Alors qu’a été présentée, le 15 octobre dernier, la stratégie de prévention et de protection de l’enfance, l’un des derniers bulletins épidémiologiques hebdomadaires (BEH) de Santé Publique France sur la maltraitance pendant l’enfance vient confirmer une situation extrêmement préoccupante. Les chiffres, pourtant loin de refléter la réalité, sont accablants et les violences faites aux enfants ont des répercussions à court, moyen et long termes. Que peuvent faire les professionnels de santé sur ces questions ? Brigitte Prevost-Meslet, infirmière puéricultrice de santé publique, responsable de la commission Protection de l’Enfance à l’ANPDE, intervient également en PMI. Elle a répondu à nos questions.
Chaque année, environ 50 000 plaintes pour violences physiques sur enfant sont déposées et 20 000 pour agression sexuelles. C’est le rapport accablant, et pourtant non-exhaustif, de Santé Publique France sur la question de la maltraitance infantile. Chaque jour, 90 appels sont traités par le plateau d’écoute du 119, le numéro de l’enfance en danger, et 40 informations préoccupantes sont signalées. Enfin, l’Observatoire national de la protection de l’enfance a estimé à 67 le nombre d’enfants décédés de mort violente au sein de la famille en 2017.
Les formes de mauvais traitements peuvent différer : physiques ou affectives, sexuelles, négligences ou exploitation commerciale, mais dans tous les cas, les préjudices pour le développement de l’enfant, sa dignité, sa santé, voire sa survie, sont considérables.
Plus de 80% des mauvais traitements sont infligés au sein de la famille. En tant qu’infirmière puéricultrice, vous est-il déjà arrivé d’avoir des soupçons de maltraitance par rapport à un enfant ?
Brigitte Prevost-Meslet : Oui, bien sûr. On sait d’ailleurs que les chiffres de la maltraitance infantile en France sont très sous-estimés. Je pense à des enfants qui subissent toutes les formes de violences, qu’elles soient physiques, sexuelles, psychologiques ou qu’il s’agisse d’un défaut d’attention (incurie)… à différents degrés. Ces violences peuvent être relativement insidieuses mais faire beaucoup de dégâts : on entend par exemple, toutes sortes de sobriquets, de mots inadaptés à l’encontre des enfants… Il n’y a pas d’école de parents. Ce sont des maltraitances vécues au quotidien par les plus jeunes. Il faut aussi garder en tête que ces violences peuvent être l’œuvre de parents mais aussi d’un membre de la famille, d’amis, de la fratrie et de tout adulte travaillant auprès d’enfants… et que cette maltraitance advient dans tous les milieux sociaux. Souvent, les services médico-sociaux interviennent dans les milieux défavorisés, mais j’ai vu des violences chez des cadres supérieurs… On a d’ailleurs beaucoup plus de difficultés à protéger ces enfants. J’ai vu de tout, des enfants qui subissent des humiliations permanentes et répétées, viols, ou alcoolisation chez une enfant âgée de 3 ans, ce ne sont que quelques exemples parmi tant d’autres… Certains enfants vont avoir les capacités pour analyser ces violences et s’en débarrasser. D’autres en seront détruits. Donc il faut garder l’esprit en alerte.
Les infirmiers/ières puériculteurs/trices sont-ils/elles suffisamment formé(e)s sur cette question ?
Brigitte Prevost-Meslet : Bien sûr ! Du moins sur l’observation du bébé et de l’enfant, les puéricultrices* sont très bien formées. Quand elles accompagnent des familles au quotidien, elles savent faire, il y a d’ailleurs une réelle reconnaissance de leurs compétences par l’enfant, les parents, certains médecins, pédiatres, sages-femmes, psychologues, éducateurs spécialisés, assistant de service social… En revanche, ce qui reste difficile pour certains professionnels, c’est la capacité à rédiger un rapport d’évaluation circonstancié. Nous sommes habitués à réaliser des transmissions simples, directes, à effectuer des gestes techniques, des soins spécifiques pédiatriques, avec l’accompagnement nécessaire à leur réalisation, à guider les patients en éducation thérapeutique…mais la formation reste encore centrée sur les actes et techniques en milieu hospitalier, contrairement aux professionnels de PMI et de la protection de l’enfance qui vont davantage observer, évaluer, analyser… Les puéricultrices sont formées à l’observation fine de ces enfants, elles sont mêmes souvent justes et précises dans le compte rendu de faits et sur la définition des symptômes observés chez l’enfant, d’après certains juges avec qui j’échange sur la question, mais il faudrait travailler sur les attentes des juges au contenu attendu dans les rapports d’évaluation. Cette démarche nécessite d’être objectivée, argumentée, pour préciser les éléments de danger repérés, afin d’aider les différents services départementaux et judiciaires à la prise de décision. Enfin, les puéricultrices sont beaucoup sur le volet prévention / dépistage, mais moins sur celui de la protection. Après avoir fait le constat d’une réelle demande de la part des puéricultrices qui travaillent en pouponnière, en centre maternel, sur des évaluations d’informations préoccupantes (elles sont avides de connaître la législation, de mettre à jour leurs connaissances et de faire évoluer leurs pratiques professionnelles), l’ANPDE, qui est organisée en commission thématique nationale, a souhaité créer le 16 novembre 2019 une commission protection de l'enfance dont je suis la référente.
Malgré tout, mon impression générale, c’est qu’actuellement nous ne sommes pas suffisamment sur un travail de fond par rapport à l’accompagnement de ces enfants. On agit, ponctuellement, mais je n’ai pas l’impression qu’on se saisisse vraiment de la question. Je pense que l’on sous-estime complètement ce qui se passe dans certaines familles en France. Le suivi de la santé des enfants confiés est à prendre en compte car après leur vécu, ces enfants somatisent le plus souvent et nécessitent une prise en charge avec des soins adaptés.
Malgré tout, mon impression générale, c’est qu’actuellement nous ne sommes pas suffisamment sur un travail de fond par rapport à l’accompagnement de ces enfants. On agit, ponctuellement, mais je n’ai pas l’impression qu’on se saisisse vraiment de la question.
Quels signes / symptômes doivent alerter les soignants ? Qu’est-ce qui doit vous mettre la puce à l’oreille ?
Brigitte Prevost-Meslet : Tout dépend de l’âge de l’enfant, mais il ne faut, de façon générale, jamais rien négliger. Observer l’enfant, recueillir sa parole quand c’est possible, observer son contexte. Pour un tout petit bébé, voyez-le toujours déshabillé pour pouvoir observer s’il ne porte pas de traces inhabituelles, ou de blessure. Il faut aussi être vigilant sur plusieurs aspects : observer la façon dont l’enfant dort (a-t-il une chambre ou dort-il dans une pièce peu adaptée), observer la façon dont les parents s’adressent à lui (le reprennent-ils de manière virulente, lui disent-ils des choses humiliantes ou ne lui accordent-ils au contraire aucune attention…) observer enfin la façon dont les soins primaires lui sont prodigués ( son alimentation, ses parents refusent-ils de lui donner un traitement médical pour des questions de croyances par exemple…) L’enfant est-il en posture de retrait, ou en hyperactivité… ? Lorsqu’il peut s’exprimer, que vous dit-il ? Quand vous vous adressez directement à l’enfant c’est extraordinaire ce qu’il peut dire. Les gamins dans ces situations-là sont négligés. Quand vous leur marquez de l’attention, ils y sont donc très sensibles. Enfin, il est nécessaire de faire plusieurs observations à des temps différés pour pouvoir se rendre compte de l’évolution de l’enfant (sur le plan staturo-pondéral, mais aussi celui du développement psychologique, sur celui des liens d’attachement…) Concrètement, il faut aussi évaluer si les parents adhèrent aux recommandations que nous tentons d’élaborer avec eux. S’ils acceptent le soutien des professionnels, de l’aide. Si ce n’est pas le cas, il faut réagir, et si ce n’est qu’une collaboration de façade, il est important de protéger l’enfant.
Il faut enfin, fixer une limite à la phase d’observation. Deux mois me semblent vraiment être un maximum. Après ce délai, il faut agir. Il a été dit que les travailleurs médico-sociaux attendent trop longtemps pour donner l’alerte sur une situation d’enfant en danger ou en risque de l’être. Attirons l’attention, sur le fait que les puériculteurs/trices donnent l’alerte, écrivent des rapports d’évaluation, mais les suites données sont parfois bien décevantes. Les services judiciaires manquent réellement de moyens pour traiter ces dossiers rapidement. L’espace-temps d’un enfant n’est pas en corrélation avec le tempo institutionnel ! Dans les services de pédopsychiatrie, les Centres Médico Psychologiques sont submergés, les professionnels reçoivent parfois les enfants si tard que c’est extrêmement compliqué de les prendre en charge, parce que la réparation est très complexe. Il est nécessaire de savoir quel choix politique est réalisé pour donner les moyens d’accompagner efficacement ces enfants avec des professionnels assermentés. Aujourd’hui, au regard du nombre d’enfants placés, le manque de places se fait sentir. Enfin, il y a très peu d’accompagnement des parents par du personnel qualifié pendant la période où l’enfant est confié, ce qui retarde d’autant le retour au domicile de l’enfant dans certaines situations.
L’enfant est vulnérable, il n’a pas les moyens de se défendre, et n’a pas toujours conscience du mal qui lui est fait. L’adulte se doit d’être protecteur. Il vaut mieux prévenir, l’évaluation permettra de confirmer s’il existe ou non un danger.
D’après la Haute Autorité de Santé, la part de signalements de maltraitances infantiles effectués par des professionnels de santé reste faible. Seuls 2 à 5 % de ces signalements émaneraient du corps médical. Est-ce que ces chiffres vous étonnent ?
Brigitte Prevost-Meslet : Ces chiffres ne m’étonnent pas non… Les temps d’hospitalisation sont en général très courts et ne permettent pas toujours un vrai repérage des maltraitances. A moins de voir des choses très apparentes type fractures… et encore. Beaucoup d’enfants vont rentrer chez eux sans que personne n’ait donné l’alerte**. Malgré tout, les professionnels en milieu hospitalier sont davantage au courant de ces questions. En revanche, les professionnels de santé installés en libéral ont souvent besoin d’être guidés, orientés, soutenus dans la réalisation d’un écrit professionnel d’information préoccupante. Les services d’enfance en danger sont présents pour les aider, le médecin qui travaille aujourd’hui à la Cellule de Recueil des Informations Préoccupantes (CRIP) peut également les guider et être leur interlocuteur quand il s’agit d’éléments d’inquiétudes concernant la santé de l’enfant.
En tant que professionnel de santé, comment agir en cas de soupçon de maltraitance sur un enfant ?
Brigitte Prevost-Meslet : D’abord je crois que le vocabulaire est important : il s’agit de protéger un enfant et non de le signaler. Nous, professionnels, sommes-là pour entendre l’enfant, l’observer et le protéger si besoin. Il faut donc prendre le risque de se tromper. Toute personne qui constate une situation dans laquelle l’enfant est en danger, ou en risque de danger, ou en a le fort soupçon a le devoir d’alerter les services adaptés. Concrètement, le premier réflexe à avoir est de composer le 119, le numéro national de l’enfance en danger. Sachez aussi que sur le site de chaque département se trouvent toutes les informations nécessaires aux professionnels, la démarche à suivre. En tant que professionnel, il vous est demandé de rédiger une information préoccupante, un écrit précisant les informations sur l’enfant ainsi que les éléments de danger pour l’enfant concerné par l’information préoccupante :
- aux services locaux de protection de l’enfance du lieu de domiciliation de l’enfant (circonscriptions ASE, PMI, Service Social);
- à la CRIP (Cellule de Recueil des Informations Préoccupantes) joignable par téléphone ou par courriel;
- enfin, l’autorité judiciaire (le Procureur de la République) peut être saisie directement dans les situations d’extrême gravité, nécessitant une protection sans délai.
Souvent, c’est la peur de se tromper, de faire des dégâts, qui retient d’agir… Que dire aux professionnels qui ont ce genre de doutes ?
Brigitte Prevost-Meslet : Il faut rassurer les professionnels et leur dire qu’ils agissent pour le mieux-être d’un enfant. Il est préférable de prévenir. L’enfant est vulnérable, il n’a pas les moyens de se défendre, et n’a pas toujours conscience du mal qui lui est fait. L’adulte se doit d’être protecteur. Il vaut mieux prévenir, l’évaluation permettra de confirmer s’il existe ou non un danger. Les Infirmières puéricultrices diplômée d’état de PMI abordent quasi systématiquement les questions de protection de l'enfance, elles sont parfois peu à l'aise sur certaines thématiques ce qui nécessite un accompagnement et un soutien institutionnel, et la formation continue que nous pouvons proposer par exemple.
Comment se passe le traitement des violences dans d’autres pays ?
Brigitte Prevost-Meslet : En France, l'enfant subit une double peine : la première c'est d'être victime d'actes délictueux, la seconde c'est d'être extrait en plus de son milieu (social et familial), sauf en cas d'enquête pénale, puisqu'alors, une mise en garde à vue de l'auteur présumé est décidée… Dans d'autres pays, c'est l'auteur qui est immédiatement mis en examen devant des actes de violences sur enfants quels qu'ils soient et des relais sont recherchés dans la famille de proximité…
Pour ma part, je crois fermement à l'efficacité de rompre les non-dits, de permettre aux enfants de s'exprimer, en restant toujours attentifs à leurs propos, de les informer sur leurs droits, sur les actes qu'ils peuvent subir et les orienter vers les services compétents. Ils ont droit à une protection et surtout à comprendre ce qui est de l'ordre de la violence, et les actes qu'ils sont en droit de dénoncer car anormaux.
*Lire puériculteurs/trices
**Pour rappel à l’attention des professionnels de santé (médecins, infirmières, etc.) La loi du 5 novembre 2015 met l’ensemble des professionnels de santé (et non plus uniquement les médecins) à l’abri de toute poursuite pénale pour violation du secret professionnel, sauf s’il est établi qu’ils n’ont pas agi de bonne foi. Par ailleurs, depuis la loi du 14 mars 2016, vous pouvez vous adresser au médecin référent de l’aide sociale à l’enfance de chaque département notamment pour vous accompagner dans le repérage des enfants en danger et vous renseigner sur les conduites à tenir dans ces situations.
Pour en savoir plus :
- La maltraitance pendant l’enfance et ses conséquences : BEH de Santé Publique France
- Enfant en danger : comment le signaler ? Toutes les précisions sur le site service-public.fr
- Un guide pratique réalisé pour les professionnels intervenant auprès des enfants afin de les aider à repérer, analyser une situation de danger pour l’enfant et transmettre une information préoccupante aux services de protection de l’enfance.
- Référentiel de bonnes pratiques professionnelles BP de la HAS
Susie BOURQUINJournaliste susie.bourquin@infirmiers.com @SusieBourquin
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