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ETHIQUE

La Bêtise : la bonne, la brute et l’assassine...

Publié le 15/07/2014
homme choqué

homme choqué

La bêtise n’est pas étrangère aux soins, ni à l’humanité en général, c’est à se demander si elle n’en serait pas même consubstantielle… Dans quelle mesure infiltre-t-elle nos rangs et peut-elle produire du mal dans un système prévu pour prendre soin d’autrui ?

Il faut bien avouer que le sujet n’est pas aisé et que parler de bêtise oblige à accepter d’en être empreint soi-même. Nous sommes tous l’imbécile de quelqu’un, néanmoins rien n’interdit que nous l’examinions à la lumière de ce qui se passe autour du procès de Nicolas Bonnemaison et des décisions de justice concernant Vincent Lambert , ne serait-ce que pour tenter d’éviter une contamination dans nos rangs qui pourrait se révéler létale…

Plusieurs formes de bêtise...

S'attaquer à la Bêtise nous oblige à parler de la nôtre...

Commençons par identifier l'origine sémantique, la bêtise vient de l’animal, de la bête. L’animal nous ayant pourtant démontré depuis longtemps ses capacités de sagesse, il s’agit davantage de souligner ici que l’homme, lui, peut se distinguer par sa capacité à s’encroûter dans sa bêtise quand il pourrait faire mieux. La bêtise dans ce cas n’érige l’homme qu’au rang d’animal snob. C’est cette bête qui nous habite l’espace d’un instant pour les plus chanceux, plus régulièrement pour d’autres, indécrottablement pour certains. Les établissements de soins ne sont pas exempts de ce fléau.

La bêtise "bonne"...

Il existe certes une bêtise saine, la bonne, car innocente et dénuée de mal, c’est celle des enfants, des fous, des imbéciles heureux, elle se situe au-delà du bien et du mal, elle découvre le monde sans a priori. Elle est joyeuse, inconsidérée, sans intention de nuire mais ce n’est pas pour autant qu’elle n’a pas de conséquences. L’expérience sert alors de mesure pour mieux se construire. Cette bêtise constitutive de notre humanité ne sera pas développée ici plus avant même si elle mérite le plus grand intérêt et nous protège quelque part de notre orgueil d’humanité et de notre air de supériorité.

Le procès de Monsieur1 Bonnemaison et les décisions de soins concernant Monsieur Lambert serviront de guide à notre examen. Le fait d’utiliser l’apostrophe « Monsieur » devant les noms précités me permet d’engager une juste mesure entre l’excès et le défaut. Si pour l’un l’habitude du titre de docteur était de mise devant son nom de famille, le prénom suffisait souvent pour l’autre. La presse n’utilise pas plus le prénom de Monsieur Bonnemaison qu’elle n’utilise l’apostrophe de Monsieur à Vincent Lambert, étonnant non ? Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont2  nous dit René Descartes, et si vous remplacez le bon sens par le mot « bêtise », ça marche aussi !

La bêtise "brute"...

Une autre forme de bêtise, la brute, se traduit le plus souvent par une suffisance de pensée chez un individu qui pourrait faire beaucoup mieux. De là se nourrissent les différentes formes de discriminations au sein de notre propre communauté humaine. C’est bien à partir de cette suffisance, de ce mécanisme de médiocrité que l’individu se satisfait de lui-même. Il s’interroge peu, trouve que les réponses qu’il se donne sont les seules recevables, vu qu’il ne se prête pas à la controverse. En bref, il s’entend bien avec lui-même, se pense intéressant, pertinent, congruent, juste, bon et adapté. Cet individu est souvent sujet à la boursouflure égotique et ne souffre pas de solitude puisqu’il y trouve les ressources nécessaires pour construire sa propre insuffisance.

Question : quelqu’un aurait-t-il compris pourquoi l’infirmière Christine Malèvre a écopé de 12 ans de réclusion criminelle et que Nicolas Bonnemaison a été acquitté ?

La justice fait le grand écart ! Même le parquet du tribunal de la cour d’assises de Pau n’a pas compris, il fait appel. La réflexion n’est pas terminée et c’est une bonne chose. Confondre le légal et le bon serait une grosse bêtise et c’est bien la tendance qui a flotté sur ce procès. Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique3 pensait que les juges des délibérés influençaient le jugement des jurés et nous étions là au XIXe siècle. Si, dès cette époque, Tocqueville prévoyait pour la France des formations citoyennes pour être plus compétents en tant que jurés, rien ne nous y prépare encore aujourd’hui et nous jugeons en notre âme et conscience, un peu comme on se le sent en fait… La réflexion éthique est une praxis, un entraînement. On ne peut pas être vertueux qu’une fois en passant et l’investissement citoyen en termes de justice est bien en deçà de ce qu’il devrait ou pourrait être. Ne confondons pas ce qui est légal et ce qui est juste ou bon, la réflexion éthique doit toujours pouvoir interroger la loi et si le contraire arrivait, alors nous ne serions plus en démocratie !

Ne confondons pas ce qui est légal et ce qui est juste ou bon...

Ecouter Jacques Brel qui nous chante "L'Air De La Betise"

La bêtise "assassine"...

Enfin une dernière forme de bêtise, l’assassine, peut s’immiscer dans les soins. Il est bon d’envisager dans quelle mesure, et pour quelle fin, la bêtise pourrait être nocive. A quel moment la bêtise rend-elle l’homme inhumain, barbare ou monstrueux ? Il n’est pas impossible comme l’indique Jean-François Mattei, que la barbarie se soit logée au cœur même de notre civilisation elle sait prendre son temps et mûrir son goût du néant. La civilisation européenne n’a pas dissous la barbarie en conquérant de lointaines steppes ou de nouveaux déserts, elle l’a introduite en son sein et l’a laissé gagner par son propre processus de dissolution, irriguant de son sable les déserts intérieurs. Si la nocivité de la bêtise ne semble pas toujours évidente, elle émerge de facto dès qu’elle s’inscrit dans un projet figé comme l’explique Gabriel Liicéanu dans De la limite4. C’est bien le risque qu’encourt le soignant qui s’isole, qui se satisfait de sa seule logique et qui trouve les seules réponses qu’il se donne. C’est opposable au médecin comme à l’infirmier ou à l’aide-soignant, ainsi qu’à tous ces acteurs de soins qui tiennent la vulnérabilité d’une personne entre leurs mains.

S'armer contre la médiocrité... 

Il y a un barbare pour chacun, et chaque époque a ses barbares. Nous sommes les germes de la banalité du mal quand nous nous arrêtons de penser. L’insuffisance de pensée, l’inexistence de partage, de réflexion, nourrit la barbarie intérieure et en cela nous retrouvons les logiques de Christine Malèvre et de Nicolas Bonnemaison. La banalité du mal dont nous parlait Hannah Arendt n’a pas disparu avec les atrocités de la seconde guerre mondiale. Elle est constitutive de nos organisations dès que nous baissons la garde et que nous laissons les soignants se cloisonner dans cette insuffisante compagnie de soi. En cela, l’institution tient sa part de responsabilité si elle n’engage pas une démarche éthique qui favorise la porosité entre l’individu et le collectif. Le partage de la réflexion, des moments et des lieux pour penser le meilleur possible avec et pour autrui reste la meilleure arme contre la médiocrité et le mal en soi.

Nous sommes les germes de la banalité du mal quand nous nous arrêtons de penser

L’institution hospitalière se reconstruit en alvéoles, un monde cloisonné, où le « vivre ensemble » qu’Hanna Arendt a proposé comme télos se transforme rapidement en un  « mal de vivre ensemble ». Oui, c’est bien de l’Hôpital qu’il s’agit et à tous les niveaux. Ce lieu destiné à l’accueil et à la rencontre humaine magnifiée par le soin, risque bientôt de ne plus répondre dans ses priorités à sa fonction première. La personne humaine est-elle devenue trop complexe pour la médecine ? Où est-ce le système qui devient incompétent pour cette rencontre humaine ? Quand la justice légitime le meurtre, c’est la Bête qui entre à l’Hôpital. Quand la prise en charge de la fin de vie se confond avec la problématique de gestion des lits, l’insuffisance d’analyse critique des soignants, le manque de réflexion collective, alors la mort de personnes très vulnérables peut devenir LA réponse. Quand le contexte se durcit, l’humanité cède du territoire aux contraintes du système.  Quand l’homme ne contrôle plus l’organisation, il bascule par le biais d’une bêtise systémique dans une nouvelle forme de barbarie.

Quel remède pouvons-nous opposer à cette bêtise ambiante ? J’ai bien conscience que la résistance n’est pas une partie de plaisir, une galère même ! Mais à l’instar de Nicolas Grimaldi je propose de nous concentrer sur la rame et la tenir plus fermement…

Notes

  1. René Descartes, Discours de la Méthode, Première partie, 1637.
  2. Jean-François Mattei, La barbarie intérieure, Paris, Puf, 2001, p. 47.
  3. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Flammarion 1999.
  4. Gabriel Liicéanu, De la limite – Petit traité à l’usage des orgueilleux, Michalon, 1997.

Christophe PACIFIC  Cadre supérieur de santé  Docteur en philosophie  christophe.pacific@orange.fr


Source : infirmiers.com