Petite question par curiosité :
êtes-vous infirmier ?

Merci d'avoir répondu !

PORTRAIT / TEMOIGNAGE

Chroniques infirmières : c’est vraiment comme ça que ça se passe ! - 1/3

Publié le 08/11/2010

Sophie, IDE, nous offre quelques fragments de la correspondance (e-mails) qu’elle a échangée avec une collègue pendant la période de fusion de leur service hospitalier avec un autre.

S’il serait hasardeux d’affirmer que leur situation est emblématique de ce que vivent aujourd’hui les infirmières, leur courrier relève en tout cas plusieurs des enjeux de la profession.

Note de la rédaction : Pour des raisons évidentes de confidentialité, tous les noms propres ont été changés, y compris celui de l’infirmière qui nous a adressé ce texte. Celui-ci paraîtra en trois fois (une par semaine).

Lire aussi : Chroniques infirmières : c’est vraiment comme ça que ça se passe ! - 2/3

Chroniques infirmières : c’est vraiment comme ça que ça se passe ! - 3/3

Le contexte: le regroupement de deux établissements privés en un seul lieu dans une ville de province de 200 000 habitants..
Dominique et moi travaillions toutes les deux de nuit à mi-temps dans un établissement d’environ 140 lits. Nous avions en charge, seules, 20 patients fraîchement opérés du jour ou de la veille et ceux devant se faire opérer le lendemain pour les pathologies les plus diverses ; orthopédie : arthro, coiffe de l’épaule, canal carpien, Dupuytren, prothèses diverses et variées ; vasculaire : varices ; urologie : LEC1, prostatectomie par voie endoscopique, pose et ablation de sonde JJ2, endoscopies diverses et variées ; chirurgie plastique et réparatrice : abdominoplastie, seins, visage, liposuccion ; gastro-entérologie : fogd3, coloscopie, cathé rétrograde ; ORL : amygdales, tympanoplastie, sinus, ATT4 ou yoyos, végétations ; viscéral : appendicectomie, cholécystectomie, laparo exploratrice ; ophtalmo : cataracte ; stomatologie ; gynécologie.

Cette liste est non exhaustive. On peut aussi se retrouver avec de la médecine : les fins de vie, quand on est seule, à gérer, c’est idéal ! Comment mobiliser seule une personne douloureuse sans lui faire mal ??? C’est malheureusement mission impossible. Comment faire pour prendre soin de ce patient mais aussi prendre soin  de sa famille qui est là (je ne vire jamais les familles, dans aucun cas) et prendre soin des autres qui ne sont pas responsables de la mauvaise gestion de placement des patients, comme on dit élégamment. Ou une prothèse de hanche du jour qui « pisse » le sang ou… ou … Et, comme les collègues des autres étages ne sont pas forcément disponibles…

Mais d’après la DSSI5, c’est dû à une « mauvaise organisation des soignants de nuit » (cqfd). Au passage, il est intéressant et édifiant de noter à quel point l’infirmier doit être « pluri pathologies ».

Ceci étant, et pour être tout à fait honnête, une infirmière seule pouvait sans problème prendre en charge tous les patients du service quand tout allait bien, ce qui, heureusement était le plus souvent le cas. Mais c’est stressant parce qu’on ne sait jamais si tout va bien se passer…

Donc, l’établissement (un peu médico mais surtout chirurgical) déménage et se regroupe avec un autre (ce que nous appelons l’Entente cordiale !), ce qui donne à l’arrivée environ 200 lits. Les locaux sont neufs. La surface des services est doublée, il y a 35 lits là où il y en avait 20 ou 25 avant. En ce qui concerne les équipes de nuit, aucune embauche. Deux services par étage, donc 60 à 70 lits. Une infirmière par service. Une aide-soignante par étage. Et il y rébellion, forcément… Mais le problème reste la mauvaise organisation ! Les collègues de jour ne sont pas mieux loties. Il y a eu quelques embauches de jour mais largement insuffisantes. Idem pour le ménage. Idem pour les services techniques.

Lorsque les établissements ont déménagé dans les nouveaux locaux, j’étais en arrêt maladie suite à un AVP6 et une entorse grave. Donc, je ne connaissais pas la nouvelle clinique.

Ce qui suit est quelques échanges (avant et après ma reprise) de Dominique et moi-même, infirmières diplômées depuis près de 30 ans. Nous estimions toutes les deux que nous sommes là pour travailler et nous étions plutôt reconnues par la direction comme ne râlant pas à tort et à travers, pour un oui ou pour un non. Et reconnues par nos collègues comme étant des nanas plutôt dans la médiation et dans « posons nous tranquillement, discutons et trouvons une solution et au boulot ».

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De Dominique à Sophie
Sunday, August 26, 2007 1:36 PM

Chère collègue,

Suite des aventures à l’Entente cordiale et merci d'être mon exutoire.
Donc sur notre plateau du 1° (momentanément car il y aura un remaniement dès que le 3° étage va ouvrir en principe demain lundi,) les aventurières de l'arche vraiment perdue (St B7. aura été notre pain blanc maintenant nous attaquons le pain noir !!!) sont par ordre de bientôt disparition :
Claire de la Médecine qui souffre physiquement et moralement tellement qu'elle ne tient plus debout8.
Brigitte, l'aide soignante qui répète à ne plus s'en lasser (mais qui a fini par ME lasser) qu'elle n'y arrivera pas9.
Françoise qui éclate de rire mais se demande bien dans quelle galère elle s'est fourrée.
Claudine, notre collègue du bloc, qui observe et constate que ce n'est pas que le bloc qui est contaminé par un grain de folie.
Elise, IDE des soins intensifs, toujours aussi vaillante, mais qui nous a confiées avoir fait sa demande à l’hôpital C. et que cette demande est acceptée donc ELLE PART.
Une aide soignante made in D.10, peut être syndicaliste.

Enfin, moi, ton binôme11 qui essaie d'utiliser la situation pour en faire un champ d'observation à visée professionnelle, mais autre que l'Entente cordiale, et se demande si ce vécu collectif n'est pas aussi un champ d'expérimentation humain ....

Donc cette nuit fut infernale en travail, en explosions de déception, j'ai essayé toutes les facettes de ce que j'ai collecté depuis que j'aime pratiquer la gestion de stress. Comme champ d'expérimentations, il nous faudrait aussi en renfort une sociologue, un anthropologue, une psychologue voire quelques psychiatres bien accrochés ...

J'avais prévenu deux collègues que le piège énorme qui risquait de couver était que les différents finissent par s'en prendre à l'un d'entre de leurs collègues en le tenant pour responsable de tout ce stress.
Cela est arrivé... J'avais même osé l'autorité en milieu de nuit, nous étions vraiment crevées et j’ai imposé aux filles d'aller prendre quelque chose de chaud même si les tours n'étaient pas finis, je suis allée les chercher les unes après les autres ou presque en spécifiant que de toutes les façons nous étions en retard et que cela ne changerait plus rien...

Retrouvailles dans un des offices où le déballage des tensions et griefs contre l'Entente cordiale s'est manifesté ... Ce n'était pas plus mal : les gens auraient pu échanger pour trouver de quoi aussi relativiser. Je me suis permise d'expliquer que physiquement nos surrénales tournaient à plein régime et pourquoi ; ainsi comprendre  nos angoisses etc... Nous avons aussi appris par Isabelle de D. que le PDG avait pratiqué 14 ou plus licenciements... Et là, les dégâts ont commencé : l'ancienne équipe St B. ne le savait pas et Isabelle nous « a accusées » de ne pas le savoir. Tollé général pour lui expliquer les versions administratives que nous avions de notre côté.

Isabelle, visiblement, n'était pas satisfaite de notre discours et a vidé son sac comme quoi les ex de St B. avaient été privilégiées12. J'ai commencé à sentir le vent venir et ai glissé l'info d'une solidarité commune et non pas de parcours aigris individuels ... En des termes plus soft tu t'en doutes.

Mais à un moment nous avons été vraiment fatiguées, avec une autre collègue, et prétextant le bruit des bips continuels des téléphones qui étant mal branchés parasitent 24 h sur 24, nous nous sommes isolées dans un autre office afin d'y trouver un peu de paix…
Je pense que cela a cassé l'équipe quelques heures mais je n'en pouvais plus. Puis les tours se sont succédés avec chutes (des patients ; nous ce fut plus tard). Claire s'est cognée dans une porte (elle marchait au radar), décès, bain de pipi-caca, urinaux répandus sur le sol, grands mères qui à 2 h du matin veulent aller faire un tour chez les enfants, etc... Et des meilleurs nous avons eu TOUT13.
Donc dernier tour : Brigitte se met littéralement à HURLER qu'elle n'en peut plus, qu'elle ne veut plus travailler et se met à nous engueuler, j'ai haussé le ton et calmement lui ai demandé si nous étions responsables de la situation, si nous méritions qu'elle se fasse les nerfs sur nous et lui ai ORDONNÉ de se calmer, se taire et travailler comme tout le monde... Je pense que l'on m'entend rarement gueuler et donner des ordres de cette façon mais ce fut productif à défaut d'être apprécié.
J'ai essayé de trouver des matières à rire (forcées) mais j'espère ne pas craquer à mon tour ce soir... Peut être y aura t’il des absences pour arrêt de travail... Je verrai bien.

Ma petite idée est de mettre un courrier à la fois plein d'humour (pourquoi pas au point où on en est) et développant les travaux faits sur le stress et le burn out à notre Madame la directrice et de demander une prime exceptionnelle collective pour déménagement .... Cela ne peut que m'amuser et si tu le veux j'aurai plaisir à ce que tu me conseilles quant aux matériaux, à la tournure sans que cela ne t'engage personnellement si cela n'est pas dans tes projets.

Voilà, quand cela ne va pas : je suis partisane d'aller dans l'attaque plutôt que la fuite désespérée de la pauvre bête acculée...

Je te tiens au courant si neuf cette nuit.
BON CONGE. Ne te hâtes pas de revenir trop tôt (bis repetita).

Dominique
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De Sophie à Dominique

Coucou Dominique,

Tu peux continuer à m'utiliser comme exutoire...
Je viens de rentrer d'un week-end en Normandie (chez mes beaux-parents) et en lisant tes chroniques (au fait, il y a une secte d'illuminés qui se nomme comme notre Entente cordiale universelle !!), je suis passée de la stupeur aux rires (jaune le rire) et quelque part presque aux larmes.
Ce qui m'inquiète le plus dans l'histoire, c'est que toi, qui en général relativise tout comme moi je pense, fasse un constat aussi noir.
Cela ne me donne envie que d'une chose, c'est de TIRER MA REVERENCE. Mais c’est vrai que de toute façon, mon projet est de partir, mais je vais peut-être fuir beaucoup plus vite que prévu14.

L' « anthropo-sociologue » que tu appelles à la rescousse préconise une lecture commune du livre d'Anne VEGA : "Une ethnologue à l'hôpital. L'ambiguïté du quotidien infirmier".  Ce bouquin m'a paru par moment un peu vieillot (il date de 2000 !) mais peut-être pas tant que ça en fin de compte. Je t'en livre un ou deux extraits juste comme ça.

Entre les "basses besognes" et le pouvoir médical :
"Le groupe infirmier, au travers de ses différents représentants (note perso, les représentants ne sont pas forcément les officiels tels que référents de nuit par exemple mais ceux choisis et désignés implicitement par les pairs  - ça c'est de la socio des organisations), est toujours en quête d'une légitimité presque impossible à atteindre. (...) Mais pourquoi s'investir à ce point dans des réseaux d'accusation dont tout le monde semble être victime ? Pourquoi réactiver sans cesse des oppositions latentes dans les services, entretenir des états de tensions, accentuer des contraintes et des divisions sociales du travail déjà si prononcées à l'hôpital ?"

Potins, cancans, rumeurs et mises en accusation
"Les infirmières, comme les aides-soignantes entretiennent un rapport privilégié à l'oralité. La multiplicité des dysfonctionnements et la redondance des circuits d'information nourrissent ainsi de véritables traditions de commérage, voire de stigmatisation, visant certaines catégories de professionnels."

"Soigner dans un univers clos implique une gestion particulière de la parole."
""Les procès de voisinage" entre infirmières se révèlent être une manière de restaurer leur propre identité de soignante, souvent fragilisée par celle de leurs patients"
"Qu'on se le tienne pour dit, les pires conflits à l'hôpital mettent en scène des situations de confusion de rapports hiérarchiques, des tâches, donc des places."

Je ne vais pas te réécrire le livre mais voilà ce qu'en dit l'apprenti anthropo-sociologue. Je termine mes citations avec ces deux extraits qui me semblent adaptés : " La répétition des dysfonctionnements institutionnels constitue, à elle seule, une dimension essentielle, voire la véritable trame-drame ?- à partir de laquelle se déroule la vie hospitalière, caractérisant le quotidien des blouses blanches par ces climats de défiance mutuelle, d'amertume, de contrôle et de jugement permanent."

Et suite à un changement d'équipe, de fonction ou de lieu d'exercice " Petit à petit, chaque soignant est amené à défendre sa place, ses rythmes de travail en s'identifiant aux traditions de différenciation de sa nouvelle communauté. Il lui faut se défendre des accusations des autres groupes, condamner leurs déviations, tout en vantant inversement les qualités de son nouveau travail"

On est en plein dedans, non ?
Mais nos collègues sont-elles prêtes ou ont-elles envie de réfléchir à cela ? Voilà, c'est ça mon boulot d’anthropo-sociologue, comprendre pourquoi tout ceci a du sens et comment tout cela tient ou casse. En revanche, il existe un article que je vais photocopier et distribuer allégrement sur les infirmières quand je reviendrai, article d'Anne Véga. Cela parle de ce qui caractérise une infirmière  dite relationnelle d'une infirmière dite technicienne, de comment un malade est décrété bon ou mauvais malade par le personnel. Instructif...

Autrement pour ton courrier pas de problème, je suis prête à collaborer.
En tout cas, bon courage et continue tes chroniques...
Bises         
Sophie

Notes

1 Lithotritie extra-corporelle (Note de la rédaction d’Infirmiers.com)
2 Sonde urétérale « double J » : la sonde dite "double J" est placée entre le rein et la vessie et elle permet à l'urine de s'écouler librement. Elle est dite en "double J" à cause de la forme recourbée de ses extrémités. (Note de la rédaction d’Infirmiers.com)
3 Fibroscopie œso gastro duodénale (Note de la rédaction d’Infirmiers.com)
4 Aérateur trans- tympanique familièrement appelé « yoyo » (Note de la rédaction d’Infirmiers.com)
5 Directrice des services de soins infirmiers (note de la rédaction d’Infirmiers.com)
6 Accident de la voie publique (Note de la rédaction d’Infirmiers.com)
7 Notre établissement d’origine.
8 Elle a, à ce jour,  quitté l’établissement.
9 Elle a, à ce jour, envoyé sa lettre de démission ou de mise en retraite.
10 Etablissement ayant aussi déménagé et fusionné.
11  En fait, Dominique travaille à mi-temps de nuit et c’est moi qui complète le mi-temps.
12  Ce qui est malheureusement probablement vrai sans que pour autant le personnel de St B. puisse en être tenu responsable. Il ne savait pas… Maintenant, le CE, les syndicats  c’est une autre histoire. A priori, eux savaient mais n’ont pas relayé l’information. Solidarité, solidarité !
13  Analyse « sauvage » de Sophie : ce n’est pas étonnant. Les patients sentent les tensions, la surcharge, le stress des équipes, ne se sentent pas en sécurité et du coup sont beaucoup plus « demandeurs ». Eux aussi, ils ont la trouille.
14 Effectivement, je suis partie début décembre 2007 au lieu de juillet 2008 comme prévu.


Source : infirmiers.com