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CONCEPTS DE SOINS

Concepts de soin - La « mauvaise action »

Publié le 03/07/2013

Qu’est-ce qu’une mauvaise action ? Une action non conforme au devoir et faite par intérêt. L’expérience de l’auteur, alors en mission humanitaire en Afrique, racontée ici l’ illustre parfaitement et nous en montre aussi les limites : on sait souvent ce qu’il ne faut pas faire, mais on peine à savoir ce qu’il faut faire en cas d’aporie, de dilemme...».

Cet article est extrait de l’ouvrage de Philippe Gaurier intitulé « De l’accompagnement du Soigné au Soignant », paru aux Éditions Losange en novembre 2011.

Cet ouvrage, témoignage et appel à la reconnaissance du métier infirmier dont le geste premier est «â€ˆprendre soin du prochain » est le troisième de l’auteur, cadre supérieur de santé, chercheur mais aussi rédacteur d'Infirmiers.com.

Histoire de soi - Mission humanitaire, 1981, Somalie, Camp de réfugiés, Bourdoubo A.

La réalité du camp de réfugiés devient trop dure. Les soirées se répètent inlassablement. C’est dans mon « mundoul », c’est-à-dire ma case que l’on a stocké en mon absence la réserve de boîtes de boulettes de viande destinées aux centres de réalimentation. Il nous arrive de temps en temps d’en consommer aussi. Ça ressemble à du corned beef, mais c’est en boulettes avec de la gelée, comme les aliments pour animaux. Ça baigne dans la gelée liquide. Il fait trop chaud pour qu’elle reste en gelée. Bref, la tentation est trop forte. La faim tenaille. Ici, avant l’angoisse métaphysique, la tenaille angoissante de la mort, il y a d’abord la faim. Le « début de la faim » qui vient de prendre le premier quart de mon poids en trois mois. Bien sûr je suis solidaire, mais la tentation est trop grande, la proximité trop proche. C’est là, à portée de mes mains toute la nuit, toutes les nuits. Je finis par ouvrir une boîte, juste une boîte. Le début d’une boîte. La première et, je l’espère, la dernière boîte. C’est comme le mensonge. On ment toujours pour la dernière fois et puis… Il me suffit d’entamer la boîte et d’emporter le reste le lendemain au centre de réalimentation… Voilà, c’est ainsi que j’ai ouvert quelques boîtes que les enfants ont finies le lendemain. C’est ainsi que j’ai tout simplement « craqué ». L’altruisme, mon altruisme dont j’étais si fier et que je lançais volontiers à la figure d’autrui. Mon altruisme avait trouvé son maître : la faim. Certes, la totalité de ma consommation ne représente que quelques boîtes que je n’arrive même pas à chiffrer d’ailleurs, mais je sais qu’elles sont en « trop ». Je n’avais pas à le faire. Je ne devais pas le faire. Je n’avais pas le droit de le faire… Ils étaient bien plus dénutris et affamés que moi. Ils étaient l’enfant et j’étais l’adulte. J’étais le responsable de leur renutrition, pour certains, de leur survie…

Éclairage par le concept de « mauvaise action »

Est-il nécessaire d’utiliser une grille d’analyse pour valider avec certitude que cette action est une mauvaise action. C’est une action qui n’est pas conforme au devoir et qui est faite par intérêt. À moins que je finisse par admettre que ces boîtes étaient destinées à tous ceux qui avaient faim. Et j’avais faim. J’avais extrêmement faim. Mais bien sûr, moins que les enfants. Et puis, je n’étais pas personnellement en train de mourir de faim.

Cette action est une action non conforme à la Loi morale et elle est strictement faite par intérêt. Cette action est une mauvaise action.

Quelques amis ou proches ont parfois introduit une nuance, bien avant que je ne « croise » Kant d’ailleurs. Ils ont introduit l’idée qu’il fallait que je reste en vie pour pouvoir continuer, continuer d’assumer mon rôle de responsable de ce centre de réalimentation d’enfants hyper dénutris. Ils m’ont dit qu’il fallait que je puisse revenir pour revenir avec eux, pour dépasser l’événement et pour témoigner. Et s’ils avaient raison, Kant, le grand Kant qui privilégiait l’a priori à l’expérience, pourrait être questionné sur ce point. Il pourrait exister des actions non conformes au devoir et faites par devoir ? À moins que sa matrice d’analyse ne puisse s’exercer dans les limites du champ de l’action. La raison a-t-elle encore sa place quand la vie est engagée ? Quand l’instinct de survie commence à poindre ? Certes, cette quatrième catégorie d’action (non conforme au devoir, mais faite par devoir) n’existerait pas si nous étions tous des héros. D’ailleurs, il n’existerait que des bonnes actions si nous étions tous des héros.

Comment classer les situations d’exception ? Comment, surtout, les dépasser, arriver à les dépasser ? Comment finir par accepter de vivre avec ?

Une deuxième « mauvaise action »

Après « les boulettes de viande », avalées depuis trente ans, mais si difficiles à « digérer », je voudrais revenir sur « ma deuxième mauvaise action » en Somalie : « la gifle ». Cette gifle donnée à tort par un jeune soignant en mission humanitaire, à une maman, qui mangeait devant lui et de façon récurrente, malgré ses remarques de recadrage, la nourriture destinée à son enfant qui était réellement en train de mourir de faim.

Cette gifle est non conforme au devoir. Un être humain n’a pas à en gifler un autre. Mais c’était pourtant bien pour sauvegarder l’enfant qu’elle a « échappé » à la main de l’infirmier. L’intention était que l’enfant ait sa ration alimentaire, et cette ration alimentaire devait lui permettre de survivre jusqu’à sa prochaine ration alimentaire… Rompre la chaîne de la continuité, c’était le condamner. Pas le condamner à manquer un repas, mais le condamner à mort. On peut penser que c’est à cause de l’horreur de la situation que cette gifle a été donnée. Mais ni la mère, ni l’enfant, ni le jeune infirmier n’étaient responsables de la situation. Il nous arrive de dire « responsable, mais pas coupable ». C’est presque l’inverse que je ressens.

Bien sûr, on peut réfléchir et se dire : « qu’est-ce qu’il aurait fallu faire pour faire une bonne action ? » La réponse est simple : il suffisait de donner à manger aux deux. Mais je ne pouvais pas. Le rôle du centre de réalimentation était de réalimenter les enfants hyper dénutris. Il devait exister une autre filière pour alimenter « le camp »… Le problème est qu’elle était très insuffisante, cette autre filière. Et puis, si j’avais autorisé que l’on donne de la nourriture pour deux, l’enfant et la mère ? Il aurait fallu que ce soit pour toutes les mères… et puis toutes les grandes sœurs, et puis tous les accompagnants, et puis tout le camp l’aurait su, et puis… il y avait environ 10 000 réfugiés rien que dans ce camp. Alors, ce n’était pas possible. « L’extériorité » n’était pas celle-là. « L’extériorité » n’était pas celle où l’on pouvait donner à tous. J’avais accepté, je m’étais engagé au vu de l’extérieur, sur la réalimentation des enfants. Il y avait aussi le respect de mon engagement. Comment respecter l’humanité de l’homme à travers la mère et à travers l’enfant ? Tous les hommes sont dignes en tant qu’êtres de raison ! Oui ! Mais tous les hommes ne sont pas également dignes de leur dignité. Ai-je « péché » par amour. Car l’amour, comme sentiment, est élection, alors que le respect, comme sentiment moral, est universel. Ai-je été influencé par « amour de l’enfant » ?

Quand une peine est prononcée à l’encontre d’un adulte parce qu’il a fait du mal a un enfant, on rétablit le droit de l’enfant à ne pas subir le mal de l’adulte ou on punit l’adulte parce qu’il ne devait pas faire ce qu’il a fait ? Ou les deux ? Et si c’est les deux, le curseur de la balance est-il pile au milieu ou penche-t-il d’un côté ? Et si oui, lequel ?

Et puis, il y a une autre piste de réflexion qui est importante : la réalité était que la maman était dans le même état de survie. Elle devait peut-être survivre elle aussi pour s’occuper de ses autres enfants. Il y a quelques années, Virginia Henderson, théoricienne en soins, avaient fondé l’hypothèse que toute cause amenant à ne pas s’occuper de soi-même en regard des normes reconnues dans le domaine de la santé était en lien avec : la personne ne sait pas, la personne ne peut pas ou la personne ne veut pas. Et quelques années plus tard, elle a ajouté en substance : ou la cause est d’origine socioculturelle. Dans le cas présent, je garderais volontiers cette dernière hypothèse. Je n’avais pas les mêmes valeurs que cette maman. Son geste était pour moi inconcevable, hors norme, anormal. Alors que pour elle, il était peut-être le fruit d’une culture différent : « Inch Allah, mon fils va mourir. Dieu l’a voulu. J’accepte ce que Dieu a voulu. » Il était peut-être, comme on l’a dit plus haut, l’aboutissement d’un choix : je dois manger ici, dans le centre de réalimentation, pour pouvoir laisser le peu que j’ai à mes autres enfants… ceux que Dieu a choisi de faire vivre. Enfin, sa réalité était peut-être le fruit de la réalité que j’allais vivre quelques mois plus tard : je ne suis pas un héros, et je choisis de survivre ou plus simplement l’instinct de survie avait poussé cette femme jusque là. Alors, l’universalité de la Loi morale dont parle Kant, c’est bien, mais quelle est-elle dans ces moments extrêmes ? Peut-être qu’il n’y a pas de réponse kantienne tout simplement. La réponse était peut-être aristotélicienne : faire preuve de prudence et de discernement !

Tentons de conclure sur l’exemple de la « gifle »

Vis-à-vis de la maman, c’est une action non conforme au devoir, parce qu’un être humain n’a pas à en gifler un autre, et faite par « intérêt ». Dans ce cas, l’intérêt est de « calmer la colère, endiguer la colère » de celui qui la donne. Intolérable, inadmissible. C’est une mauvaise action à n’en pas douter.

Mais vis-à-vis de l’enfant, il faut que cet enfant accède à la ration alimentaire qui lui est due. Il faut donc « stopper » la personne qui l’empêche d’accéder à ce qui lui permettra de survivre quelques heures de plus. De nombreuses explications ont été données. Rien n’y fait. L’ultime moyen devient la force… la gifle. C’est conforme au devoir pour l’enfant. L’enfant est privilégié, ça peut être conforme à la Loi morale. Mais est-ce fait par intérêt ou par devoir ? Trente ans après, je n’arrive toujours pas à répondre. Je n’arrive à imaginer que c’est par devoir que j’ai giflé une femme !

On est dans un débat cornélien. On n’est plus dans Kant. Et sans doute qu’il nous faut rejoindre sans plus attendre l’aristotélicien Duberque : « On ne peut demander à la loi morale de Kant plus qu’elle ne peut donner. Elle nous dit ce qu’il ne faut pas faire, mais peine à nous dire ce qu’il faut faire en
cas d’aporie, de dilemme...».


Philippe GAURIER
Cadre supérieur de santé,
Chargé de mission « Formation et recherche », hôpitaux universitaires Paris Ile-de-France Ouest
PEPS-Formation - http://pepsoignant.com/
Rédacteur Infirmiers.com
Infirmier.philippe@wanadoo.fr
www.etre-infirmier-aujourdhui.com


Source : infirmiers.com