Petite question par curiosité :
êtes-vous infirmier ?

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PORTRAIT / TEMOIGNAGE

Et puis un jour, le dernier "ta mère, la pute !" ne passe pas...

Publié le 11/03/2016
infirmière fatiguée

infirmière fatiguée

J’ai été Charlie. On a tous été Charlie. On a tous partagé cette Tour Eiffel en pleurs, ce Paris indigné, attristé et meurtri. On a tous été admiratifs devant ces soignants qui ont fait de la médecine de guerre pendant quelques heures. On leur a même donné une prime ! J’ai été Charlie… Mais qui est moi ? Qui est cette infirmière qui encaisse des insultes, des menaces, des coups, des crachats ? Qui est cette soignante qui vient travailler la peur au ventre ?

Une infirmière des urgences témoigne à coeur ouvert de sa souffrance face aux violences répétées subies au jour le jour...

Je suis cette infirmière. Nous sommes des milliers à être ces soignants. Et pourtant, nous sommes seuls. A la première insulte, on encaisse. On fait comme si de rien n’était… C’est normal, elle est âgée. A la deuxième, on excuse : il a mal et je ne suis pas venue assez vite poser la perf. La troisième fois, on sourit : il essaie de me mordre mais il a Alzheimer. La fois d’après, on en rit avec les collègues : « putain » qu’il a dit… « Non, monsieur, ici on soigne à l’œil ! ». Et on passe outre. Et puis un jour, le dernier « ta mère, la pute ! » ne passe pas… Allez savoir pourquoi… Et puis quand même, on en parle ! On fait remonter nos difficultés, notre souffrance. La direction, bienveillante et à l’écoute, nous propose alors….des groupes de travail. Depuis des années, qu’on en fait, des groupes de travail !

A la première insulte, on encaisse. On fait comme si de rien n’était… C’est normal, elle est âgée.

Un jour, au décours d’une énième déclaration d’événement indésirable dénonçant une agression, la direction de l’hôpital, bien compréhensive, répond simplement « enfin, madame, en allant travailler aux urgences, vous deviez bien vous douter que ça allait être comme ça… ». Ah… j’aurais dû me douter, alors.  Arrive encore une agression physique où on voit un collègue à terre, le visage déformé par des coups, ou une collègue en pleurs suite à des mots violents et des insultes incriminant sa mère… oui mais sa mère, elle vient de la perdre, la collègue. Et cette violence, on ne l’accepte plus. Regain de dignité oubliée au vestiaire ? Explosion de colère refoulée depuis longtemps envers un système qui maltraite les patients et les soignants ?  On ne l’accepte plus. C’est tout.

Et c’est comme ça que naît un mouvement de grève. Sauf que la grève, chez nous, soignants, ça ne veut pas dire grand chose. C’est comme ça quand on fait un métier longtemps exercé par des bonnes sœurs… ça laisse des traces ! Alors quand une grève ne gêne personne, que fait la direction ? Elle nous regarde, du haut de ses bureaux, nous agiter dans tous les sens, à distribuer des tracts, à faire signer des pétitions, à attendre que ça nous passe, et nous assigne à travailler. En faisant revenir des collègues pour remplacer ceux qui sont malades parce que vous comprenez, ils sont en train de manifester dehors, alors ils peuvent bien revenir travailler !

Il fera quoi, le « vigile », lorsqu’une dame nous insultera parce qu’on a laissé son papa dans sa merde pendant des heures ?

Mais finalement, la direction nous entend : la solution est toute trouvée, on va y mettre un « vigile », aux urgences ! Pour sûr, il va régler le problème, le « vigile », quand un allumé, en demande de soins psychiatriques, sortira une bombre lacrymo en salle d’attente, ou quand un enervé essaiera de retrouvé le mec qu’il a tenté de buter un peu plus tôt dans la journée, histoire de finir le boulot. Mais il fera quoi, le « vigile », quand un monsieur s’énervera parce que sa femme souffre le martyr depuis 5 heures et qu’on n’a pas encore eu le temps de s’occuper d’elle ? Il fera quoi, le « vigile », lorsqu’une dame nous insultera parce qu’on a laissé son papa dans sa merde pendant des heures ? Ah mais ce n’est pas faute de nous l’avoir dit, à nous, les soignants, que son papa était tout crotté. Au premier passage, on dit « oui madame, je vais venir », mais non, on a une urgence, ce n’est pas pour cette fois-ci. Au deuxième passage, on dit « je vous envoie ma collègue », sauf que la collègue n’est pas dans le service puisqu’il fallait emmener quelqu’un au scanner au plus vite. Au troisième passage, on sait qu’on ne pourra toujours rien faire simplement parce qu’on a d’autres priorités, alors on baisse la tête. On évite de croiser le regard de cette dame peut-être trop polie pour nous invectiver. Et même si cette dame ne nous insulte pas parce qu’on a laissé son papa se détériorer, c’est déjà une véritable violence, pour nous, soignants, de savoir qu’on est maltraitant, malgré nous.

Au troisième passage, on sait qu’on ne pourra toujours rien faire simplement parce qu’on a d’autres priorités, alors on baisse la tête.

Alors ils sont bien gentils, à la direction, de nous mettre un « vigile » en salle d’attente. Mais ça ne résoudra pas le vrai problème, loin de là. On continuera de faire attendre des patients impatients. On continuera de dire aux familles « je vais venir» pour les plus diplomates d’entre nous, ou « non, je n’ai pas le temps » pour les plus courageux. Et l’agressivité continuera de monter, encore, et encore.

A moins que… la direction n’entende réellement notre souffrance de ne pouvoir soigner correctement les usagers et qu’elle nous accorde le Graal : des moyens humains supplémentaires. Un tout petit effort, justifié par ailleurs par l’augmentation du nombre de passage au service des urgences depuis des années et suivant les recommandations de l’ARS. En voilà une bonne idée pour faire baisser l’agressivité aux urgences ! Et pis c’est quand même bizarre, parce que c’est un peu partout en France qu’on réclame des soignants supplémentaires dans les services d’urgence. C’est peut-être qu’il y a une raison, non ?

On ne se bat pas à armes égales, parce que nous, dans nos écoles, ce qu’on nous apprend, c’est l’empathie, le prendre soin, la souffrance du corps et le moyen de la soulager, la détresse morale et l’écoute...

On n’est peut-être pas si cons, nous les soignants quand on dit qu’on sait ce qui se passe dans notre service, là où on trime, où on sue sang et eau, où on court du matin au soir et du soir au matin, où on est confronté à la douleur, à la souffrance, et à la mort, à la pisse, au sang, au vomis, aux pleurs, aux cris et aux plaintes. On n’est pas sorti de Saint-Cyr, mais avec nos années d’expérience dans le service, on n’a peut-être pas tort de penser que des soignants supplémentaires nous permettraient de désamorcer bon nombre de situations d’agressivité.

Alors c’est certainement très intéressant pour nos dirigeants de gérer ce type de crise, parce que c’est ce qu’on leur apprend dans leurs grandes écoles. Et on ne se bat pas à armes égales, parce que nous, dans nos écoles, ce qu’on nous apprend, c’est l’empathie, le prendre soin, la souffrance du corps et le moyen de la soulager, la détresse morale et l’écoute pour l’apaiser, la maladie et les thérapeutiques pour la repousser, la mort qui rôde et les gestes pour ne pas la laisser emporter un fils, une mère, une amie, et même un inconnu.

J’aimerais que, l’espace d’un instant, la direction soit cette soignante.

Une infirmière aux urgences


Source : infirmiers.com