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"Comment j'ai dû annoncer à un blessé que son amie était décédée..."

Publié le 08/04/2016

Médecin urgentiste et blogueur, Sébastien M. nous raconte dans son dernier billet comment lors d'une intervention sur un grave « carton » autoroutier, il a dû annoncer à un blessé que son amie était décédée… Un témoignage qui nous rappelle que le meilleur des soignants n'est jamais réellement préparé au pire...

Des gens sont allongés sur cet asphalte de fin d'automne, en divers endroits. La scène ressemble à un silence de feuilles mortes où des acteurs courent dans la ouate du jour qui pointe.

Au début des années 2000, je me formais au sein du SAMU de ma région d'origine. J'y effectuais 48 heures de garde sur mes week-ends libres, accolés aux semaines à rallonge de mon travail aux urgences. Cet apprentissage complémentaire de mon cœur de métier était une nécessité pour valider mon diplôme de médecine d'urgence. Pour moi la nicotine et la caféine reléguaient l'épuisement au rang de sensation accessoire. Un dimanche matin à l'aube, le bip strident annonce une sortie « primaire ». Je bondis de ma paillasse, prêt au départ, les cheveux en bataille, avec l'haleine cétonique du jeun de la nuit. Je gobe mon fond de tasse de café froid restant de la veille, et nous sortons sur un « carton » autoroutier.

La tension est palpable dans le véhicule en trombe ululant de ses sirènes. J'accompagne le Dr Pascal C., de quelques années mon ainé. Je pars faire mon baptême du feu de l'accidentologie avec ce type dont la modestie égale l'excellence de son art d'urgentiste. C'est le cœur en chamade que je découvre une autoroute où tout s'est arrêté. Les véhicules de pompiers nous ont précédés de peu. Je ne réalise pas tout de suite dans quel théâtre je suis projeté : au milieu des débris de verre, des carcasses de voitures sont défoncées. Des gens sont allongés sur cet asphalte de fin d'automne, en divers endroits. La scène ressemble à un silence de feuilles mortes où des acteurs courent dans la ouate du jour qui pointe. Nous sortons comme des diables de notre boite de métal hurlant. Pascal court et me dit dans un souffle Tu t'occupes de ceux-là. L'infirmière part perfuser de son côté. Je me retrouve seul dans ce no man's land accidenté. Pascal va faire le bilan d'ambiance. Le truc, pour le bilan d'ambiance, c'est de ne pas s'arrêter sur un des blessés potentiellement grave : faire le tour avant tout, pour une première évaluation globale de nombre et de gravité. Il faut déterminer la nécessité de renforts et la répartition des effectifs sur place. Ça demande de l'expérience et une tête bien froide.

Des gens sont allongés sur cet asphalte de fin d'automne, en divers endroits. La scène ressemble à un silence de feuilles mortes où des acteurs courent dans la ouate du jour qui pointe.

J'arrive avec mon sac devant deux personnes à terre. Un duo de jeunes pompiers les veillent : un garçon au visage poupin, sur lequel la barbe n'a pas encore prospéré, et une jeune fille tétanisée. Les deux victimes sont dos à dos et se touchent : il y a une couverture sur celle de gauche.

Je me présente : je suis le Dr M du SAMU. Le pompier m'informe alors: « leur véhicule a été percuté. Ils ont été éjectés : passagers arrière non ceinturés. Il se plaint d'une douleur au dos », désignant le jeune homme de droite. Je lui lance un regard interrogateur pour la personne sous la couverture : il ne me dit rien. Je vois à leur tête que c'est une victime définitive. C'est à ce moment que le jeune homme à terre demande : Mon amie... comment va mon amie ?. On s'occupe d'elle. Il semble stable, pour l'instant, et bien conscient.

Sous la couverture gît une jolie jeune femme brune ayant à peine effleuré sa trentaine : dans mes âges. Elle a cette position immobile et improbable d'un pantin désarticulé qu'on a posé là dans son pull en laine. Son teint prend déjà la couleur gris bleutée du bitume. Le corps à peine éraflé, ses yeux clos qui ne se rouvriront jamais lui confèrent l'allure d'une dormeuse paisible, dans la tiédeur résiduelle de son antécédent de vie. Pourquoi n'ont-ils pas fait un massage cardiaque ? : c'est la première question inexpérimentée qui me vient en tête. Je me raisonne alors : un arrêt cardiaque traumatique est toujours un décès. Quelques secondes de constat et je rabats le linceul improvisé sur la poupée cireuse, pour m'occuper de son compagnon collé en chien de fusil à son reste de chaleur.

Des jeunes gens partaient dans la gaieté d'un dimanche d'automne partager un concours de scrabble. Ils ont été éjectés comme des poupées de chiffon de leur bulle de bonheur quotidien par les aléas d'une autoroute.

Je suis hors du réel. Moi le médecin de service d'accueil des urgences, « intrahospitalier », confronté à cet univers hors de l'hôpital, je perds mes repères. Je me concentre donc sur ce jeune type qui a mal au bas du dos. Il a fait un vol plané de plusieurs mètres à travers la vitre arrière. Pas de gros traumatisme évident d'emblée, ni d'atteinte neurologique : ses constantes vitales sont correctes. Je décide donc rapidement qu'on le sécurise dans l'ambulance chauffée des pompiers, pour finir l'examen. Il est transporté sur un plan dur pour respecter les lésions potentielles de sa colonne vertébrale. Le duo juvénile de pompiers reste auprès de la gisante. Comment va mon amie ? : on est en train de s'occuper d'elle, on vous donnera des nouvelles à l'hôpital. Ma conviction de toujours dire la vérité aux patients qui posent les questions se fracasse devant cette situation que je ne maîtrise pas. Je ne lui mens pas. Je lui dis simplement une vérité qui ne l'effondre pas complètement. Mais je sais qu'au fond de lui, il sait.

Comment va mon amie ? »: « on est en train de s'occuper d'elle, on vous donnera des nouvelles à l'hôpital

Dans l'ambulance je retrouve mes marques. Un univers fermé, un brancard, je complète mon examen. Je n'ai aucune notion des autres accidentés dont s'occupe Pascal. N'ayant pas eu dans ma pratique et ma théorie de formation approfondie sur les traumatisés grave, je fais de mon mieux. J'ai de la chance, mon patient est stable et le restera jusqu'à l'hôpital. Les jeunes pompiers nous ont rejoints. L'infirmière est passée voir aussi, s'assurer que je n'ai besoin de rien. J'ai réussi à perfuser mon patient malgré le stress de cette situation nouvelle pour moi. Mes jeunes aides ont repris des couleurs et se démènent pour m'épauler au mieux. On finit par rouler vers les urgences après avoir renseigné Pascal et la régulation du SAMU.

En parlant un peu, le jeune homme nous explique qu'ils étaient quatre dans la voiture, en route pour un concours de Scrabble. Il aime bien partager ça, les concours de Scrabble, avec son amie. J'essaie de rester centré sur lui, avec l'attitude d'empathie adéquate sans laisser transparaitre que mon cerveau screene en boucles anxieuses toutes les phases de ma prise en charge: l'examen, l'évaluation globale, l'antalgie qui diffuse en goutte à goutte dans ses veines, et ce que je devrai transmettre à l'arrivée dans ces urgences d'un hôpital que je ne connais pas. On m'a laissé gérer, avec la délégation de confiance qu'exigeait la situation. Il est calme… anormalement calme...

Les urgences ont été mises en alerte. Bien moins organisées qu'actuellement, les gens possédaient néanmoins des compétences qui m'impressionnaient, moi, le type d'un CHU de la capitale. Pas de question en trop, on complète les choses que j'ai oubliées de vérifier : c'est carré. J'informe en aparté le médecin, qui prend en charge mon patient, de ce qu'il en est de sa compagne.

Comment va mon amie ?Son état était grave. On n'a rien pu faire. Elle n'a pas souffert. C'est ce que j'ai dû lui dire en résumé, dans l'irréalité de la situation, au bord de la panique. C'est important pour moi que les gens sachent que leurs proches n'ont pas souffert. Je prends aussi le temps de les écouter exprimer leur culpabilité ressentie : elle est souvent la seule explication accessible face à l'intransigeance incompréhensible du destin. Je leur donne alors des mots, des réponses, espérant la désamorcer et les aider à commencer leur travail de deuil. Lui, je le vois intégrer l'information, la confronter à son ressenti profond, balayant toute trace d'espoir vacillant ayant pu persister. Il reste calme, digne. Il ne pose pas de questions. On lui explique les radiographies, le scanner, la suite. Après lui avoir serré la main, je regarde son brancard s'éloigner entouré de l'équipe qui prend le relais. Il s'en sortira avec des fractures vertébrales sans atteinte de sa moelle. Les jeunes pompiers repartent vers leur caserne avec des images plein leur tête. Des jeunes gens partaient dans la gaieté d'un dimanche d'automne partager un concours de scrabble. Ils ont été éjectés comme des poupées de chiffon de leur bulle de bonheur quotidien par les aléas d'une autoroute. Le destin ce jour-là avait décidé qu'en dehors de la trace d'une prise de sang médico légale, le conducteur ivre, responsable de l'accident, qui a bousculé leur véhicule par l'arrière, lui, serait indemne.

"Comment va mon amie ?"… "Son état était grave. On n'a rien pu faire. Elle n'a pas souffert". C'est ce que j'ai dû lui dire en résumé, dans l'irréalité de la situation, au bord de la panique.

Dans mon premier « multi victime », j'ai constaté un décès trop précoce et géré un miraculé marqué à vie. La question de la responsabilité du conducteur ébrieux sera, elle, déterminée par d'autres compétences. Je rejoins le SAMU en silence et j'allume une clope pour accompagner le premier des nombreux cafés de ces secondes 24h qui débutent.

Sébastien M.Urgentiste


Source : infirmiers.com