Bientôt six mois après son initiation, la grève des urgences interpelle par sa durée, son ampleur et sa forme. Quelle qu’en soit l’issue, elle ne laissera pas nos services tels qu’ils l’étaient il y a encore quelques mois. En remettant au centre du débat la place que la société souhaite donner à ses malades et à ceux qui les soignent, elle offre aux pouvoirs publics et aux managers hospitaliers l’opportunité de repenser et de mieux reconnaitre le travail soignant. A la condition de se libérer de leurs ancrages historiques et d’oser regarder le travail en face.
Soigner n’est pas un métier comme un autre
Il faut se rappeler que ce mouvement inédit et protéiforme, bousculant les structures habituelles de revendication, est né de l’expression de conditions de travail et de prise en charge jugées comme inacceptables du fait de leur violence , leur précarité et leur intensité. La parole de ces personnels "non médicaux" (dont la dénomination même relève le manque de visibilité), est médiatiquement rare. Si elle a réussi à toucher le grand public, c’est que le message est incarné, réfléchi, moderne, au prix de certaines actions discutables . Mais c’est aussi sans doute qu’il relie, depuis les premiers jours de revendication, la santé des patients à celle des personnels.
Donnez-nous les moyens d’être(s) humains
, Ce n’est pas parce que nous sommes en grève que vous attendez, c’est parce que vous attendez que nous sommes en grève
: autant de slogans qui nous rappellent de manière vive que soigner n’est pas un métier comme un autre. Il faut leur en savoir gré, ces soignants revitalisent un débat dont on avait trop vite oublié qu’il pouvait ne pas qu’être celui des philosophes, des experts et des médecins.
Ce que nous disent ces infirmiers, ces aides-soignants, ces brancardiers, ce sont leurs difficultés à assurer, non seulement les tâches qui leur sont assignées, mais également celles qu’ils s’assignent à eux-mêmes, au-delà de la prescription et du temps édicté par les protocoles, les audits et les recommandations d’experts. Ce qu’ils nous disent et qu’il faut saisir, c’est le temps qu’il leur manque pour écouter, apaiser, surveiller, mais aussi rire, souffler entre eux pour être en capacité de sollicitude. Celle-ci, malgré les injonctions, ne se prescrit pas. Elle n’est pas non plus innée, elle se développe auprès des autres, mais peut aussi s’étioler quand les conditions du travail ne la permettent plus. Ce qu’ils nous disent enfin, c’est que la mesure de la qualité par indicateurs ne peut suffire, et que leur travail mérite reconnaissance, sans quoi il fait souffrir.
#crise des urgences - ??âï¸??âï¸?La juste explication ! Qu’on se le dise pour bien le comprendre ! â¦@InterUrgâ© â¦@plantuâ© â¦@lemondefrâ© â¦@infirmierscomâ© â¦@agnesbuzynâ© pic.twitter.com/w6HFODOnc3
— Bernadette Fabregas (@FabregasBern) August 17, 2019
Le travail soignant est-il si insignifiant que sa reconnaissance passerait uniquement par sa dissolution dans le travail médical ?
"Reconnaitre" par l’acte ?
En ce sens, il n’est sans doute pas étonnant que les mesures du Gouvernement ne puissent les satisfaire . Celles visant à l’allègement de la charge de travail par une mobilisation de l’amont et de l’aval des urgences ont une portée qui reste encore hypothétique et lointaine. Les primes accordées aux professionnels rétribuent le "risque" inhérent à ces postes difficiles, cette violence devenue quotidienne. C’est honorable. Mais reconnaitre le risque n’est pas reconnaitre la qualité.
Ce que proposent donc les pouvoirs publics, c’est d’offrir la possibilité aux infirmiers (les autres professions semblent, à ce jour, avoir fait l’objet de moins d’attention) de réaliser de nouveaux actes, jusqu’alors dévolus aux médecins. Cette forme de "reconnaissance" est historiquement ancrée et plébiscitée dans des professions très réglementées et dépendantes du corps médical. Associée à une prime, elle articulerait ainsi idéalement dimension matérielle (augmentation des revenus) et dimension symbolique (accès à des actes valorisés car jusqu’alors interdits, développement des compétences par la formation).
Ceux, parmi les soignants, qui y accèderont et qui voient dans l’acte en lui-même une plus-value seront, au moins en partie, satisfaits. Mais le travail soignant est-il si insignifiant que sa reconnaissance passerait uniquement par sa dissolution dans le travail médical ? N’a-t-il pas ses spécificités, son intérêt propre et ses propres marges de développement ? Les organisations auront sans doute des difficultés à répondre en temps et en heure à cette nouvelle demande, qui nécessite un lourd travail administratif et un temps important de formation. Mais surtout ne peut-on craindre que ces dispositifs augmentent les clivages, les disparités et les impossibilités d’agir dans un monde professionnel d’ores et déjà marqué par une forte division du travail ? Si les professionnels accèdent à de nouveaux actes, doit-on penser qu’ils disposent actuellement des marges nécessaires à leur réalisation ? Ce n’est pas ce qu’ils semblent nous dire.
A ces questions on pourra rétorquer que l’organisation des structures d’urgence pourrait être améliorée. Cela est évidemment le cas. Mais les méthodes industrielles d’optimisation et de pilotage ont d’ores et déjà fait l’objet d’une appropriation zélée par les managers hospitaliers, et le vécu du travail reste bien souvent un point aveugle des analyses.
Ecouter le travail pour construire l’accord
Beaucoup de propositions de réponse à la crise semblent ainsi démontrer la grande difficulté des pouvoirs publics et des managers hospitaliers à regarder le travail tel qu’il se fait, avec ses empêchements, ses failles et ses achoppements. Or ce mouvement nous le réaffirme avec force : les professionnels sont en capacité d’analyser leur travail. Cela bouscule nos certitudes et l’effort à fournir est conséquent. La question des effectifs et des moyens ne peut pas être éludée. Mais celle du pilotage, de l’évaluation et des processus décisionnels également.
Ces soignants nous rappellent à l’évidence : le travail mérite attention, et le leur peut-être plus qu’un autre . Pour cela, il faut oser prendre en charge ce questionnement, remettre en cause nos méthodes, prendre le risque de la controverse. Nous le savons, le travail peut être opérateur de santé, et la santé des personnels est elle-même opératrice d’efficacité. Le dialogue social et la dispute professionnelle, des plus hautes sphères publiques jusqu’au sein des lieux de soins, ne sont donc plus simplement nécessaires, mais vitaux pour l’hôpital et la société.
Théophile Bastide
Cadre de santé en service d’urgences, formateur, analyste du travail
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