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LIVRE

A lire - Nous voilà beaux avec nos premières fois...

Publié le 12/04/2016

Dans son récit intitulé "Nous voilà beaux avec nos premières fois- Patient et soignant", en format court, sur le site communautaire Raconter la vie, Jacques Turenne, écrit ceci : « comment ne pas reconnaître une spécificité contextuelle du travail relationnel inconscient auquel parfois on se trouve encordé, alors que, bien sûr, on n’y est pas prêt.»

Les textes publiés sur le site Raconter la vie, site communautaire de ceux qui s'intéressent à la vie des autres - témoignages de patients, de leurs proches, de soignants... sont régulièrement présentés sur nos pages ; une très belle source éditoriale que nous avons choisi de partager entre nos deux sites.

Glue de la répétition...

« C’est la première fois que je me fais raser la tête » dit le patient… « Et moi c’est la première fois que j’en rase une » répond le soignant

Il est, allez-va, dans les 7 heures du matin, 7 h 30 peut-être dans ce vieux bureau infirmier aux lumières tamisées. Certaines équipes veulent un éclairage pleins feux, d’autres préfèrent la pénombre et celui qui se mêlerait de trop allumer se verrait cueillir comme d’un uppercut par un éteins ça, c’est trop violent ! Alors ceux qui trouvent que c’est trop obscur le taisent.

Cette transition nuit-jour, sommeil-éveil, domicile à peine quitté-lieu de travail à peine regagné, s’effectue le plus souvent laborieusement le matin, à pas comptés, encore plus en hiver, avec des soubresauts, des lenteurs, des reprises, des hésitations, comme une pesanteur. Glue de la répétition, là où l’on s’épuise au fil des « relèves », comme des sentinelles que l’on ne vient jamais définitivement remplacer, des soldats presque morts au combat, ou des quasi-inanimés dans la forteresse qui espèrent le jour où enfin quelque chose va arriver. Et on sait bien pourtant quel est l’adversaire ultime, il est déjà là, insidieux, à tout défaire, dénouer, c’est du sable qui nous file entre les doigts. Se battre contre ou avec rien ? Parfois ça s’engueule « un peu » ou ça en débine un ou une qui ne sont pas là, tentative de consolider des alliances à bon compte.

Il a commencé à se raser la tête...

Il est arrivé à la porte du bureau avec ses vingt-cinq ans, en pyjama, uniforme vert celui-là, il aurait pu être bleu aussi. Mais ça m’est resté, c’était vert. Pas que ça change grand-chose, mais c’est comme ça. La désolation. Il a l’air bouffé aux mites. Des trous dans la tête et tout pâle, le schizo. Il cherche quelqu’un. Faut l’aider. Il a commencé à se raser la tête. Mais c’est bien trop malaisé, essayer de se raser le crâne avec un rasoir Bic. Tiens, voilà la routine chamboulée… C’est pas franchement prévu au programme dans les soins du matin : tête à raser. (…) Dans la salle de bain, il est assis sur une chaise en plastique, devant le lavabo écaillé rempli d’eau au quart. (…) Il n’est pas très causant, et je ne suis pas absolument pas certain de ce que je trafique là. J’essaie quelques amorces de conversation, histoire de comprendre un peu ce qui a motivé cette recherche subite de calvitie et j’obtiens des réponses en style télégraphique banal et passe-partout « C’est pour changer… ». (…) C’est long. Je réalise que les petits rasoirs jetables sont d’un usage limité et radicalement inapproprié à l’ampleur de la tâche. (…) Nous avons consommé plusieurs rasoirs et j’en prends résolument un neuf pour le dernier passage, la touche finale. Mousse à raser sur tout le crâne, et doucement j’entreprends, soulagé, de le déblayer comme au chasse-neige, dégageant peu à peu, sous la couche crémeuse, lisse et brillant, ce qui m’apparaît dans un bref instant, comme le crâne d’un bébé. Fantasme fulgurant et fugace que je tiens entre les mains une tête de nouveau-né dont je serais l’accoucheur improvisé.

La radicale et essentielle première fois...

« C’est la première fois que je me fais raser la tête.. » Ça me vient sans réfléchir : « Et moi c’est la première fois que j’en rase une. » Nous voilà beaux avec nos premières fois. (…) J’entends à côté de moi son médecin référent qui dira : « Ah mais, tu ne sais donc pas, il est papa depuis quelques jours, il en a parlé en entretien, il se demande comment il faut faire pour être père, il dit qu’il va écrire son histoire pour que son enfant sache… » Alors c’était ça aussi - surtout - la radicale et essentielle première fois. 

Lire "Nous voilà beaux avec nos premières fois. Patient et soignant" dans son intégralité par Jacques de Turenne sur Raconter la vie.

Raconter la vie : la communauté de ceux qui s’intéressent à la vie des autres

Par les voies du livre et d’internet, Raconter la vie a l’ambition de créer l’équivalent d’un Parlement des invisibles pour remédier à la mal-représentation qui ronge le pays. Il veut répondre au besoin de voir les vies ordinaires racontées, les voix de faible ampleur écoutées, les aspirations quotidiennes prises en compte. Pour « raconter la vie » dans toute la diversité des expériences, la collection accueille des écritures et des approches multiples - celles du témoignage, de l’analyse sociologique, de l’enquête journalistique et ethnographique, de la littérature. Toutes les hiérarchies de « genres » ou de « styles » y sont abolies ; les paroles brutes y sont considérées comme aussi légitimes que les écritures des professionnels de l’écrit. Raconter la vie est la communauté de ceux qui s’intéressent à la vie des autres.


Source : infirmiers.com