte les notes de ses précédentes visites au dispensaire et on essaie de penser au problème principal que peut présenter le patient. Ensuite on procède à l’examen de la tête au pied.

La tête : on vérifie

  • les chaines ganglionnaires (ganglions rétro-auriculaires, pré-auriculaires, amygdaliens, sous-mandibulaires, cervicaux, laryngés, sous-claviculaires), la souplesse de la nuque, on recherche des symptômes aillant un rapport avec le problème du patient ;
  • on peut effectuer l’analyse des 12 paires crâniennes (on prend, par exemple, un coton que l’on passe sur le visage du patient qui a les yeux fermés, du lobe temporal au nez, puis au menton. Ce test permet de vérifier la fonction sensitive de la Vème paire, ou Nerf Facial) si l’on suspecte une lésion de l’une d’entre elles, ou si le patient présente des céphalées récentes d’origine inexpliquée ;
  • on vérifie l’état des pupilles (PERLA = Pupilles Égales et Réactives de façon directe et consensuelle a la lumière, c’est-a-dire que l’on doit observer la réaction de la pupille sur laquelle est braquée la lumière, mais aussi sur l’autre simultanément);
  • l’orientation du patient dans les 3 sphères (temps – espace - personne) tout en lui parlant lors de l’examen ;

Les oreilles : on surveille à l’aide d’un otoscope

  • l’état des tympans (ils doivent être gris perlés, le marteau visible et le « cône » lumineux (= un reflet provoqué par la lumière de l’otoscope) doit se trouver a X degrés ;
  • l’absence ou la présence de liquide, cérumen ou autre ! dans le conduit auditif externe.

La gorge : on regarde

  • l’état des muqueuses (l’intérieur des joues), si elles semblent bien hydratées ou présentent des lésions (on pense à une stomatite, à un herpès buccal...) :
  • la langue (aspect normal, râpeux, framboisée, laissant supposer certains diagnostics…);
  • les amygdales : leur taille, leur aspect (une amygdalite se voit à l’œil nu avec des amygdales doublées de volume, des dépôts blanchâtres…), s'il y a risque d’obstruction du passage de l’air dans les voies respiratoires…

Le cœur : on vérifie

  • la présence d’un B1 ( fermeture des valves auriculo-ventriculaires, surtout la mitrale) et d'un B2 (la fermeture des valves semi-lunaires aortique et pulmonaire) ;
  • la présence ou l’absence de bruits surajoutés : B3 ou B4 (bruits de galops) ;
  • la présence ou l’absence d’un souffle à l’auscultation des 4 foyers cardiaques (foyer aortique, pulmonaire, tricuspidien et mitral). En gros, les 4 endroits sur la poitrine où se trouve les 4 valves cardiaques ou bien les endroits ou celles-ci s’entendent le mieux lorsqu’elles se ferment.

Les poumons : on surveille

  • la bonne entrée d’air, bilatéralement, en auscultant 6 points sur la face antérieure et postérieure du thorax du patient. Une entrée d’air diminuée à droite par exemple peut déjà nous faire penser à une pneumonie…
  • la présence ou l’absence de murmures vésiculaires (le bruit normal d’une personne respirant normalement) ;
  • la présence ou l’absence de bruits surajoutés : des crépitants (ressemblent au bruit de Rice crispies dans du lait, souvent typique d’une pneumonie), des sibilances (bruits de sifflements, fréquents en cas de bronchospasme, c’est un bruit assez aigu), des ronchis (bruits de sécrétions plus épaisses, plus grossier) ;
  • l’amplitude respiratoire, le type de respiration (symétrique, ample, régulière, superficielle,…).

L’abdomen

bien sûr, si la problématique du patient est digestive (sinon, l’examen « standard » s’arrête là) ou si le patient est un enfant :
on ausculte le péristaltisme aux 4 cadrans de l’abdomen. On vérifie ensuite, à la palpation superficielle puis profonde, la présence ou non d’une défense. Il y a 6 signes que l’on doit connaître et qui nous aiguillent vers une pathologie digestive plus qu’une autre. On dit que ces signes sont positifs, témoignant d’un problème à cet endroit-là, lorsqu’à la pression déclenche une douleur chez le patient.

  • Tout d’abord, le signe de Mc Burney (c’est une pression au cadran inféro-droit de l’abdomen = l’endroit de l’appendice = signe…d’une appendicite !);
  • le signe du Rebound (ou ressaut en français). On appuie dans le cadran inféro gauche et lorsque l’on relâche le doigt, cela déclenche une douleur vive. C’est le signe d’une irritation péritonéale (donc possible péritonite = urgence !) ;
  • le signe du Psoas et de l’obturateur, deux signes confirmant une possible appendicite. En faisant une pression sur la cuisse du patient, si cela déclenche une douleur a la localisation de l’appendice, cela sent l’appendicite... ;
  • le signe de Murphy, ou lorsque l’on appuie sous le rebord costal droit, cela déclenche une douleur si vive que le patient en bloque sa respiration. C’est le signe d’une possible pancréatite ou gastrite, ou colique néphrétique… ;
  • enfin, le punch rénal. On frappe sur les zones de l’hypochondre droit et gauche dans le dos du patient. Si cela lui déclenche une douleur vive, cela peut être le signe d’une pyélonéphrite.

Bien sûr, tous ces signes servent à aiguiller le diagnostic, il faut prendre en considération beaucoup d’autre éléments (la fièvre, l’histoire des vomissements avant ou après les repas, l’alimentation du patient, une possible grossesse ectopique si c’est une femme…).

Les organes génitaux

si la problématique du patient concerne cette zone ou si c’est un bébé. L’aspect des testicules (est-ce que la descente a été effectuée ?, la taille et la symétrie des testicules), la présence de lésions, ou non, le développement par rapport à l’âge…), l’aspect des petites et grandes lèvres chez la fille…Bref, on note tout ce qui paraît anormal…

Le système musculo-squelettique

là encore, si la plainte du patient nous fait penser à un problème situé à l’épaule, au dos, à la hanche, au genou, à la cheville, il existe une batterie de tests afin de déceler où sont les limitations de mouvements et quelles sont les positions douloureuses. On évalue la forme de l’articulation, sa symétrie (ex : une épaule tombante pourrait faire penser à une rupture de la coiffe des rotateurs ou à l’atteinte du muscle sous-épineux).

L’état cutané

si le patient présente des lésions (des vésicules, pustules, papules…), si l’enfant présente des « boutons » (maladie infantile à déterminer : rougeole, rubéole, scarlatine, roséole…). On décrit la taille, la forme, l’étendue, on dessine le tout dans nos notes (et oui, il faut aussi avoir des talents artistiques !).

La sphère oro-génitale

elle est inspectée si le problème est abdominal (toucher rectal pour voir s'il y a du sang dans les selles) ou toucher vaginal si suspicion de maladie inflammatoire pelvienne, de type salpingite, urétrite). On fait également le frottis vaginal annuel aux femmes (appelé ici Pap-test, il s’agit d’un prélèvement des quelques cellules au niveau des culs-de sac vaginaux, de l’exocol et de l’endocol de l’utérus), à la recherche de cellules pré-cancéreuses.
Voilà, en gros, tout ce qui constitue une consultation classique.

L’immunisation et le suivi infantile

Personnellement, c'est ce que je préfère ! On suit les enfants de l’âge de 6 semaines à l’adolescence concernant leur développement, leur alimentation, leurs habitudes de vie, leur développement psychomoteur, leurs vaccinations. Entre 0 et 6 semaines, ils sont suivis parfois par les sages-femmes lorsqu’il y en a dans le village, sinon, c’est l’infirmière qui s'en charge. On vérifie l’audition et la vision avec des tests assez simples (pour la vision : le Snellen, vous savez les grosses lettres noires que vous deviez lire a environ 6 mètres chez votre médecin quand vous étiez enfant…). En cas d’anomalie auditive, on réfère l’enfant au médecin qui le fera suivre alors en audiologie.

Les prises de sang

Et oui! On n’y échappe pas! Nous avons une matinée dans la semaine réservée aux prélèvements veineux, allant du bébé de quelques mois à la personne âgée.

Les urgences

Celles-ci varient de la grosse urgence (polytraumatisé inconscient qu’il faut intuber, ayant eu un accident de voiture, de motoneige ou de quad ) à la douleur abdominale chez qui ont suspecte une péritonite, une hémorragie digestive, ou une grossesse ectopique, ou encore un bébé de moins de 3 mois avec 40° de fièvre et à qui il faut placer une sonde urinaire, faire des hémocultures ou encore faire face à une tentative de suicide… Il faut donc être prêt à tout affronter ! Il y a une salle d’urgence dans notre dispensaire avec un chariot de réanimation disposant d'un défibrillateur manuel et semi-automatique, de plusieurs combitubes que nous sommes habilités à utiliser (tubes endotrachéaux permettant d’intuber « à l’aveugle » en allant soit dans l’œsophage, soit dans la trachée, et qui permet de ventiler le patient dans de bonnes conditions). Nous avons des protocoles dans notre guide thérapeutique qui nous permettent d’administrer des médicaments d’urgence et ce, sans aucune prescription (par exemple du Valium® ou du Versed® avec les doses à calculer selon le poids du patient en cas de convulsions). Par la suite, les prescriptions complémentaires nous sont communiquées par téléphone par le médecin de garde (un seul, le soir et la nuit, pour 6 villages). Le médecin de notre village assure ses gardes pour les 5 autres villages, également à tour de rôle avec ses confrères, mais il ne se déplace qu’en cas d’extrême urgence. L’essentiel de notre partenariat se passe donc par téléphone.

On pratique également les sutures avec des points résorbables ou non (surtout pour le cuir chevelu) et on place des attelles plâtrées semi-circulaires (les patients sont ensuite envoyés dans un hôpital pour passer des radios et être replâtrés – ou opérés - de façon conventionnelle). Si nos patients deviennent trop instables, nous les stabilisons le plus possible au dispensaire et nous les « médévaquons », c’est-a-dire nous les transférons par avion (évacuation médicale = Médévac) vers le centre hospitalier le plus « proche ».

Pour conclure

L’expérience de travail que je vis en ce moment est vraiment unique. Je trouve cela formidable de pouvoir effectuer tant de choses, d’apprendre tous les jours, de découvrir une culture très différente, de vivre cet isolement dans le grand nord du Canada, de vivre si près de la nature… C’est une chance incroyable. C’est parfois aussi très difficile, physiquement et émotionnellement, lorsque l’on enchaîne nos journées de travail, nos gardes, que l’on ne dort pas parce qu’une urgence nous a retenu toute la nuit au dispensaire, puis qu’on recommence notre journée de travail… Mais c’est l’expérience qui rentre…

« Il va falloir rêver car, pour que les choses deviennent possibles, il faut d'abord les rêver » Madeleine Chapsal

Julie BENOÎT infirmière française, Licence en Ingénierie de la santé, option santé publique. Diplômée depuis 6 ans. Inuultisivik Health Center, Nunavik, Québec, Canada Salluit, Puvirnituq and Inukjuak Nursing Station. Enseignante en Sciences Infirmières Programme d’intégration des infirmiers diplômés hors-Québec, CEGEP du Vieux-Montréal ; juliebenoit@hotmail.com

Notes

  1. La reconnaissance de la pratique infirmière en région éloignée. Prise de position de l’ordre des infirmières et infirmiers du Québec. Mémoire du Comité consultatif sur la reconnaissance de la spécificité de la pratique infirmière en région éloignée.2004. Bibliothèque nationale du Québec. Bibliothèque nationale du Canada. ISBN 2-89229-322-7
  2. Northern nurses II: More Nursing Adventures from Canada’s North. J. Karen Scott et Joan E. Kieser. 2005. Kokum Publications.

Bibliographie

  • Northern Nurses: True nursing Adventures from Canada’s North. J. Karen Scott and Joan E. Kieser
  • Northern nurses II: More Nursing Adventures from Canada’s North. J. Karen Scott and Joan E. Kieser
  • Northern Nurses III: Belcher Islands and Northern Quebec-the 1960s. J. Karen Scott and Joan E. Kieser. Memoirs of Kathleen Mary Jo Lutley CM and Heather J. Duncan Clayton.
  • Final Report, The Nature of the Extended/Expanded Nursing Role in Canada A Project of the Advisory Committee on Health Human Resources, Funded by the Health Transition Fund Secretariat, Project Identifier - NA 321. Project Consultants: The Centre for Nursing Studies in collaboration withThe Institute for the Advancement of Public Policy, Inc. March 30, 2001 ; http://www.cns.nf.ca/research/finalreport.htm
  • Protéger la population par la vaccination : une contribution essentielle de l’infirmière. Prise de position. Page 10. OIIQ ; http://www.oiiq.org/uploads/publications/prises_de_position/vaccination.pdf

Julie BENOÎT
Infirmière française
juliebenoit@hotmail.com


Source : infirmiers.com