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HUMOUR

Amour, gloire et bétadine – Retour vers le futur...

Publié le 06/05/2013

Vous adorez ses abécédaires « caustiques » et ses chroniques « déglinguées… L'infirmier Didier Morisot s'invite sur nos pages et, sans nul doute, nous sommes nombreux à partager le menu... Bon appétit avec aujourd'hui une chronique toujours aussi décapante intitulée « Retour vers le futur... »

2033 ap. J.-C., une journée radieuse dans la vie de Marie-Jeanne… oui, un peu de patience les p’tits loups ; dans une vingtaine d’années, les réformes - douloureuses - auxquelles nous assistons, aurons porté leurs fruits, et l’hôpital de demain tiendra enfin ses promesses en termes de qualité des soins et d’épanouissement au travail. Pour vous donner un avant-goût de ce qui vous attend (bande de veinards !), voyons donc le quotidien d’une infirmière dans ce futur proche. Une journée prise au hasard, parmi tant d’autres. Bonheur…

6 h 30. Marie-Jeanne arrive dans le service. Afin de ne pas perdre de temps en vains bavardages, son café est déjà servi - livré par la cuisine centrale - et elle le boit en lisant sa tablette tactile : dossiers des patients, historique de la nuit, infos diverses, … les consignes orales - si chronophages - appartenant au domaine de l’archaïsme, voire de la préhistoire. Certes, Marie-Jeanne se sent un peu seule depuis qu’elle ne parle plus à ses collègues, mais elle a toujours la possibilité de consulter le BIDET (Bureau Infirmier de Débriefing et d’Ecoute Transversale) si elle désire partager son vécu professionnel.

6 h 45. Marie-Jeanne relève la température des clients… oui, car le mot « malade » a été remplacé par un terme plus en phase avec la politique économique en vigueur.

Bref, elle relève les températures en consultant le tableau électronique de la salle de soins ; plus besoin de se déplacer, des capteurs reliant les personnes en continu à l’ordinateur central.

6 h 53. Un voyant s’allume au tableau, signalant une demande personnalisée (ne rentrant pas dans les codes préférentiels). Si les clients ont besoin de quelque chose, ils communiquent en effet à l’aide d’une TARE (Tablette Autonome de Relation Evénementielle).

- Si vous avez mal au crâne, tapez 1

- En cas d’insomnie, tapez 2

- Pour un besoin naturel urgent, tapez 3

- …

- Et si vous faites un malaise, tapez sur la touche étoile ; vous serez mis en relation avec un de nos collaborateurs.

7 h 23. L’aide-soignante - une chinoise payée au lance-pierres - maîtrise bien la langue de Mickey, mais un peu moins celle de Molière ; elle galère pour écrire les consignes du petit-déjeuner sur sa tablette tactile. Marie-Jeanne fait une entorse au règlement et les note à sa place.

7 h 31. Cet imprévu l’a mise en retard et elle décale son passage au petit coin. D’un autre côté, son TGPT (Temps Global Passé aux Toilettes) - une statistique qui rentre dans le calcul de sa prime de fin d’année - est déjà bien plombé… il faut savoir qu’un TGPT « excessif » est en effet considéré - au même titre que le coup de fil personnel ou la cigarette fumée en douce - comme un LFPPE (Loisir furtif pénalisant la performance de l’entreprise) selon l’article 12B, alinéa 42, du code de déontologie adopté par l’Ordre Infirmier, en date du 17 avril 2024.

8 h 04. Marie-Jeanne commence le tour de 8 h avec un léger retard. La manager du service - il n’y a plus de « cadre infirmier » depuis belle lurette - note l’incident sur sa tablette de contrôle.

8 h 15. Le médecin - un cambodgien payé au lance-roquettes - arrive dans le service et boit son café. Il se brûle la langue, suite à une erreur de chauffe de la cuisine centrale ; malgré sa réserve naturelle, il se met à hurler comme un goret.   

8 h 17. La manager entend le ressenti du médecin et remplit sur sa tablette une fiche d’évènement indésirable, afin de l’envoyer au responsable du GLANDU (Gestion Linéaire des Accidents Nouvellement Diagnostiqués dans l’Unité).

8 h 19. Chambre 103, un vieil homme souffre de difficultés respiratoires non prévues dans son schéma journalier. Il commence même à prendre une jolie couleur bleutée, ce qui rappelle à Marie-Jeanne ses vacances au bord de la mer…mais bientôt elle quitte l’océan pour penser au jardin de son grand-père, car le bleu azur prend des reflets violets et vire à l’aubergine. bbrrr…

Marie-Jeanne applique la procédure et fait une demande de secours sur sa tablette tactile. Depuis la réforme des compétences datant de 2027, le métier d’infirmier est en effet cloisonné de façon stricte et les professionnels de soins généraux ne dispensent plus de gestes d’urgence. Par contre, une équipe du OULALAH (Organisme d’Urgences en Lien avec les Accidents et Les Aléas Hospitaliers) intervient à la moindre alerte dans l’enceinte de l’hôpital.

8 h 21. La tablette tactile est défaillante : aucun retour indiquant la prise en compte de son message. Marie-Jeanne suit la procédure et va voir la manager.

8 h 23. La manager suit la procédure et remplit une nouvelle fiche d’événement indésirable.

8 h 25. L’aubergine tourne au cramoisi.

8 h 27. Après avoir rempli sa fiche, la manager utilise sa propre tablette et appelle les gens du OULALAH qui arrivent deux minutes plus tard.

8 h 39. Le client est en arrêt et le chef du OULALAH décide d’arrêter la réanimation, la limite des dix minutes étant atteinte (une grille technique fixe en effet la durée d’intervention, en fonction de l’âge des personnes concernées). Marie-Jeanne applique la procédure… euh, non ; en fait elle pousse un juron en se rappelant que sa tablette de naze est foirée. Elle se sent pour ainsi dire à poil.

8 h 41. Sa manager contacte l’équipe du CRAPO (Centre de Recyclage Adapté aux Péremptions Organiques).

8 h 42. L’info est transmise via sa tablette tactile au médecin. Froncement de sourcils de l’intéressé - dont le salaire est indexé sur la mortalité du service - et qui est déjà agacé par la surchauffe de sa cavité buccale.

8 h 40 et des brouettes. Marie-Jeanne continue le tour en se désinfectant les mains avant de rentrer dans chaque chambre, et avant d’en ressortir. Elle dispose en effet d’un produit bactéricide - certes un peu agressif - mais très performant… revers de la médaille, l’épiderme de Marie-Jeanne ressemble à celui d’un homard ayant chopé un coup de soleil et ses empreintes digitales n’existent plus. Mais il faut savoir ce qu’on veut, et l’infirmière hygiéniste qui répond au (doux) surnom de Terminator, est heureuse d’œuvrer au sein d’un hôpital leader contre les infections nosocomiales.

8 h 56. Arrivée du CRAPO. La prestation est assurée par une entreprise extérieure spécialisée dans le nettoyage post-mortem des locaux hospitaliers. Elle a vingt minutes pour évacuer le corps et remettre la pièce en état.

9 h 03. Marie-Jeanne termine son tour de 8 h, nettement en retard. La manager - au bord de la fiche d’événement indésirable - prend note de l’incident.

9 h 17. Les vingt minutes sont écoulées ; le nouvel occupant de la chambre 103 (une dame souffrant d’hyperthermie à 41° C) remplace l’ancien locataire qui, lui, plonge déjà sous les 34°.

9 h 28. Une alerte apparaît dans la salle de soins : les urgences ont besoin de lits pour désengorger leur service. La « bed-manager » - un dérivé de manager chargé de trouver des places qui n’existent pas et (accessoirement) qui se fait engueuler par tout le monde) - bref, le punching-ball arrive, survole les dossiers et décide de renvoyer le monsieur du 112 à domicile… bon, d’accord, il est aveugle et paraplégique, mais ses résultats sanguins sont excellents, ce qui est l’essentiel.

En fait, la bed-manager qui est titulaire du CASTOI (Certificat d’Aptitude Supérieure aux Techniques d’Optimisation Intra hospitalières) a tout pouvoir en la matière, et le corps médical se doit de respecter ses décisions. De toute façon, le toubib a trop la bouche en ébullition pour avoir envie de dire quelque chose…        

10 h 00. Marie-Jeanne a droit à cinq minutes de pause. Elle en profite pour lire sur le panneau interactif du service un article écrit par un original. Il s’agit d’un nouveau concept, la « soignantitude » ; une théorie bizarre selon laquelle les infirmiers passent trop de temps à retranscrire des données administratives et devraient plutôt réapprendre à parler avec les clients. L’auteur préconise ainsi de dire systématiquement bonjour à chaque personne hospitalisée, même si la démarche n’a pas d’impact en termes de rendement et ne puisse pas nourrir les statistiques reflétant l’activité du service. Marie-Jeanne regarde le panneau, perplexe, concentrée comme une poule qui vient de trouver un ouvre-boite. L’article lui paraît totalement surréaliste.

10 h 24. Le monsieur du 112 est donc parti et il est remplacé par une dame… en fait, on ne sait plus pourquoi cette dame est venue à l’hôpital car elle traîne aux urgences depuis un bon moment. Toujours est-il qu’elle a besoin à présent d’être soignée pour des mégas-escarres (trois jours allongée sur un brancard, je vous raconte pas les dégâts…). Bref, la prise en charge est perfectible mais l’essentiel est heureusement préservé, une fiche d’événement indésirable ayant été rédigée - scrupuleusement - toutes les six heures. Le responsable local de l’Ordre Infirmier est d’ailleurs ravi d’œuvrer au sein d’un hôpital leader en matière de conformité juridique.

10 h 38. Marie-Jeanne peine un peu et envisage de consulter le BIDET en fin de poste. Pas facile de piétiner dans les couloirs d’un hôpital, à 72 ans. ppfff…

10 h 46. La manager rappelle à Marie-Jeanne sa séance de coaching prévue le lendemain matin, à l’attention du personnel « senior. ». Thème du jour : « Je vois la vie en rose, j’oublie mon arthrose. »

…5 h 30. Marie-Jeanne se réveille en sursaut ; la sueur lui dégouline dans le dos comme si elle avait la vessie entre les omoplates. Un cauchemar ! Mais elle retrouve bientôt ses esprits et finit par se calmer… non, elle n’a pas 72 ans - elle en a trente - et le calendrier indique la date du lundi 6 mai 2013.

6 h 30. Elle prend son poste et partage un bon vieux café avec des collègues en chair et en os qui lui parlent pour de vrai. Bonheur.

6 h 34. Amélie - la geek du service - lui transmet les derniers potins, avec les yeux qui brillent… « Il paraît que l’Administration veut réduire le temps de consignes orales. Il est question de donner à chacun un ordi portable afin de supprimer la paperasse et mieux gérer toutes les infos… »

6 h 34 et 12’. Marie-Jeanne ressent une bouffée d’angoisse aussi violente que soudaine. Allez savoir pourquoi… Peut-être une peur irrationnelle liée aux nouvelles technologies ? …ah, je vous jure, ces gens réfractaires au progrès…

Didier MORISOT Infirmier en Saône-et-Loire didier.morisot@laposte.net


Source : infirmiers.com