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ETHIQUE

L'Argument infirmier peut-il exister par lui-même ?

Publié le 10/10/2013

La science infirmière fonde son discours sur le fait qu’il existe une autonomie et un argument qui seraient purement infirmiers. Si tel est le cas, quel est cette autonomie ? L’argument infirmier est-il si différent de l’argument médical pour qu’il ait besoin d’exister par lui-même et qu’il puisse être recevable par tous en tant que tel ? Quelle forme a-t-il ? Comment le reconnaître ?

L’argument infirmier est-il si différent de l’argument médical pour qu’il ait besoin d’exister par lui-même

L’autonomie d’une idée se mesure à sa capacité d’exister avec ou sans la caution d’autrui, par le fait même qu’elle se donne sa propre loi, qu’elle est capable de la défendre et de la promouvoir. Il y a plusieurs façon de fonder l’autonomie, selon que nous l’étudions à travers le regard anglo-saxon ou bien par un focus plus kantien.

Une autonomie sans contraintes pour les anglo-saxons

Pour les anglo-saxons, l’autonomie ne peut se soumettre à aucune contrainte. Pour faire court, les anglo-saxons proposent une autonomie assez tranchée dans le sens où elle tend à appliquer vraiment sa propre loi. Il s’agit là d’un concept assez brut de décoffrage (même si j’y trouve beaucoup de charme...) et qui n’admet pas de nuance. Comme Adam Smith le propose pour le commerce, une pensée doit s’autonomiser et exister par la force de sa concurrence. Une pensée s’impose quand son offre répond ou provoque la demande. Mais se donner sa propre loi et ne se soumettre à aucune contrainte, ressemble de trop près au refus d’un quelconque pouvoir (anarkhia en grec qui a donné anarchie = sans commandement). Tel est le reproche régulier fait à la définition de l’autonomie anglo-saxonne. Une forme de pensée professionnelle qui n’admettrait pas d’autorité tutélaire resterait peut-être encore un peu utopique et serait très péniblement envisageable aujourd’hui. Nos professions soignantes se sont organisées, hiérarchisées, disciplinées, spécialisées et l’époque tend à la légitimation d’un savoir infirmier par l’universitarisation. A ce stade, nous pourrions penser qu’il se construit là une forme d’autonomie de la profession par cette filière universitaire et je crois sincèrement que cette dernière contribue à la légitimation d’un savoir. Néanmoins il reste la vraie vie, celle des services, des postes de jour, de nuit, celle où les relations avec les différents partenaires se passent bien, mais celle aussi où les soignants pourraient penser qu’il est normal de se faire hurler dessus tellement la situation est récurrente et fait partie du quotidien. La médiocrité peut très vite se substituer à la normalité quand l’autonomie d’une pensée est prise en otage.

La vision kantienne de l’autonomie 

Le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804)1 inscrit dans le marbre un impératif catégorique basé sur la loi morale. Son idée de l’autonomie fonde son éthique par le respect de l’humanité dans chaque individu, par chaque individu, en ne visant rien d’autre que l’humanité en soi : celle que je porte en moi est la même que celle d’autrui, de ce fait je dois traiter les deux de la même façon.  L’autonomie de l’un ne doit pas se développer au détriment de celle de l’autre. Cette forme d’autonomie est certes plus contrainte que celle de la vision anglo-saxonne mais elle l’est par l’inférence morale qui lui donne une puissance de socialisation pour un idéal du vivre-ensemble. L’impératif Kantien nous dit : Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta propre personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen.

Cette notion de l’autonomie fait recette dans nos contrées, elle parie sur la suprématie de la retenue morale au profit d’un fonctionnement « win-win »2 avec autrui. Cet argument éthique est difficile à contrer, bien entendu. J’aurais toutefois quelques réserves à l’instar de Benjamin Constant (1767-1830)3 contre l’argument kantien. Je trouve son impératif catégorique un peu trop... catégorique !  Appliqué au propos de l’autonomie de notre pensée infirmière, il compte à mon sens un peu trop sur l’éthique des autres catégories professionnelles. Il faudrait donc que chaque profession puisse traiter l’autre aussi bien qu’elle se traite elle-même... autant dire qu’il y a du boulot sur la planche !

La pensée infirmière doit savoir : exister par elle-même, se faire respecter et trouver le créneau identitaire qui conjugue aisément son aliénation au système et sa propre liberté

Entre la position anglo-saxonne et la position kantienne il y a...

Celle des Grecs bien sûr, encore et toujours ! Aristote ( 384 - 322 av. J.-C.)4 invite à la juste mesure et nous pourrions à ce titre, tenter une position vertueuse qui ne serait ni dans l’excès, ni dans le défaut. Une autonomie respectueuse de l’autonomie des autres professions à l’instar de Kant mais qui tiendrait compte de la vraie vie et ne se laisserait pas pour autant marcher sur les pieds ni qui n’attendrait qu’on la traitât correctement.

La pensée infirmière doit savoir : exister par elle-même, se faire respecter et trouver le créneau identitaire qui conjugue aisément son aliénation au système et sa propre liberté. L’idée serait d’effectuer un équilibrage qui nous renvoie le sentiment d’une autonomie acceptable, une soumission librement consentie à condition d’une liberté suffisante sur notre coeur de métier. la négociation est loin d’être terminée, elle évolue et reste à construire.

Quid du rôle prescrit

Le rôle prescrit, symbole de notre soumission au corps médical, supporte de plus en plus aujourd’hui notre voix au chapitre. C’est une chance à saisir et nous devons continuer à développer en collaboration avec les médecins des protocoles de prises en charge, des procédures collégiales au sein des structures, des réflexions pluridisciplinaires au sein des pôles afin de promouvoir une pensée infirmière en termes de valeur ajoutée. L’idée de penser ensemble le soin prend de plus en plus de sens. Les nouvelles générations de soignants, de médecins, de cadres, de chefs de pôles, d’équipes de direction doivent imposer la nécessité de réfléchir ensemble pour grandir ensemble et non plus les uns contre les autres.

Le philosophe français Paul Ricœur (1913-2005)5 parlait d’ipséité, et cela me semble une excellente piste à suivre pour construire l’argument infirmier. Il s’agit de se déplier professionnellement pour exister par soi-même. L’ipséité dans une démarche éthique personnelle, c’est la somme des qualités qui permettent de devenir un être singulier, remarquable par ses différences, ses compétences. Un être en déploiement, pas seulement un infirmier ou une infirmière du service du Dr Tartampion mais devenir ce que l’on est : Monsieur ou Madame Singulier, l’excellent(e) infirmier(e) qui a pris soin de moi lors de mon hospitalisation.

Le rôle propre est devenu un sale rôle...

Quid du rôle propre

Le rôle propre, lui, est le symbole de notre émancipation et semble curieusement être moins pris au sérieux que le précédent. Il convient donc de le dépoussiérer au plus vite. Sa représentation se cantonne très vite à la toilette, aux soins de confort, bref, à tout ce qui ne fait pas forcément rêver un infirmier qui débute dans la profession, le rôle propre est devenu un sale rôle... Halte au feu sur le rôle propre ! Soit, appelons-le autrement : coeur de métier, source du soin, c’est ici (aussi et surtout) que nous devons imaginer de nouveaux possibles, de nouveaux déploiements pour faire du soin plus qu’une science... un art.

Comptons donc déjà sur nous-mêmes : l’argument infirmier ne peut être recevable que s’il s’éloigne de la simple opinion personnelle, de la simple éthique de conviction.

La formation initiale a formalisé l’analyse des pratiques, l’apport des sciences humaines s’est aussi renforcé, ce sont d’excellentes choses mais nous devons pousser l’analyse critique qui doit s’appuyer sur un modèle discursif irréprochable afin d’opposer l’Argument infirmier. Quel professionnel saurait spontanément présenter (hors d’une simple opinion personnelle, d’une simple éthique de conviction) un argument rhétorique contre une obstination déraisonnable face à l’argument médical ? Nous n’avons pas de mécanisme argumentaire fondateur qui permette un positionnement ciblé sur notre coeur de métier. Il faut donc compter aujourd’hui sur la force des plus courageux (à ne pas confondre avec les plus téméraires), que leur courage s’appuie sur une aisance de la controverse et que leur discours soit fondé sur un argument éthique, scientifique, juridique, psycho-sociologique, bref, professionnel et responsable.

A cette fin, Aristote (et oui, encore lui !) a proposé il y a 2.500 ans un mécanisme argumentatif qui a largement fait ses preuves et qui mérite d’être revisité avant d’élaborer une nouvelle pensée molle ou de réinventer l’eau tiède... Sa Rhétorique6 consiste à respecter trois ingrédients fondamentaux dans l’élaboration d’un argument :

  • l’éthos : la fin recherchée reste le plus grand Bien ;
  • le pathos : la compréhension de la position, de l’état d’esprit de l’interlocuteur ;
  • le kaïros : le choix du moment opportun pour accrocher au mieux l’argument.

Ces trois éléments fondateurs de la rhétorique d’Aristote permettent d’ancrer solidement le discours afin de convaincre et rallier l’interlocuteur à notre argument éthique. Nous reviendrons peut-être une autre fois pour développer plus avant cette méthode si toutefois l’intérêt des lecteurs en signifiait la nécessité.

Cette rhétorique ne doit pas être confondue avec la sophistique qui elle, ne se préoccupe pas d’éthos et dont le seul but recherché est de convaincre. Les sophistes sont capables de défendre un argument de la même façon que son contraire. certains étaient même rémunérés pour convaincre des assemblées afin de les rallier à une cause. Cet art se rapproche davantage de la politique...

Comptons donc déjà sur nous-mêmes : l’argument infirmier ne peut être recevable que s’il s’éloigne de la simple opinion personnelle, de la simple éthique de conviction

Vers un Argument professionnel légitime

Pour conclure, j’insisterais sur la nécessité de fonder l’Argument infirmier hors de la conviction seule. La conviction, quand elle se suffit, porte hélas les germes inféconds de l’opinion et ne peut convenir à l’élaboration d’un argument professionnel. Il convient donc de l’étoffer de responsabilité pour être à la hauteur de la controverse avec l’argument adverse.

Ce n’est qu’à la condition de la compréhension et d’une analyse critique de l’argument de l’interlocuteur, de la recherche du Bien pour tous et des éléments choisis de notre coeur de métier que l’impact de notre argument sera assez puissant pour être entendu.

Ce n’est qu’à la condition d’une volonté de dépli individuel et collectif que les mécanismes argumentaires diffuseront dans notre profession.

Ce n’est qu’à la condition d’un Argument professionnel légitime que nous pourrons parler d’autonomie.

Développons de nouvelles compétences, de nouvelles spécialités, des DU, des Masters, des doctorats et autres valeurs ajoutées qui permettent d’infiltrer les choix, les décisions des organisations pour mieux y participer et moins les subir.

Quand le courage, les armes justes et les légions sont réunis, il ne reste qu’à se tenir debout et dire à l’instar d’Emmanuel Levinas (1906- 1995)7 face à la sommation éthique « Nous voici ! ».

Notes

  1. Emmanuel Kant est un philosophe allemand, fondateur de l’« idéalisme transcendental ». Né le 22 avril 1724 à Königsberg, capitale de la Prusse-Orientale, il y est mort le 12 février 1804.
  2. Oui, j’aurais pu dire « gagnant-gagnant » mais celui qui n’arrive pas à placer l’expression « win-win » dans une conversation aujourd’hui est un blaireau de compétition... alors bon...
  3. Benjamin Constant de Rebecque, né à Lausanne le 25 octobre 1767, mort à Paris le 8 décembre 1830, inhumé au cimetière du Père-Lachaise, est un romancier, homme politique, et intellectuel français d'origine suisse.
  4. Aristote, surnommé le Stagirite, est un philosophe grec né en 384 av. J.-C. à Stagire, en Macédoine, et mort en 322 av. J.-C. à Chalcis, en Eubée.
  5. Paul Ricœur (1913-2005) était un philosophe français qui développa la phénoménologie et l'herméneutique, en dialogue constant avec les sciences humaines et sociales. Il s'intéressa aussi à l'existentialisme chrétien et à la théologie protestante.
  6. Aristote, Rhétorique, Paris, Le livre de poche, « classiques de poche », 2001.
  7.  Emmanuel Levinas (1906- 1995) est un philosophe français d'origine lituanienne, né à Kaunas et naturalisé français en 1930. Il a reçu dès son enfance une éducation juive traditionnelle, principalement axée sur la Torah.

Christophe PACIFIC Cadre supérieur de santé Docteur en philosophie christophe.pacific@orange.fr


Source : infirmiers.com