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MODES D'EXERCICE

Des soignants désabusés à Calais

Publié le 09/09/2015
enfant réfugié calais

enfant réfugié calais

Laurence Thibert et Hannane Mouhim, infirmières, Mady Denantes, médecin au sein de la maison de santé pluriprofessionnelle de Pyrénées Belleville et Pascal Teulade racontent l'expérience inhumaine vécue par les réfugiés à Calais.

À Calais, les enfants font face à des conditions de vie épouvantables.

Nous sommes venus à Calais à l’appel de Médecins Du Monde (MdM). Nous avons été abasourdis, choqués par ce que nous avons vu. Nous sommes quatre citoyens dont trois soignants et, nous avons l’habitude de gérer la maladie, son malheur. C’est notre métier. Nous travaillons dans un pays où nous sommes aidés, conseillés, soutenus par des autorités sanitaires qui nous proposent des protocoles de suivi, de prise en charge de qualité, gèrent les épidémies. Nous savons à qui faire appel si nous recevons une jeune femme qui a peur d’être violée ou si nous craignons qu’un enfant est en danger. Nous n’avons pas l’habitude d’abandonner une jeune femme de 20 ans qui pleure à l’idée de passer une nouvelle nuit dans le bidonville où elle a été agressée la veille. Nous n’avons pas l’habitude de voir des jeunes gens désespérés, mal nourris, épuisés par un terrible voyage et qui viennent nous voir avec des mains déchirés par les barbelés, des talons cassés par des chutes terribles pour passer à tout prix en Angleterre.

M. V. 22 ans souffre d’une sévère toxidermie. Il est Afghan et demandeur d’asile. Il a été hospitalisé quelques jours à Boulogne et on attend les résultats des biopsies. En attendant, un repos en lit halte soins santé est recommandé. Ce jeune homme a besoin d’un toit, de douche et d’un traitement cutané assez lourd. Il est fatigué, abattu et ne semble plus avoir la force de réagir. Il parle de plus en plus de mourir. Il faudra l’énergie et le dévouement de notre responsable à MdM pour lui trouver une place en sécurité après 15 jours de coups de fil quotidiens.

Mais reprenons l’histoire de Calais, ou plutôt de son bidonville. Un bidonville de plus de 3 000 personnes installé sur une décharge publique, battue par les vents sur une zone appelée sur les cartes : la zone industrielle des dunes. Ses habitants et les médias l’appellent « la nouvelle jungle ». Pourquoi ce nom ? Parce que jungle veut dire « petit bois »  en Afghanistan et, avant d’arriver dans ce bidonville, les exilés étaient dans un petit bois qu’ils appelaient donc jungle. Mais ici il n’y a pas de petit bois, il y a des dunes et un bidonville. Nous n’aimons pas ce terme de jungle qui sous entend « habité par des sauvages ». Les seuls comportements de « sauvages » que nous avons vus sont ceux de l’État français qui a abandonné une population en danger sur son territoire. Nous avons été au contraire étonnés par le calme et le respect dont faisaient preuve nos patients. Les attentes étaient longues à MdM, mais les énervements étaient rares. Souvent, faire la queue à MdM signifiait qu'ils n'auraient pas de repas car cela nécessite de faire une autre queue à Jules Ferry, le centre d’accueil, où des repas sont distribués une fois par jour. De plus, tous les jours nous devions refuser des candidats aux consultations car nous ne pouvions répondre à toutes les demandes. Face à notre difficulté à refuser, à « trier » (on va juste voir le monsieur là-bas qui a l’air très mal »), face à nos excuses (on est désolés, on ne peut pas vous recevoir aujourd’hui, revenez demain) nous avons plusieurs fois reçu un sourire de compréhension, un « we understand ».

Nous avons reçu beaucoup de jeunes hommes dont les mains et les jambes étaient lacérées par les installations de sécurité (double panneaux de grillage avec barbelés et lames). Ils nous expliquent que les tentatives pour "passer" en Angleterre  s’organisent surtout la nuit, ce qui rend le passage très dangereux et très périlleux à cause du manque de visibilité. Quand ils arrivent à la "clinique" de Médecins du Monde, nous  n’avons généralement pas d'autres choix que de les adresser aux urgences de Calais, afin qu’ils puissent bénéficier de sutures, parfois rendues difficiles car les barbelés déchiquettent la peau de manière anarchique. Il est donc difficile de rapprocher les berges de la peau afin de laisser une cicatrice nette et non douloureuse. Enfin, nombreux sont eux qui déclarent des infections locales (abcès, ouverture des sutures) en raison de très mauvaises conditions d hygiène dans le bidonville (manque d’eau, malnutrition, peu de vêtements, insalubrité des abris…).

Dans ce bidonville, les règles de santé publique n'existent pas. Ici, nous ne sommes plus en France mais dans un pays pauvre. Ou en guerre. Ou victime d’une catastrophe. Mais, même dans les pays pauvres victimes de guerre ou de catastrophe, les camps sont mieux tenus… En 1999, l’une de nous était en Albanie, près de la frontière du Kosovo. Le camp était plus convenable et les gens avaient tous un abri. Le 7 août 2015, le Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies (HCR) a lancé un appel pour que les autorités françaises réagissent face aux conditions de vie et d’accueil épouvantables autour de Calais. On a incité les exilés à venir s’installer sur ce terrain, loin de la ville, des magasins et de la vie. Comme seul aménagement, on a créé des buttes de sable afin que l’on ne voie pas le bidonville de la route. On a aussi créé quelques points d’eau, quelques toilettes, quelques douches : rien qui réponde aux exigences sanitaires en France, ni aux exigences sanitaires d’un camp de réfugiés. 

Des ONG sont intervenues pour installer des toilettes (Solidarités Internationale), des cabanes en bois (Secours Catholique), pour distribuer à manger (Secours Islamique) ou pour proposer des consultations médicales et des soins infirmiers (Médecins du Monde).

Depuis quelques mois, un centre de loisirs, le centre Jules Ferry, a été réquisitionné afin de loger 100 personnes (sur les 3 000 présentes dans la zone!), uniquement femmes et enfants. Les autres s’abritent dans des tentes ou des cabanes faites de bouts de bois, de sacs poubelles et de tentes légères données par les ONG… Certains (combien ?) dorment dehors par terre sans abri. Dans ce centre, un repas est distribué tous les jours et quelques douches chaudes sont possibles. Mais tout cela après des queues longues et éprouvantes. On ne peut pas se doucher tous les jours (500 douches quotidiennes pour 3000 personnes). Nous ne sommes pas sûrs que tout le monde dispose d’un unique repas tous les jours. Nous nous sommes chaque jour posé la même question : pourquoi Calais ou plutôt la zone industrielle des dunes n’est-elle pas la France ? Pourquoi les règles de santé publique usuelles en France ne s’appliquent-elles pas ? Pourquoi les règles de prise en charge médicales dites de « bonne pratique » n’existent-elles plus ?

Médicalement, ce que nous avons vu dans ce bidonville est inacceptable :

  • une épidémie de gale terrible : la gale gratte surtout la nuit et empêche de dormir ;
  • des jeunes aux mains lacérées par les barbelés ;
  • des suspicions de fractures du calcanéum, dues à des chutes de 4 m de haut, ce qu’on appelle « des accidents à haute énergie ». Les fractures du calcanéum sont souvent la conséquence d’accidents à haute énergie telle que la chute d’un lieu élevé. Le traitement des fractures du calcanéum pose des problèmes délicats. Les séquelles fonctionnelles de ces fractures sont graves, prolongées et sont souvent grevées d’un handicap permanent. Celui-ci peut être plus ou moins important en fonction du type de fracture et de la qualité de la prise en charge médicale ;
  • des mineurs isolés, des enfants seuls ou plutôt vivant avec d’autres enfants sans adultes référents ;
  • des femmes seules, errant dans le bidonville ;
  • des enfants, des jeunes femmes, des jeunes hommes, des hommes plus âgés, fatigués, maigres, épuisés par un terrible voyage. Nous prenions les pressions artérielles (PA) systématiquement et beaucoup de ces jeunes hommes d’une vingtaine d’années avaient des PA systolique à 10, ce qui n’est pas habituel chez un jeune homme de 25 ans. Nous avons décidé de prendre systématiquement les poids et d’évaluer les tailles et nous avons rencontré beaucoup de personnes avec des indices de masses corporelles (IMC) évaluées à 19 et quelques-uns avec des IMC inférieures a 18.5 (définition de la dénutrition). En France en 2015, on propose à ces personnes dénutries un repas par jour à condition de faire trois heures de queue. En France ?
  • quelques pathologies graves mais assez peu : une toxidermie sévère, des patients diabétiques. Ceux-là non plus n’ont aucune protection ;
  • beaucoup de varicelles ;
  • des patients victimes de coups, de jets de gaz lacrymogènes ;
  • des enfants couverts de lésion de gale impétiginisée ;
  • des abcès dentaires terriblement douloureux ;
  • des grossesses avec beaucoup de demandes d’IVG ;
  • beaucoup de viroses avec pharyngite, rhume et toux.

Mercredi dernier, j'ai vu en consultation une jeune femme de 25 ans qui était arrivée la veille dans le bidonville, seule. Cette jeune femme érythréenne, ne parlait pas anglais mais était amenée à la "clinique" de MDM par une jeune femme érythréenne, elle-même en sécurité au centre d'accueil Jules Ferry, qui l'avait trouvée au matin, dormant dehors près de l'église érythréenne et qui assurait la traduction en anglais. Notre jeune patiente érythréenne souffrait des séquelles d'un traumatisme facial : elle nous a dit avoir été victime d'une agression il y a quatre mois en Libye. Elle présentait une cicatrice profonde sous l'oreille gauche et souffrait de céphalées et de troubles de l'audition. Les troubles étaient anciens et chroniques. La vraie raison de son passage en consultation était qu'elle avait passé la nuit dehors et était paniquée à l'idée d'une autre nuit. En effet elle avait été harcelée par des hommes qui voulaient l'emmener de force dans leur tente. J’ai appelé Anna, médiatrice, qui a accompagné cette jeune femme au centre pour les femmes de Jules Ferry, où elle a été inscrite sur la liste d'attente : 56ème nous a-t-on dit. MdM lui a fourni un duvet. Notre traductrice érythréenne retournait dormir en sécurité dans le centre, et Anna et moi avons honte de l'avoir laissée sur place. Anna a trouvé une tente où une femme érythréenne a accepté de lui faire une place pour la nuit. La jeune femme est revenue ce matin en larmes. Nous avons appelé ISM (traduction par téléphone) pour savoir ce qui s’était passé : le mari de celle qui avait acceptée de lui faire une place dans la tente, était revenu ivre dans la nuit. Elle pleurait et n’a pas voulu nous raconter ce qui s’était passé. Nous avons honte.

Dans notre maison de santé, nous avons l'habitude d’alerter les services de l’État sur une épidémie, un enfant en danger, une femme victime de violences, une situation mettant des jeunes en danger. Nous sommes habitués à travailler avec l’agence régionale de santé (ARS) dans un système de santé publique avec des règles, des alertes, des protocoles. C’est notre pratique et c’est ce que nous apprenons à nos étudiants. Dans le bidonville, rien. Les autorités sanitaires n’existent pas. Pourquoi ici, ses règles, ses protocoles ne fonctionnent-ils pas ?  Même les pompiers refusent d’entrer dans le bidonville. En France, ils sont nos alliés les plus fidèles quand personne ne veut se déplacer.

Il y a quelques jours, je suis appelée en urgence pour voir un jeune homme dans sa tente : il va mal, ne peut se lever, a beaucoup de fièvre et ne peut pas bouger de sa tente. Je suspecte une crise de paludisme, il doit être hospitalisé. En toute confiance, j’appelle les pompiers pour qu’ils l’emmènent en urgence au centre hospitalier. J’attends les pompiers auprès de mon patient et j’apprends avec angoisse qu’ils ne rentrent pas dans le bidonville et ne viendront pas chercher le patient. Nous devons le porter hors du bidonville et les pompiers viendront le chercher.

Encore et toujours ce sentiment étrange de ne pas être en France, ici à Calais. L’alerte sur l’épidémie de gale a été faite par MdM. Une réponse des autorités sanitaires est nécessaire. Mais  pas de réaction. Pire, l’ARS dirige vers MdM le maire d’un village qui s’inquiète d’une épidémie de gale sur sa commune.

Une permanence d’accès aux soins de santé (PASS) a été créée à Calais pour assurer l’accueil et les soins et c’est une bonne chose que cette PASS existe pour recevoir les patients sans couverture maladie, les soigner et les guider pour les démarches à effectuer. Mais la PASS est trop loin du bidonville, à plus d’une heure de marche. Pourquoi ne pas installer la PASS dans le centre Jules Ferry ? Toutefois, la PASS est complètement sous dotée : un médecin 2 ou 3 heures par jour pour assurer la prise en charge sanitaire de 3 000 personnes fragilisées, traumatisées par un long et périlleux voyage.

A la clinique de médecins du monde, nous voyons entre 50 et 60 patients par jour. Quand nous avons besoin qu’ils soient vus dans de meilleures conditions, qu’ils aient un bilan sanguin ou un bilan radio, nous les adressons à cette PASS qui régulièrement répond : pas possible, on ne peut plus prendre personne.

Il existe une PASS dentaire mais elle n’est ouverte que le lundi matin. Pendant notre mission, la dentiste était en vacances, donc nous n’avions aucune prise en charge pour soulager ces douleurs dentaires. Heureusement, deux dentistes de Calais ont accepté de recevoir en urgence des patients hyperalgiques.

Que faire ?

  • Qu’est ce qui est acceptable et qu’est ce qui est inacceptable ?
  • Qu’est ce qui est admissible et qu’est ce qui est inadmissible ?
  • Qu’est ce qui est indécent ?
  • Qu’est ce qui doit nous faire réagir en disant non, stop ?

Faut-il dire :

  • fracture du calcanéum : « ils ont déjà de la chance d’avoir la radio » ;
  • épidémie de gale : « la gale ce n’est pas si grave »  ;
  • femmes : « il y a 100 places au centre Jules Ferry : merci l’Etat français et tant pis pour les autres » ;
  • « ils n’ont qu’à ne pas être la »  ;
  • « ils ont vu pire en traversant la Libye et la Méditerranée » ;
  • « après ce qu’ils ont vécu, ils ne sont pas si mal ici » ;
  • « c’est déjà pas mal d’avoir un repas par jour ».

Si cela doit être dit, que les autorités sanitaires le disent. Si nous n’y prenons pas garde, nous allons perdre nos valeurs, notre humanité.

Je vois L. 16 ans. Il est tombé du train hier et a cassé ses deux incisives supérieures, la pulpe est à vif. Pas de consultation dentaire pendant 15 jours, Le dentiste est en vacances. De toute manière quand il est là, il est débordé car la PASS dentaire ne fonctionne qu'une demi-journée par semaine.

Les dents doivent être dévitalisées pour diminuer la douleur et pour éviter une infection. Nous allons appeler les dentistes de Calais : l’un d’eux, en plein mois d’août, recevra L. pour le soulager.

L. ne parle pas anglais mais il est accompagné par un ami qui traduit. Je trouve cet ami très maigre et j’insiste pour le peser et le mesurer. Taille :165 cm - Poids : 48kgs - IMC=17.6 – PA=9/6

Je lui demande s’il mange tous les jours. Oui il va à Jules Ferry pour manger mais pas aujourd’hui car il a loupé la queue pour accompagner son ami à la clinique de MdM.

Des propositions

  • Un abri pour tous. Le premier ministre vient d'annoncer pour 2016 l'installation de tentes pour la moitié des personnes et nous l’en remercions mais pourquoi la moitié ? Qui va faire le tri ? Et selon quel critère ? Que se passera-t-il cet hiver ?
  • Un nombre normal de poubelles. Et le passage régulier de camions poubelles.
  • Un nombre décent de toilettes et de douches.
  • Une prise en charge médicale avec une PASS à proximité qui pourrait recevoir tous ceux qui doivent être vus par un médecin, un dentiste ou un infirmier. Et une PASS dentaire qui pourrait recevoir les patients tous les jours.
  • Un plan de prise en charge de la gale conforme aux recommandations de l’INVS (Institut de Veille Sanitaire) de 2008 : Mettre en place une stratégie de prise en charge de la collectivité par le médecin traitant, le responsable de l’établissement et les autorités sanitaires.
  • Un protocole de mise à l’abri des femmes (ou des jeunes garçons) qui font appel à nous.
  • Un protocole de mise à l’abri des mineurs isolés.
  • Un repérage des personnes dénutries et un plan de renutrition.
  • Se préoccuper de la sécurité de ces jeunes qui franchissent barbelés et font de graves chutes au péril de leur vie et  qui peuvent avoir des séquelles irréversibles.
  • En France, en 2015, les normes diététiques sont de 3 repas par jour et non de 1 repas par jour.

Nous sommes dégoûtés, scandalisés par notre pays qui ne prend pas les moyens, alors qu’il les a, d’accueillir normalement des personnes qui essaient de fuir les conditions misérables et /ou dangereuses de leur pays !

Laurence THIBERT   Infirmière Maison de santé pluriprofessionnelle de Pyrénées Belleville

Hannane MOUHIM  Infirmière  Maison de santé pluriprofessionnelle de Pyrénées Belleville

Mady DENANTES  Médecin  Maison de santé pluriprofessionnelle de Pyrénées Belleville

Pascal TEULADE


Source : infirmiers.com