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AU COEUR DU METIER

Edito - "Avec le temps, va, tout s'en va..."

Publié le 03/02/2017
Hôpital abandonné

Hôpital abandonné

« Astreintes ». Un terme qu'on associe volontiers au mot « contrainte ». Or, si l'on se rend à l'évidence, pour beaucoup d'infirmiers, c'est ce qu'est devenu l'exercice avec le temps. Une contrainte. Des horaires à rallonge, des heures supplémentaires impayées, une vie familiale difficile, mais surtout de pénibles conditions de travail qui se dégradent au fil du temps depuis plus de quarante ans. Une situation qu'Anne Papas décrit fidèlement dans son livre « Astreintes, chroniques d'une vie d'infirmière » et qui pousse à s'interroger sur les espoirs de voir enfin les choses changer.

Au fil du temps, certaines choses sont laissées l'abandon, comme l'espoir de voir enfin évoluer la façon dont sont traités les infirmiers. Crédit : Y. Hight.

1973, 1988, 2000, 2017… Les décennies se succèdent. L'évolution du monde, dans son inexorable lancée, rend propice l'apparition de nouvelles technologies, de nouvelles façons de penser, d'appréhender l'avenir, laissant à l'abandon ce qui ne vaut plus la peine d'être conservé. Les choses changent et se modernisent de manière parfois si naturelle qu'on en oublierait presque ce quelles étaient autrefois. Une femme peut désormais exprimer ses convictions sur un bulletin de vote ou se déclarer candidate à la présidence d'un pays. Internet efface les frontières physiques et ouvre les portes d'un nouveau monde. Et pourtant...

Au milieu de tous ces changements, qu'ils soient spontanés ou provoqués, se tiendrait-il une profession condamnée à rester figée hors du temps. Le tempscette  dimension du réel qui rend possible et compréhensible le changement a semble-t-il abandonné les infirmières à leur triste sort depuis plus de quarante ans. Certes, désormais l'infirmière n'est plus cette religieuse qui dispense ses bons soins charitables . A l'époque, le soin n’a alors aucune valeur économique et repose institutionnellement sur la gratuité : gratuité du travail des sœurs qui ont un emploi dont la rétribution est l’assurance du vivre et du couvert. La « femme consacrée » adresse ses soins aux pauvres, aux humbles et aux indigents. Et soigner les pauvres, c’est aussi rester pauvre avec les pauvres .

Elle doit faire preuve de disponibilité, de dévouement, d'obéissance et d'abnégation. Et lorsqu'en 1905 le corps médical décrira pour la première fois ce que devrait être, selon lui, une infirmière, il insistera sur sa soumission, son dévouement, sa discrétion qui la réduit au silence et ses similitudes avec la femme au foyer, cette femme toujours « consacrée » à ses patients. Alors, finalement, les choses ont-elles réellement changé depuis la création par décret du diplôme d’État infirmier en 1922 ? Il est légitime d'en douter. Et c'est bien là le problème...

Il n'est pas rare qu'une infirmière (...) enchaîne le matin et l'après-midi, voire le jour et la nuit, bien au-delà de ses horaires officiels.

Chut !

Si son mode d'exercice à changé, les représentations que la société se fait de l'infirmière restent ancrées et la maintiennent dans une époque qui n'est pourtant plus la sienne. Quoi qu'il lui en coûte, elle est là pour soigner, elle doit se montrer dévouée, quels que soient les moyens mis à sa disposition, qu'ils soient modestes ou quasi inexistants. Un retour aux sources pour cette bonne âme charitable sortie de son lugubre hospice d'autrefois et exerçant désormais dans des établissements à la pointe de la technologie médicale. C'est ici que le mouvement « #SoigneEtTaisToi », initié en vue de la manifestation du 8 novembre 2016, prend tout son sens.

Soigne et tais-toi... C'est ce qu'exigeaient déjà les médecins à la fin du 19e siècle. A l'époque, l’infirmière ne doit en aucune façon chercher à connaître ce que le médecin prescrit, poser des questions indiscrètes et ne solliciter à ce sujet aucune explication du pharmacien dont le devoir est de tenir caché ce que le médecin n’a pas voulu qu’on sût. En résumé, l’infirmière était déjà là pour soigner sans rien dire. Aucune évolution, aucun mouvement n'est parvenu à changer l'inconsidération dont la profession a souffert jusqu'à aujourd'hui.

On vous réplique que si vous n'arrivez pas à faire votre travail dans le délai octroyé, c'est que vous êtes, peut-être, mal organisé.

Une « lutte sans espoir »

1973. Ségolène Lefébure en témoignait déjà. Luttes sans espoir, intolérable spectacle de la souffrance, grande misère des moyens matériels, tel est le monde quotidien de l'infirmière tandis qu'elle exécute, les yeux pleins d'horreur, les gestes les plus prosaïques et les plus pénibles. Déjà à cette époque, des centaines de jeunes diplômées abandonnent le métier chaque année, simplement parce qu'elles veulent survivre. S. Lefébure ne tiendra que six ans.

1988. "Ras la seringue!" criaient dans la rue, partout en France,  les infirmières en colère, débordées, frustrées. A leur tête, entre autres, Nicole Benevise qui écrira, quelques années plus tard, un journal « pour mieux faire comprendre une profession difficile, souvent mal comprise ». Comme elle, Martine Shachtel a participé au mouvement de 1988 . Dans « J'ai voulu être infirmière », elle relate ce qui l'a poussé à exercer le métier, mais aussi ce qu'il l'a poussée le quitter. Il ira plus loin dans sa lutte pour la profession en publiant en 2010 « L'hôpital à la dérive. Le cri du cœur d'une infirmière ».

Et puis il y a Anne...

Dieu se pencha sur notre travail et fut très content. Puis il regarda notre fiche de paye et se mit à pleurer !
Anne Papas

« Astreintes »

Si l'astreinte se définit comme une obligation, une contrainte, une période de disponibilité du salarié à l'égard de son employeur, pendant les heures de travail ou en dehors, c'est surtout le titre du livre d'Anne Papas. Un récit qui dresse un tableau noble mais inquiétant de la profession, mais aussi d'une dégradation qui tend à empirer.

2000 : Anne, alors en dernière année d'études en soins infirmiers, remarque, comme tant d'infirmières avant elle, que le manque de personnel et de qualification impose un rythme de travail et des manières d'agir qui se répercutent sur les droits fondamentaux des [personnes]. A l'évidence, prise dans une logique de productivité, la fonction de soignant perd tout son sens. Il n'y a plus de place pour la relation humaine… Les conséquences de telles conditions de travail sont désastreuses et s’enchaînent en cascade pour les soignants et les [patients].

Diplôme obtenu, elle exercera le métier d'infirmière avec un dévouement entier. Ai-je seulement réussi à m'asseoir plus de dix minutes durant ces trente-six heures ? Je sacrifie mes repas à cet exercice. J'en ai donné des heures supplémentaires pour pour accomplir consciencieusement mes soins : la qualité ne rentre pas dans la case des trente-neuf heures, ni dans celle des trente-cinq heures d'ailleurs !

Et comme certaines avant elle et d'autres aujourd'hui, Anne Papas s'est consacrée à son métier avec abnégation.  C'est à l'hôpital que ma fille passera son premier Noël. Elle y passera même une semaine entière. Le cadre de mon service ne parvient pas à me remplacer. Je reprends donc mon travail. J'ai officiellement droit à douze jours « enfant malade » par an et je n'en ai pris que deux. Plus de la moitié des soignants français auraient des difficultés à gérer leurs responsabilités familiales en raison de leur travail. Les infirmières sont nombreuses à avoir une conscience professionnelle à toute épreuve et à assurer les vicissitudes de leur vie personnelle.

Elle décrit à quel point sa profession impose à ceux et celles qui l'exercent une disponibilité indéfectible. Nous avons l'obligation légale de garantir la continuité des soins : en d'autres termes, nous ne pouvons pas quitter notre poste sans relève (…). Il n'est pas rare qu'une infirmière ou une aide-soignante enchaîne le matin et l'après-midi, voire le jour et la nuit, bien au-delà de ses horaires officiels (…). Tantôt du matin, tantôt de garde (…). Trois mois de jour, puis trois mois de nuit… Même en bonne forme physique, peu de soignants parviennent à tenir plus de quelques années à un tel rythme. Une disponibilité non plus au service du patient mais au profit de la rentabilité. On demande parfois au soignant d'adopter un rythme de travail inadapté, qui l'oblige à sacrifier la relation, l'écoute, parce que le temps presse (…).  On vous réplique que si vous n'arrivez pas à faire votre travail dans le délai octroyé, c'est que vous êtes, peut-être, mal organisé. Faut-il préciser que l'on ne soigne pas des hommes comme on répare des objets ? Nombreux sont les jours où l'on fonce, tête baissée dans le chariot, conscient que les minutes manquent pour répondre aux angoisses ( …). Quoi de plus terrible pour un soignant de constater que l'autre se meurt et que le temps lui manque pour être à ses côtés (…). Voilà, de mon point de vue, une des causes majeures de l'épuisement professionnel des soignants (…).

« Le temps ne fait rien à l'affaire... »

1973, 1988, 2000, 2017 … Alors oui, les décennies se succèdent telles des pages tournées qui relatent toujours la même histoire, le même récit, le même combat pour un exercice digne du métier. Les revendications d'une profession maltraitée depuis sa création se multiplient, s'intensifient puis retombent . Les générations se succèdent sans être en mesure d'observer une progression certaine. Et pourtant, l'espoir de voir un jour évoluer le traitement réservé aux infirmiers demeure à l'exemple de leur volonté de soigner les patients comme ils s'y sont engagés. Mais pour combien de temps encore… ?

Astreintes - Chroniques d'une vie d'infirmière, Anne Papas, Ed. Rue de l'échiquier, janvier 2017, 15€.

Gwen HIGHT  Journaliste Infirmiers.comgwenaelle.hight@infirmiers.com@gwenhight


Source : infirmiers.com