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AU COEUR DU METIER

Edito - Le soin : une manière d'habiter le monde...

Publié le 14/12/2018

Soignant, soigné… une relation qui remonte à des temps anciens. Une relation qui en dit long sur les valeurs d'une société, sur son organisation et sur la prise en charge des plus faibles. Le soin, cette partie non visible de la médecine mais essentielle pour aller mieux, relation discrète et souvent négligée faute de moyens, mais pourtant fondamentale puisqu'elle qui unit la personne malade au personnel soignant. Eléments de réflexions autour du soin livrés par de brillants contributeurs aux sciences humaines - psychanalystes, anthropologue, philosophes, écrivains - réunis l'espace d'une soirée, le 27 novembre dernier, par le journal Libération en collaboration avec nehs (Nouvelle Entreprise Humaine en Santé) pour éclairer la thématique suivante : "La santé à coeur ouvert : empathie, parole, soin".

Le soin, dans son aspect professionnel, va bien au-delà de la bienveillance. Ce n’est ni de la charité, ni de la compassion. Il s’agit de s’ajuster aux besoins de l’autre afin de l’accompagner au plus juste dans son parcours de soin.

Laurent Joffrin, directeur de la rédaction de Libération, s'est interrogé en préambule : que seraient la liberté du malade et l'égalité devant les soins, piliers de la santé publique, sans ce lien fraternel entre soignant et soigné qui humanise ce monde de l'inquiétude et de la souffrance devant la maladie ? Une question parmi de nombreuses autres, livrée lors de ce forum qui a fait la part belle à la réflexion et aux débats. Sylvain Chapuis, directeur général de nehs , a renchéri : on parle beaucoup de nouvelles technologies, d’intelligence artificielle , de robotisation. Mais il faut remettre au cœur du débat cette relation entre soignant et soigné qui en dit long sur les valeurs que porte une société. Au quotidien, la bien portance du patient, sa prise en charge et sa guérison sont d’abord le fruit d’une relation spécifique avec son ou ses soignants, un lien qui doit être protégé, voire restauré. En effet, la base d'un soin, c'est la question de la confiance entre le soignant et le soigné. Quand on enlève ça, on rend le soin moins efficace. Et Axel Khan, écrivain et généticien, de rappeler qu'une société qui ne s’organiserait pas pour prendre soin des plus fragiles, ne serait pas une société.  

Le care, ce n’est pas une société qui sépare les vulnérables et les autres. Prendre soin, c’est aussi défendre les approches universelles et veiller à ce que la norme soit la moins discriminante possible. Cynthia Fleury

Sur la question d'une société qui serait "aux petits soins", Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, titulaire de la chaire Humanités et Santé au Conservatoire national des Arts et Métiers, a expliqué ceci : il faut sortir d'une vision totalement sentimentale de ce qu'est le soin. Le soin ce n'est pas de l'assistanat, ce n'est pas exclusivement réservé à ceux qui sont vulnérables, fragiles. Le soin est une manière d'habiter le monde, de construire des capacités chez les individus. Et de souligner que toute institution qui veut rendre l'autre capable doit être une institution qui soigne. Dans ce cas, on ouvre, on politise la question du soin et on en fait pas quelque chose d'exclusif qui serait porté par les plus vulnérables pour les plus vulnérables. Roland Gori, psychanalyste, a souligné pour sa part que le soin dans son aspect professionnel va bien au-delà de la bienveillance. Ce n’est ni de la charité, ni de la compassion. Il s’agit de s’ajuster aux besoins de l’autre afin de l’accompagner au plus juste dans son parcours de soin

D'où vient cette préoccupation maternelle primaire qui conduit l'environnement familial et social à accueillir la dépendance de cet être précaire qu'est le nourrisson et y répondre en s'adaptant à ses besoins ? Roland Gori, psychanalyste

Mais d'où vient cette capacité à prendre soin de l'autre, à comprendre son ressenti, à percevoir ses intentions, ses émotions ? Valérie Delattre, archéo-anthropologue, chercheure à l'Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), rappelle que l’archéo-anthropologie est un métier au cœur de l’humain. En fouillant les sépultures, j’étudie le défunt mais aussi le vivant qu’il a été. Et d'expliquer que dans toutes les sociétés, on retrouve cette notion de paléo-altruisme, notamment encouragée par les religions. En effet, dans les textes on retrouve le devoir « d'aider son prochain », pas seulement les infirmes mais tous les pauvres, dans un but charitable. Cependant, il n'y a pas de projet d'insertion à la clé. Juste de l'aide aux soins et au quotidien. Dans l'Occident médiéval, on recueille les handicapés, on les nourrit, on les met au chaud, c'est tout. La seule exception notable, ce sont les bimaristan, ces hôpitaux de l'islam médiéval apparus avant l'an mil. On y prodiguait des soins, de la balnéothérapie et on affichait une véritable volonté de soigner, d'insérer les patients, souvent handicapés mentaux. C'était vraiment unique. Ainsi, le soin demeure cette substance éthique qui fonde le respect, la dignité et la justice sociale à l’origine de notre civilisation. Mais pour Roland Gori, psychanalyste, la santé est un problème écologique dans un sens plus étendu que celui que l'on donne habituellement à ce mot. Cette préoccupation thérapeutique primaire qu'est le temps du soin risque de se voir effacée par les prodigieuses découvertes des machines algorythmiques de notre e-santé. Ce n'est pas la faute des machines numériques si leur progrès nous rend moins humains, mais la conséquence d'une manière politique et éthique de gouverner les autres et de se se gouverner soi-même.

Avant d'être happés par les géants du numérique qui, sans hésitation, sauront nous imposer leur propre projet de société, nous avons encore le choix, dans ce monde en gestation, de faire naître une nouvelle voix porteuse de nos aspirations. Patrick Mallea, directeur des nouveaux usages du groupe nehs.

C’est bien dans le cadre de cette quête et de cette conquête humaine qu’il convient d’interroger la notion de progrès, a expliqué Patrick Mallea, directeur des nouveaux usages du groupe nehs. Si nous admettons que les données de santé, les data, récoltées, récupérées et exploitées par les différents systèmes de surveillance mis à disposition des patients permettent à chacun de devenir un contributeur du « processus de soin » ou d'une réhabilitation plus pertinente, alors « oui », le digital peut traduire des comportements en informations utiles, essentielles à un diagnostic plus rapide et plus sûr, aux soins, à la prise en charge, au suivi et à une surveillance plus adaptables aux contraintes quotidiennes de la personne confrontée à la maladie ou à une situation de handicap. Pour lui, la technologie ne porte pas en elle tous les maux. Et d'ajouter : il nous faut apprendre à débattre de ces sujets sinon les GAFA s’en empareront. Nous devons redevenir ces conquérants du mieux qui ont fondé notre société.

Les mots couchés sur du papier peuvent-ils cautériser nos plaies, même les plus profondes, les plus cruelles ?

Il est une composante du soin que l'on ne saurait nier : la parole. Parfois, dans cette relation soignant/soigné si précieuse, il arrive que la parole se dérobe au patient, parfois aussi au soignant. Comment alors trouver le mot, « le bon mot » pour exprimer ce qui ce joue lorsque le corps ou la tête vacille, perd pied, s'absente. L’écriture peut-elle alors prendre le relais, dans quelle mesure et pour pallier quoi ? En effet, les mots couchés sur du papier peuvent-ils cautériser nos plaies, même les plus profondes, les plus cruelles ? Elisabeth de Fontenay, philosophe et écrivaine, en publiant Gaspard de la nuit (prix Femina Essais 2018) est partie à la recherche d’un petit frère de 80 ans, dont elle se garde de qualifier le handicap et dont on saura seulement qu’il persévère dans une irréversible absence à lui-même. Pour elle, la parole ne se dérobe jamais, elle peut toujours resurgir. Ainsi l'exprime-t-elle dans son ouvrage : Il ne se regarde pas dans la glace. Il sourit rarement, ne rit pas, ne pleure pas. Il n’affirme jamais : ceci est à moi, mais seulement parfois demande : est-ce que c’est pour moi ? Il dit rarement "je" et ignore le "tu". Il ne prononce pas mon prénom. Pourtant, la surprise, lorsque je me vois par hasard dans un miroir, de découvrir ses yeux dans mes yeux m’oblige à présumer une parenté de nos vies secrètes, à conjecturer chez lui une histoire qui aura continué ailleurs et dont je cherche à déchiffrer les trop rares messages, en enquêteuse incompétente, impatiente et inconsolée. Elle dit avoir scellé un pacte de papier avec son petit frère dont elle raconte le handicap, le quasi-mutisme et l’apparente absence au monde. Par l’écriture, elle a tenté de restituer à un être diminué, vulnérable, une histoire et à partir du moment où il y a une histoire, il y a une parole.

Vint ensuite la parole forte et retrouvée de Philippe Lançon, journaliste de Libération, blessé à la mâchoire lors des attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015 . Il a écrit Le Lambeau (prix Femina 2018), récit de sa reconstruction. Il y raconte sa vie "démantibulée", au propre comme au figuré. Un présent en lambeau au figuré et un futur qui s’y rattache au sens propre. Le Lambeau est un chef d’œuvre d’introspection et d’humanité au-delà de la souffrance. Privé de parole de par la gravité de ses blessures, ses premiers mots à l’hôpital, il les a gravés sur une ardoise raconte-t-il. Les mots étaient son univers, il était donc naturel qu'il en fasse usage et ce "goût des mots" ne l'a pas quitté tout au long de ses séjours à l'hôpital, se substituant sans doute au "dégoût des maux"... Mon métier c'est écrire, a-t-il rappellé, la machine s'est donc mise en marche naturellement; un rituel qui ne me permettait pas d'échapper à l'angoisse, mais de la contrôler. Par cet ouvrage publié a posteriori, il s'est agi pour moi de faire un travail introspectif et littéraire, une sorte de travail de mémoire de ce que ma vie avait été et de ce qu'il m'en restait à présent.

Qui mieux que ces soignants peuvent avoir accès, si intituivement - mais parce que c'est aussi leur expertise - à la pensée du patient ?

Nadine Le Forestier, neurologue à la Pitié-Salpêtrière et spécialiste de pathologies dégénératives, a souligné que le texte de Philippe Lançon incarnait la fertilité du patient. La longueur de votre passivité - en tant que patient - s’est conjuguée à la fertilité de l’individu patient que vous étiez, vous permettant, via l’écriture, de rester un être de relation sociale, lui a-t-elle dit. Comme le rappelait récemment Vincent Olivier, si Philippe Lançon raconte le meilleur de la médecine, c’est peut-être aussi parce qu’il incarne le meilleur du patient : gentil mais pas obséquieux, curieux mais pas indiscret, coopératif mais pas tyrannique, compliant mais pas passif. Sans l'usage de la parole, il a toujours communiqué avec "ses" soignants dans une relation riche, profonde, habitée ; une relation également très affective car Philippe Lançon, victime du terrorisme, était un patient particulier, symbole de ce qu'il y a de plus abject, de plus inacceptable. Avec les soignants, notamment les infirmier(e)s et les aides-soignant(e)s, il a expérimenté une communication "autre", au-delà des mots, car qui mieux que ces soignants peuvent avoir accès, si intituivement - mais parce que c'est aussi leur expertise - à la pensée du patient ?

Nadine Le Forestier, l'a souligné, intrinsèquement la médecine est un métier du verbe, on est constamment amenés à parler, mais on n’est jamais préparés à le faire. Il faut apprendre à dire les choses, même les plus douloureuses à entendre. Etre responsable d'un savoir est très lourd à partager, mais au coeur du soin, il faut savoir être juste et dans la juste parole. Philippe Lançon avait d'ailleurs rappelé l'importance de la connaissance du patient dans son processus de guérison, de reconstruction, de projection, et l'immense chance qu'il avait eu d'être sans cesse informé, de façon méthodique, par sa chirurgienne Chloé, des étapes, y compris incertaines, de son parcours de soins à venir. Un dialogue qui peut être difficile selon Nadine Le Forestier, mais qui enclenche une évolution, une métamorphose du soigné et du soignant d'autant lorsqu'il s'agit d'annoncer de mauvaises nouvelles car il y a parfois des situations sans solutions. Auteure d'une thèse sur le langage, elle déplore que l'on ne mesure pas suffisamment l'effet de la parole dans la relation de soin. Elle va plus loin encore expliquant que la dynamique professionnelle pour améliorer la qualité du soin montre qu’en dépit des progrès de l’enseignement sur la relation soigné-soignant, le temps du verbe médical est encore sacrifié au chevet des malades.

A l'heure où soignants et aidants sont sous pression, où la société tend à se déshumaniser, tout comme l'hôpital devenu "entreprise", ce forum de réflexion autour des vertus soignantes dans leur sens le plus large, a permis de s'interroger, d'écouter, de débattre et de sortir convaincu, s'il fallait encore qu'on le soit, que pour soigner, nul ne peut - ne devrait -  faire l'économie de l'humain.

Bernadette FABREGASRédactrice en chef Infirmiers.combernadette.fabregas@infirmiers.com @FabregasBern


Source : infirmiers.com