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PORTRAIT / TEMOIGNAGE

Des patients qui marquent et des noms oubliés

Publié le 07/09/2015

Dans sa dernière chronique infirmière, Emmanuel, avec la sensibilité qu'on lui connaît , parle de ses patients qui l'ont marqué, mais aussi de ceux dont il a oublié les noms bien malgré lui, pour se protéger…

Pour se protéger, il faut parfois accepter d'oublier les noms.

Je ne me souviens plus des noms. Je cherche, je creuse, je fouille ma mémoire mais tout se mélange. Impossible d’en remettre un seul. Je les confonds, les embrouille, les mélange. Pourtant, lorsque j’ai débuté comme infirmier, je m’en souvenais. Ces patients allongés sur nos lits. J’aurais pu réciter la liste de leurs antécédents et l’histoire de leurs maladies. Au bout d’un an, j’ai commencé à en oublier quelques-uns. Au fur et à mesure que je voyais de nouveaux visages, j’effaçais les plus anciens, comme si ma mémoire était saturée et faisait de la place pour les nouveaux arrivants.

Il y a des patients qui nous marquent et qu’on n’oublie pas. Mais il vaut mieux les laisser aux vestiaires et éviter de les ramener chez soi. Ce n’est pas facile de vivre au milieu des fantômes. Alors on les stocke quelque part en périphérie de sa mémoire en espérant qu’ils ne ressurgissent pas au détour d’un rêve ; ou d’un cauchemar.

Lors des six premiers mois, mes oreilles tintaient des sonneries des alarmes entendues pendant douze heures. Je revivais ma journée pendant la nuit. Je me couchais avec les malades et je me levais avec eux. Je pensais à eux pendant mes jours de repos, je me demandais comment ils allaient et si les antibiotiques étaient efficaces. Plus d’une fois, j’ai résisté à l’envie de décrocher mon téléphone et de demander de leurs nouvelles.

J’aurais dû dormir et passer à autre chose mais je n’y arrivais pas. J’appelais à 23h pour être certain que j’avais bien noté le gramme d’amoxicilline injecté à 14h. Au fait, est-ce que j’avais bien redescendu la la Fio² à 40 % ? Il aurait fallu rentrer chez soi, dormir et oublier. Mais les six premiers mois, je n’ai pas beaucoup dormi. Le matin, je me demandais si j’avais les compétences requises, si j’arriverais à encaisser et si j’allais y retourner. Des étudiants ou des jeunes diplômés enfermés dans les chiottes ou dans les vestiaires, les yeux rougis par les larmes, j’en ai vu quelques uns. Les noms des patients peuvent devenir trop lourds. Il est impossible d’avancer avec un tel poids sur les épaules, impossible de ne rien voir avec ces noms juxtaposés, en surimpression devant l’horizon. Impossible de ne pas trembler en préparant une injection si l’on ne met pas de côté les conséquences potentielles. Il faut accepter d’être humain, faillible et de commettre parfois quelques erreurs. Il faut accepter d’oublier les noms.

Il aurait fallu rentrer chez soi, dormir et oublier. Mais les six premiers mois, je n’ai pas beaucoup dormi. Le matin, je me demandais si j’avais les compétences requises, si j’arriverais à encaisser et si j’allais y retourner.

Même si je ne m’en souviens pas, je sais qu’ils sont tous là, à mes côtés. Nous marchons dans l’ombre, côte à côte. Cette patiente de 17 ans victime d’une embolie pulmonaire massive, qui avait fait deux arrêts cardiaques et qui s’en était sortie de justesse. Ce jeune type qui s’était retrouvé enfermé chez lui après une nuit de beuverie et qui n’avait rien trouvé de mieux à faire que de descendre son immeuble en rappel, en s’accrochant au fil de la télévision. Il avait fait une chute de quatre étages qui lui avait valu une arcade un peu entaillée et quelques ecchymoses. Ce jeune de 21 ans qui avait chopé une grippe. Rien de plus banal qu’une grippe. Sauf qu’il avait fini intubé/ventilé sous assistance circulatoire. Ce patient d’à peine 30 ans atteint d’une maladie auto-immune et qui n’avait déjà plus d’intestins. Cette jeune fille des pays de l’est qui s’était fait violer à 9 ans, qui était séropositive et cumulait les problèmes de santé, psychiatriques et sociaux. Ce type de 40 ans qui ne bougeait que pour aller de son fauteuil jusqu’à son lit, qui avait eu la flemme de sortir acheter sa picole et qui s’était fini à l’antigel. Ce sexagénaire à peine retraité qui s’était payé une semaine au ski, un tronc d’arbre, un traumatisme crânien et une paralysie complète avec trachéotomie définitive. Cette femme qui avait passé la moitié de sa vie dans les hôpitaux et qui m’avait appelé son infirmier aux mains d’or parce que je ne lui avais pas fait mal en lui posant une perfusion.

Derrière les noms et les visages se cachent des maladies orphelines aux noms imbuvables, aux diagnostics longs et compliqués, des maladies infectieuses terrifiantes, des histoires de vie, de destins et de malheur.

Il y a aussi ces guérisons inespérées, ces familles souriantes qui pleurent de joie, ces malades aux pronostics sombres qui défient les statistiques et retournent à la vie. Je me souviens de ce patient qui était revenu nous voir trois mois après sa sortie, debout sur ses jambes. Je refais même du vélo, maintenant ! Ces survivants qui avaient réussi à vaincre la maladie et les cauchemars, le stress post-traumatique de l’hospitalisation en réanimation. Ces fugaces instants de bonheur équilibraient le peu de cas que l’on faisait de nous, les « petites mains », rétablissaient notre sens du devoir, de ce qui devait être fait, de notre fonction, nous rappelaient pourquoi nous avions choisi ce métier. Il y a tellement de jours où je ne sais plus, où j’oublie. Des jours où j’ai l’impression d’être aveugle, où je ne vois même plus cette lumière qui jaillit lorsque la réanimation arrache quelqu’un des griffes de la faucheuse. Il est tellement simple de ne plus voir que l’obscurité qui recouvre tout quand nous échouons. Il est tellement facile de devenir un robot et d’accomplir les gestes humains de manière inhumaine. En mode automatique.

Il y a aussi ces guérisons inespérées, ces familles souriantes qui pleurent de joie, ces malades aux pronostics sombres qui défient les statistiques et retournent à la vie.

Ne pas se souvenir des noms pour tenter de se protéger. S’en souvenir pour se rappeler qu’on est humains.

Ce qui importe vraiment, en fin de compte, c’est de ne jamais oublier que tout le monde porte un nom. Nos noms sont les titres des romans de nos vies, ces chefs-d’œuvre qui méritent que quelqu’un se batte pour que le mot « FIN » n’arrive pas trop tôt.

Cette chronique a été publiée sur ledecapsuleur.com le 2 septembre 2015 par Emmanuel que nous remercions de cet échange.

Emmanuel DELPORTE  Infirmier


Source : infirmiers.com