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AS

« C'est trop con, la mort ! »

Publié le 27/06/2016
Patient fin de vie

Patient fin de vie

Son sourire de vivant, ses souvenirs à la pelle, ses grands yeux bleus éternels… Ce sont les dernières images que Rod l'aide-soignant a décidé de garder de Monsieur C. Dans son « Journal d'un « être » soignant », il relate la vie, la mort. Celle d'un homme d'une incroyable richesse a qui on a ôté la liberté.

Quand on ne veut plus d'un vieux, on le "dépose" en maison ce retraite...

21 h 00. Monsieur C. a rendu l’âme. Ce n’était plus le même depuis quelques temps. Triste, amaigri, fatigué. La joie de vivre avait déserté son gros cœur malade. Je l’aimais bien cet homme. Il y a des vieux à qui on s’attache dès les premières minutes. Je me remémore son arrivée dans le service de soins de suite. Un peu bougon et râleur. J’appréciais sa franchise, son regard bleu intense, son esprit vif, sa culture intarissable, sa voix au timbre grave et profond. Sa richesse, c’était son passé. Un passé fait de rencontres célèbres, d’événements tragiques marqués par l’histoire et la guerre. C’était un vrai « titi » parisien qui n’avait pas la langue dans sa poche. Résistant, écrivain, séducteur et patron de brasserie. C’était tout ça à la fois, Monsieur C. Il jubilait quand il nous racontait ses péripéties amoureuses avec Edith Piaf, dans les années 50… Il aurait partagé plusieurs fois sa table avec elle... et son lit ! Je le croyais. Il n’était pas homme de mensonges et de vantardises.

Il est parti avec tant d’histoires qu’il n’aura jamais pu raconter.

Vie ingrate !

J’aimais quand il évoquait sa femme. “J’attends de la rejoindre”, disait-il. “ Mais c’est long ...” Je me souviens de sa photo de marié qui trônait sur la table de nuit. C’était un bel homme drapé dans un costume en flanelle. Il resta plusieurs semaines en SSR. Enfin, il fut muté dans le service d’à côté, l’EHPAD du rez-de-chaussée. Quand on ne veut plus d’un vieux à la maison, on le « dépose » dans une maison de retraite. C’est un peu comme un chenil pour les chiens. Là bas c’est la dernière étape avant le grand saut final. On y rentre sur ses deux jambes, voire en fauteuil roulant. On en sort le plus souvent les pieds devants, allongé sur le brancard réfrigéré des pompes funèbres générales.

Je passais lui rendre visite, quand je me trouvais par là. Par sympathie, pour causer, parce que je l’aimais bien. Sa présence me manquait. Je lui parlais de la guerre, il me parlait des nazis, des collabos, des faux résistants. Mais aussi des poèmes qu’il composait pour sa femme. Et aussi du bouquin qu’il projetait d’écrire sur sa vie. Il enregistrait ses souvenirs sur son dictaphone... Vie ingrate. Il est parti avec tant d’histoires qu’il n’aura jamais pu raconter.

Quand on ne veut plus d’un vieux à la maison, on le « dépose » dans une maison de retraite.

Privé de liberté

Ce soir à 21 h 00 Monsieur C. est mort. Seul dans sa chambre. Loin de tous. De sa femme déjà morte, de sa belle-fille qu’il aimait tant, de son fils trop souvent absent. Il est parti dans l’indifférence des soignants. Sans regard, sans caresse, sans réconfort. Aucun mot n’a accompagné son dernier souffle. Pendant quelques secondes, j’ai eu les mains moites. Ma gorge se serrait. Mes larmes, je les ai senties couler… Je me suis senti presque ivre à me laisser bercer dans ce sentimentalisme morbide... Je me suis senti honteux. Honteux qu’on ait foutu là ce grand homme, comme un vieil objet inutile tassé au fond d’un tiroir. Cette privation de liberté l’a tué. Prenez le plus bel oiseau du paradis et mettez-le en cage. Il en crèvera. Je revois son visage. Le temps passait, le temps le grignotait, le rongeait, le faisait cuire à petit feu. Cet homme était tant épris de liberté.

Comme pour pratiquer un rituel sacré, je pars le saluer pour la dernière fois dans sa chambre et admirer sa belle gueule de séducteur. J’emprunte le long couloir verdâtre central. Sa chambre est là, sur la droite. La porte est entrouverte. La lumière blafarde de la veilleuse se mêle à la lourdeur de l’ambiance. J’entre. Monsieur C. est là, étendu dans son lit, engoncé dans des draps froissés et tâchés, figé pour l’éternité, le teint jaune comme un pantin de cire du Musée Grévin. Ce n’est plus qu’un corps flasque allongé sur un matelas à air qui ronronne. Encore plus inerte qu’un bout de bois. La mort a investi la pièce avec son odeur si particulière. Les lunettes à oxygène sont flanquées dans ses narines. Sa tête est penchée en direction de la fenêtre. C’est par là peut-être que son âme s’est envolée…

Il est parti dans l’indifférence des soignants. Sans regard, sans caresse, sans réconfort.

Que c'est con, la mort !

Son corps est chaud, mais son cœur a cessé de battre depuis quelques minutes. Son regard clair s’égare dans un océan de vide. Je ne reconnais plus cet homme façonné par la passion. Ses joues sont creusées par la souffrance et la dénutrition. Son regard vitreux est terrifiant. Un silence de mort a broyé ce corps qui a tant souffert. Il n’aurait peut-être pas aimé que j’aie de lui cette dernière vision. Tant pis, je l’observe quand même. Avec le regard d’un soldat incrédule et désarmé qui a perdu une bataille en ayant fièrement combattu. La mort se plaît à se faire contempler. Pétrifié comme une statue de Pompéi, je reste interrogatif, perplexe, songeur. J’imagine qu’il pourrait tout à coup se retourner l’air goguenard et me dire :

« Ah ! Ah !! Je t’ai bien eu, hein ? Tu as eu peur ? Mais non mon petit gars, je ne suis pas mort ! Vivant !! Je suis vivant !! Vivant ! Vivant ! Vivant ! ».

Je dégluti. Une larme coule. Discrète et imperceptible, celle-ci. Pas le droit de mollir. Faut garder le contrôle.

L., ma collègue de nuit, arrive dans la chambre. Je me ressaisis. J’arbore le masque du soignant aguerri et bien rôdé aux malheurs de la vie. « Oh la la, il est pas beau ! Il fait presque peur, tu ne trouves pas ? Et puis sans les dents... Il est presque effrayant ! Eh bien, Il fait peur ! Bah …! », me dit L. Elle s’en va. Moi, je le trouve beau, mon Monsieur C. Je ne vois que son sourire de vivant, ses souvenirs à la pelle, ses grands yeux bleus éternels… et je l’entends encore me parler avec sa voix douce et puissante. C’est trop con, la mort. S’il n’y a rien après, alors là c’est franchement trop con…  

Je ne vois que son sourire de vivant, ses souvenirs à la pelle, ses grands yeux bleus éternels…

Rod  Aide-soignant  http://aidesoignant2.canalblog.com/

Cet article a été publié le 1er janvier 2015 par « Rod l'aide-soignant » que nous remercions de cet échange.


Source : infirmiers.com