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"Les crises sociétales impactent toujours les métiers de la santé"

Publié le 16/12/2019

Après huit mois de crise dans les hôpitaux publics, et l'annonce, par le gouvernement, d'une rallonge budgétaire, d'une reprise de dette étalée sur trois ans et de primes pour les personnels, le compte n'y est toujours pas. Les personnels hospitaliers, déçus par ce "plan d'urgence", seront de nouveau dans la rue mardi 17 décembre dans l’espoir d’être entendus. Alors que la Stratégie Nationale de Santé prévoit un axe de prévention sur l’épuisement professionnel des soignants qui montre combien cette profession est exposée, surtout en période de paupérisation de la population, Infirmiers.com a demandé à Caroline de Pauw, sociologue, chercheuse associée au CLERSE (Université de Lille) et directrice de l’URPS médecins Hauts-de-France, de donner son éclairage sur la question. Pour elle, la grève des hôpitaux est à mettre en relation avec le sentiment de dévalorisation des professions de soin, dans un contexte de crise sociétale.

Des soignants lors de la manifestation du 14 novembre à Paris. Un mois plus tard, la mobilisation du mardi 17 décembre sera-t-elle aussi importante ?

Infirmiers.com - Des grèves, il y en a eu parmi les soignants… y compris des dures (on se souvient de celle de 88 )Mais, cette fois, il semble que le système de santé entier soit en crise… Qu’en pensez-vous ?

Caroline de Pauw - L’actuelle crise va même au-delà de cela et traverse tous les métiers de la relation d’aide en général (pompiers, personnels des maisons de retraite, soignants…). Quand la société vit des crises importantes, ce qui est le cas aujourd’hui avec des crises profondes et inédites, quasi existentielles avec le réchauffement climatique, le modèle économique qui n’apporte pas les résultats escomptés malgré les multiples réformes proposées..., la souffrance qui en découle se manifeste de facto auprès de tous les métiers de la santé avec des personnes qui sont davantage en souffrance (sur le plan physique mais également psychique). Les professionnels de santé sont donc particulièrement exposés tout en étant dans l’impossibilité de soigner les causes profondes de ces maux. Une impuissance qui renforce parfois un sentiment d’inutilité ou de colère vis-à-vis d’un modèle où le relationnel et la relation d’aide devraient prévaloir. La crise actuelle traverse ainsi toutes les professions.

I.C - Les revendications sont anciennes. Pourquoi selon vous est-ce que les choses explosent maintenant ? 

Caroline de Pauw - La société française vit actuellement une période de réformes voulues comme majeures avec des propositions en termes d’organisation (réaménagement des urgences par exemple avec modification de la tarification, limitation de l’accès direct, création des Groupements hospitaliers de territoire (GHT) pour les hôpitaux, des Maisons de Santé Pluriprofessionnelles (MSP) ou encore des Communautés Professionnelles Territoriales de Santé (CPTS) pour les libéraux, développement de la télémédecine …) mais également des changements de cultures professionnelles avec de nouvelles compétences dévolues aux professionnels de santé (vaccination des pharmaciens , suivi gynécologique par les sages-femmes, création du télésoins…). Ces changements représentent de profondes mutations qui sont paradoxalement demandées dans un temps record, avec une très faible concertation des acteurs impliqués. Or, cette limitation temporelle de la concertation entraîne un sentiment de défiance grandissant. Les professionnels de santé sont placés devant des injonctions paradoxales car travailler sur leurs compétences entraîne forcément des résistances et donc la nécessité de redéfinir les cadres d'exercice dans lesquels chacun trouve sa place au sein d'un nouveau système équilibré. Alors que ce système n’est pas encore harmonieux, alors qu’ils vivent parfois de vives tensions concernant le périmètre même de leurs professions, il leur est demandé de se regrouper et de travailler ensemble sur les territoires… La position devient alors intenable. 

La spécificité du plan Ma Santé 2022 est qu’il expose des pistes d’intervention avec lesquelles on ne peut être que d’accord la plupart du temps, sans pour autant mentionner les moyens attribués, et en précisant le plus souvent qu’il s’agira de refondre l’organisation pour avoir de l’efficience. Ce mode de réflexion est d’une violence symbolique majeure pour les soignants. 

I.C - On a le sentiment que les soignants sont vraiment à bout de force et qu’ils expriment une profonde perte de sens (certains décident de raccrocher la blouse, d’autres se disent épuisés , assistent à une dégradation de leur métier qui aboutit à une perte de sens…). Pourriez-vous revenir là-dessus ? 

C.d.P - Les soignants ont l’impression d’avoir réclamé, d’avoir obtenu des promesses, mais de ne constater aucune amélioration profonde de leur situation. Au lieu d’invoquer les moyens insuffisants, l’injonction de résultats (via des indicateurs quasiment tous quantitatifs et court-termistes, et l’image renvoyée d’un problème d’organisation), entraîne un sentiment de déclassement qui traverse toutes les professions du soin, accompagné d’un sentiment de méconnaissance des conditions d’exercice de terrain.

I.C - Vous expliquez que les soignants sont particulièrement exposés, surtout en période de crise, de paupérisation de la population… Pourquoi cela ?

C.d.P - Santé et précarité sont liées. Lorsque vous êtes vulnérables, que votre situation se précarise, vos conditions matérielles se dégradent, votre estime de soi diminue, votre souffrance psychologique peut s’accroître, mais votre santé physique peut aussi en pâtir très rapidement avec des habitudes et une hygiène de vie qui se modifient (avec des conditions de vie ne permettant peut-être plus de manger sainement, de se loger correctement…). Les personnes en souffrance vont alors consulter leur médecin généraliste et leurs soignants habituels qui ne peuvent que constater le processus qui se met en place, en ayant peu, voire pas de prise sur la situation de départ. Pourtant, c’est vers eux qu'elles se tournent alors, leurs cabinets représentant peut-être l’un des derniers endroits où celles-ci peuvent être prises en charge. Dans mes recherches, les soignants font de l’écoute un acte thérapeutique particulièrement importants pour les personnes en fragilité sociale. Cette part d’écoute va de fait prendre plus de place, le temps de soin s’en trouvant allongé, alors même qu'il est demandé aux soignants de faire toujours plus vite avec moins de moyens. Cette situation les met en difficulté et finit par leur donner l’impression qu’ils ne font pas du bon travail. Ils prennent en soin les victimes de la paupérisation tout en étant spectateurs, n’ayant pas de prise sur les sources sociétales des problèmes de santé de leurs patients.

I.C - On n’a pas le sentiment que le gouvernement prenne la mesure de ce qui est en train de se jouer : la population vieillit et on sait que les professions soignantes vont venir à manquer dans les années à venir… Le plan "Ma Santé 2022" est-il à la hauteur de l’enjeu selon vous ?

C.d.P - Il y a effectivement une impression de disjonction entre d’un côté les attentes des professionnels de santé, qui sont sur la qualité des soins, les moyens pour les réaliser et sur la volonté de retrouver du temps avec les patients afin de mieux soigner, et de l’autre une réponse systématiquement organisationnelle. Je ne peux me prononcer sur le plan de santé car il correspond à un choix de société exprimé par le vote citoyen, mais la spécificité de ce plan est qu’il expose des pistes d’intervention avec lesquelles on ne peut être que d’accord la plupart du temps, sans pour autant mentionner les moyens attribués, et en précisant le plus souvent qu’il s’agira de refondre l’organisation pour avoir de l’efficience. Ce mode de réflexion est d’une violence symbolique majeure pour les soignants car il sous-tend, en creux, que si la situation est aujourd’hui critique, cela ne relève que d’une question organisationnelle et donc d’une certaine responsabilité individuelle (les acteurs étant tous contributifs de ce système, ils auraient donc "mal" travaillé auparavant). Cette présentation permet également d’occulter de fait toutes les questions sociétales qui y sont associées : quelle médecine voulons-nous ? A quel prix ? Même avec une organisation optimale, comment faire des prises en charge de qualité si le nombre de bras n’est pas suffisant pour la demande ? L’une des possibilités serait de travailler aussi sur la demande (et pas uniquement sur la réponse à l’offre), mais cela s’appelle la prévention, la promotion et l’éducation à la santé, ce qui suppose d’investir sur des politiques de moyen pour obtenir des changements de comportements structurels tant en matière d’habitudes de vie que de recours aux soins.

Les professionnels de santé sont placés devant des injonctions paradoxales car travailler sur leurs compétences entraîne forcément des résistances et donc la nécessité de redéfinir les cadres d'exercice dans lesquels chacun trouve sa place au sein d'un nouveau système équilibré.

Grève des hospitaliers : un mouvement "bottom-up"! 

En France, on n’a jamais vu d’actions similaires de la part des soignants, la plupart des mouvements étaient organisés à l’initiative des médecins. Or, ici, ce n’est pas le cas, on est davantage face à un mouvement bottom-up (qui part de la base) : les ASH, les aides-soignants, les infirmiers, les personnels techniques l'ont initié . Le corps médical était, lui, moins présent, expliquent Laurent Mériade et Corinne Rochette, respectivement Maître de conférences HDR et Professeur des universités en sciences de gestion, co-titulaires de la Chaire Santé et Territoire de l'Université Clermont Auvergne. De manière générale, les actions sont davantage portées par les strates opérationnelles plutôt que par celles qui sont décisionnaires.

En effet, si le collectif inter-hôpitaux réunit la plupart des mouvances syndicales, les personnels du soin en contact direct avec le patient sont particulièrement mobilisés. Ce qu’on peut se demander c’est : pourquoi ce changement ? Pourquoi maintenant ? Qu’est-ce qui a fait que, aujourd’hui, la coupe est pleine ? Le premier responsable est cette fameuse T2A mis en place en 2004. Ce changement de financement a en effet centré les établissements de santé sur le volume d’activité. Or, ce système perturbe grandement les valeurs des personnels hospitaliers qui restent centrées sur le patient. Ces modes de financements imposent une "rationnalisation organisationnelle". Par voie de conséquence, cela a provoqué des adaptations et des injonctions anxiogènes, voire paradoxales, soulignent les deux chercheurs. La mutualisation des ressources, avec notamment la gestion des lits ou la polyvalence des personnels qui sont envoyés dans des services déficitaires, en sont des exemples. Alors que les professionnels de santé sont centrés sur les actes de soins, le travail en transversalité entre les services sans moyens réellement dédiés pose problème. D’autre part, les professions soignantes sont en pleine mutation avec l’universitarisation de la profession infirmière, le développement des activités administratives et de coordination… Cela peut générer des inquiétudes, voire de l’agacement. Le passage au niveau master (bac+5) des professionnels sans aligner les grilles salariales était une erreur. On ne peut pas donner plus de responsabilités sans rémunération associée.

Quoi qu’il en soit, malgré des revendications justifiées et un gouvernement qui affirme être à l’écoute, le dialogue semble rompu entre les professionnels de terrain et les décideurs. Selon les deux experts, le fait que les médecins étaient moins impliqués au départ, explique en partie l’incompréhension des politiques face aux professionnels en colère. Les paramédicaux n’ont jamais réellement discuté ou pris la parole face au gouvernement jusqu’ici. Le dialogue se faisait davantage avec le corps médical. D'ailleurs on peut remarquer que beaucoup de ministres de la Santé étaient médecins (comme Agnès Buzyn) alors que les soignants demeurent peu représentés dans les instances gouvernementales et les ARS. Alors quelles solutions envisager face à cette crise ? Il faut aller de plus en plus vers "l‘inter-profession" pour régler les problématiques collectivement plutôt que de les traiter de façon catégorielle. En outre, les soins intégrés autour du patient (ou integrated care) peuvent permettre de restaurer le dialogue via l’objectif commun qu’est la prise en charge du patient. En parallèle, d’après les deux spécialistes, il paraît aussi important de reconstituer le binôme médecin/soignant qui a été altéré, et ce, pour deux principales raisons : d’une part les soignants se sont émancipés, d’autre part la charge administrative qui pèse beaucoup sur les deux professions les a éloignés sur le plan clinique. En règle générale, face à de nouvelles tâches, pour optimiser leurs interventions, de manière intuitive, les acteurs ont plutôt tendance à diviser le travail plutôt qu'à le coordonner et l'accomplir en équipe. Par exemple, aujourd’hui les infirmiers pilotent les process qualité et en sont garants alors que les médecins intervenaient de manière plus importante par le passé.  

Roxane Curtet Journaliste infirmiers.com roxane.curtet@infirmiers.com  @roxane0706

Susie BOURQUINJournaliste susie.bourquin@infirmiers.com @SusieBourquin


Source : infirmiers.com