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ETHIQUE

Le soin, à l'instar d'une oeuvre d'art, a-t-il une couleur ?

Publié le 29/08/2016
pinceaux peinture

pinceaux peinture

Que le soin puisse renvoyer l’idée d’une couleur spécifique apparait comme une évidence du simple fait que le soin procède d’un art. Alors, il appartient à l’auteur du Soin de le penser, le construire et l’exposer au même titre qu’une œuvre d’art.

En quoi le Soin est-il une oeuvre d'art ?

Il est certain que le contexte actuel ne favorise pas l’expression artistique… Est-ce pour autant qu’il faille abandonner l’idée ? Sûrement pas ! Au contraire, voilà même la voie de résistance qui me parait la plus brillante. Quand l’autorité fait allégeance au Léviathan et que la violence institutionnelle devient normalité, quelle arme reste-t-il au soignant ? Il en reste une formidable, quoi qu’on en dise, puissante au-delà de toute forme de violence, celle qui nous permet de produire un Soin en majuscule. C’est-à-dire quand nous nous donnons les moyens envers et contre tout de rester ici et maintenant, concentré sur le Soin avec et pour le patient. De cette façon, nous produisons un acte créatif, unique, dédié à une seule personne et c’est à ce moment qu’il nous appartient de faire de ce soin une œuvre d’art.

Une œuvre d’art ou un produit artisanal ?

Un Soin considéré comme une œuvre d’art ne serait-il pas un peu orgueilleux et suffisant de notre part ? D’aucuns penseront évidemment que l’idée vient d’une catégorie complexée de la Médecine mais laissons les dire, nous avons mieux à penser, et justement pour pallier ce qui fait souvent défaut chez nos chers critiques.

La différence entre un produit artisanal et une œuvre d’art réside simplement dans le contenu de chacun d’entre eux. C’est dans l’intimité du Soin, dans ce qu’il contient, ce par quoi il est habité que s’exprime l’œuvre ou le simple produit artisanal. Vous comprenez donc que ce contenu ne dépend pas du soin lui-même, le soin n’est pas soin uniquement par la technique dont il dépend : d’excellents techniciens du soin sont de piètres soignants…

Martin Heidegger, dans ses Chemins qui ne mènent nulle part, nous invite à une promenade dans une prose poétique comme rarement il en produit, sa prose à l’ordinaire restant un tantinet plus austère. Il explique ce qu’est une œuvre d’art à partir de ce qu’elle contient et il le fait admirablement à partir d’un tableau de Van Gogh « Vieux Souliers aux lacets » de 1886 : Dans l'obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s'étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles s'étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. A travers ces chaussures passe l'appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d'elle-même dans l'aride jachère du champ hivernal. À travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l'angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. La toile de Van Gogh est l'ouverture de ce que le produit, la paire de souliers de paysan, est en vérité. [...] Dans l'œuvre d'art, la vérité de l'étant s'est mise en œuvre.

C’est dans l’intimité du Soin, dans ce qu’il contient, ce par quoi il est habité que s’exprime l’œuvre ou le simple produit artisanal.

Ma couleur du Soin

Comment ne pas faire de passerelle avec le Soin quand nous l’effectuons dans les règles de l’art ? Oui, bien sûr, nous savons reconnaitre ce moment exquis, ce moment quand exactement nous faisons un soin d’excellence au-delà de la technique elle-même et que nous touchons à cette forme de grâce. L’œuvre d’art est bien là, le Soin est habité par le sens que lui donne son auteur. Parce qu’il y a une partie de moi dans ce soin, parce qu’il y a du don à autrui et que celui qui le reçoit autant que celui qui l’observe sont capables d’y voir du Beau, du Vrai et du Juste. Ma couleur du Soin est invisible pour les yeux dirait St Exupéry néanmoins le soin raconte sa propre histoire, de la même façon que les souliers de Van Gogh  montrent autre chose que des souliers. Le Soin parle de son auteur, il raconte ses intentions de ne pas nuire, il affiche sa responsabilité face au devenir du patient, il écrit dans la chair de l’autre sa participation à un mieux-être.

Le soin se fait comme un tableau ou une sculpture, il expose le soignant dans sa volonté de partage, sa détermination, son éthique. En cela chaque Soin porte la couleur du soignant et nous savons reconnaitre, avec un peu d’habitude, qui a fait tel ou tel soin. Nous avons tous une couleur de Soin et nous la mélangeons avec celle du patient pour tenter de trouver des couleurs complémentaires et harmonieuses. J’ai moi-même beaucoup de plaisir à chercher et à trouver cette couleur complémentaire qui permet de faire briller le regard du patient. Ce moment advient par le regard d’autrui apaisé par votre présence et le sentiment qu’il procure mêle l’inquiétude d’être à la hauteur et la joie de pouvoir répondre « me voici ». Emmanuel Levinas parle de ce moment comme le moment éminemment éthique. 

Le soin se fait comme un tableau ou une sculpture, il expose le soignant dans sa volonté de partage, sa détermination, son éthique.

Sans le regard du patient il n’y a plus d’œuvre d’art

Une infirmière me disait récemment que ce qui la transportait dans les soins, c’était quand elle devait faire un pansement complexe, minutieux, précis. Le regard du patient à la fois confiant et inquiet quand elle entrait dans sa chambre lui renvoyait la difficile cohabitation chez le soignant du pouvoir et de la responsabilité. Cette tension positive l’obligeait à être la meilleure possible. Outre la technique maitrisée, ce qui lui semblait le plus important était ce qu’elle mettait dans ce soin : ce qui faisait que le pansement était le moins douloureux possible, que tous les détails puissent être examinés et que tout le pansement dans sa globalité soit fait en pleine conscience avec et pour le patient. Ce qui compte aussi et surtout, me disait-elle, c’est le sentiment d’avoir bien travaillé et j’ai besoin du patient pour en être sûre. Sa conclusion était moins positive dans le sens où la notion de temps imparti permettait de moins en moins de profiter de ce qui finalement la rendait Soignante. Le Soin risquait de devenir juste une production technique et artisanale sans pouvoir accéder au statut d’une œuvre d’art. Le soin ne raconterait plus son histoire, il se viderait alors de son contenu soignant pour ne viser que des objectifs économiques.

La solution pour ne pas tomber dans la médiocrité et garder le Soin comme une œuvre d’art est finalement très simple : il convient de résister encore et toujours à l’envahisseur en valorisant les concepts essentiels aujourd’hui mis à mal : la lenteur, la douceur, l’écoute et tout de ce qui participe à ce qu’un Soin reste Beau, Juste et Vrai.

L’œuvre d’art est bien là, le Soin est habité par le sens que lui donne son auteur.

Christophe PACIFIC Cadre supérieur de santé Docteur en philosophie christophe.pacific@orange.fr


Source : infirmiers.com