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HUMOUR

Amour, gloire et bétadine - Le fantôme du dromadaire

Publié le 09/02/2012
Temoignage d

Temoignage d

Vous avez adoré son abécédaire « caustique », vous adorerez désormais ses chroniques « déglinguées ». L'infirmier Didier Morisot s'invite sur nos pages et, sans nul doute, nous serons nombreux à partager le menu... Bon appétit avec aujourd'hui sa première chronique : "le fantôme du dromadaire".

Il y a des jours où l'on ferait mieux de rester sous la couette. Le problème, c’est qu’on ne les connaît pas à l’avance… Tout avait pourtant bien commencé ce mardi : une salle d’attente des urgences aussi vide que le cerveau d’un énarque (!), une ambiance sereine de veillée au coin du feu. Je me revois encore partageant, en toute modération, une petite bière avec mes camarades en poste : le liquide ambré qui remplit doucement le verre, la mousse qui scintille au soleil… Devant tant de beauté, il est parfois difficile de retenir son émotion… Cependant, la consommation paisible de substances désaltérantes s’accorde mal avec une astreinte d’aide médicale urgente. C’est toujours lorsqu’on fait le plein ou, à l’inverse, quand on change l’eau du bocal, que la corne de brume du SMUR se met à beugler…

De plus, hélas pour moi, la participation à l’effort démographique national s’accorde mal avec les nécessités de service. La moitié de mes collègues féminines ayant décidé de repeupler notre beau pays, je remplace la préposée habituelle au service après-vente du SMUR, noyée sous les couches-culottes. J’ai été en effet promu, de fraîche date, au grade de suppléant (catégorie piège à c... de première classe…) et je fais partie de la deuxième équipe de dépannage, celle qui monte au front lorsque la première a déjà les mains dans le cambouis… Et comme la première s’occupe depuis une heure d’un gars en plein infarctus…

« Connerie d’électronique ! Comment ça marche cet engin ? Après deux minutes de pianotage intensif, nous arrivons à établir le contact. »

C'est parti...

J’enfile donc avec un empressement relatif le blouson fluo, celui où il y a écrit « SAMU » en gros caractères. Certains d'ailleurs aiment bien le porter car il est très fun. Pour ma part, cela me fait autant plaisir que de jouer au tennis avec un grizzly. Mais bon, ça fait partie du deal, impossible de se défiler…

Je me renseigne avant de batifoler sur la route. Nous allons donc secourir une femme de 91 ans, en détresse respiratoire. Moi dont la hantise était de ranimer un nourrisson, je suis (si on peut dire) relativement soulagé… Très relativement, entre nous car je ne suis quand même pas très fier. Ma promotion est récente et c’est la deuxième sortie de ce genre de ma carrière. La première fois, le pauvre gars a pris peur en apprenant qui venait le chercher et il s’est enfui vers un monde meilleur sans nous attendre…

Bref, me voilà parti en goguette avec Saïd, notre interne marocain récemment nommé, lui aussi. En fait, nous avons tous deux autant l’habitude de sortir en SMUR que le pape a celle de se casser la jambe en sautant d’une montgolfière. Mais à 91 ans, on ne risque plus rien !

Il est 10 h 03 et nous partons. Saïd prend le volant. Depuis que son cousin a explosé en plein désert un dromadaire en sa compagnie, il est très prudent et préfère conduire lui-même. Rien à dire, c’est lui le chef. Ain de repérer son territoire, il inspecte la voiture. Puis, tout en roulant à la vitesse folle de 50 km/h, il fixe le tableau de bord. « Dis-moi, Didier, c’est quoi tous ces boutons au milieu ? » Excellente question, je vous remercie de me l’avoir posée. Comme Jean-Luc Mélenchon feuilletant les cours de la Bourse, j’avance la main en tremblant. Allez, tant pis, j’ose. Et m..., c’était la sirène deux tons. Sur le trottoir, un doberman fait un bond en avant. Sa maîtresse, qui n’a pas vu arriver la secousse, manque de se faire arracher le bras à cause de la laisse. Je me cache le visage car je suis connu au village…

Il n’est que 10 h 04 et nous ne sommes pas sortis de l’auberge… Réprimant un accès brutal de mélancolie, je me plonge dans l’itinéraire à suivre. C’est que nous allons au fin fond de la campagne… Évidemment, la déviation n’est pas marquée sur la carte, ça serait trop pratique. Tout en guettant de l’œil les panneaux de signalisation, je m’intéresse aussi à la radio qui attend bêtement qu’on la mette en marche. En effet, nous sommes censés causer au micro afin de tenir l’hôpital informé de notre périple.

10 h 06. Connerie d’électronique ! Comment ça marche cet engin ? Après deux minutes de pianotage intensif, nous arrivons à établir le contact. « Allo, ici Papa Tango Charlie, nous nous dirigeons vers l’Est, en plein dans la bouillabaisse… ». Bien sûr, entre-temps, nous ratons le carrefour qu’il aurait fallu prendre. On ne peut pas raconter sa vie à la radio et faire attention aux embranchements.

A 10 h 10 nous faisons demi-tour afin de rejoindre le bon itinéraire. Mon pilote commence à prendre confiance en lui et frôle les 70 km/h. Dans les mêmes circonstances, un ambulancier standard tournerait aux environs des 130… « Tu sais, Saïd, tu peux aller plus vite ; la voiture est rodée… ». Ma remarque ne semble pas faire plaisir à Michaël Schumarrer.
« Je n’ai pas l’habitude de rouler très vite ; un animal peut couper la route sans prévenir. Tu sais, Didier, il vaut mieux être prudent et arriver en entier ! » T’as raison, Gédéon. Après tout, c’est pas comme si on était un service d’urgences…

10 h 12. Histoire de passer le temps, je postillonne dans le micro afin de demander des infos. On ne sait jamais, après tout, nous sommes à l’ère de la communication... mais niet, l’hôpital n’a aucun scoop à nous refiler. Tiens, je vais essayer d’appeler les pompiers car ils doivent être déjà sur place. Bien sûr, le message ne passe pas. On peut parler avec la planète Mars, mais pas avec une camionnette située à 15 km de là. En attendant que le réseau hertzien se décrispe un peu, je profite de mon temps libre pour regarder autour de moi. Il fait beau, la campagne est magnifique. Tandis que j’admire le paysage, Saïd me surprend en faisant une pointe à 75 km/h.

10 h 14. La montagne est superbe. Les oiseaux chantent, les veaux gambadent dans les prés, un « happyculteur » s’occupe de ses abeilles, le sourire aux lèvres…

10 h 15. Je tente de calculer notre moyenne horaire kilométrique. Je change de suite d’exercice car cela me donne des bouffées d’angoisse. Pendant que j’essaie de tailler une bavette avec les soldats du feu, Saïd prend des risques et (après avoir hésité) se décide à doubler le tracteur qui nous précède.

10 h 16. Une grenouille fait des longueurs dans un ruisseau, en contrebas. Un super coin pour pique-niquer. On s’y arrêtera peut-être, au retour.

10 h 17. Les oiseaux chantent toujours et les veaux gambadent de plus en plus.

10 h 18. La noble excitation liée au sentiment de porter secours à l’Humanité souffrante laisse place à la nette impression de ch... la honte... Mon esprit vagabonde. En fait, je suis soulagé de ne pas travailler au SAMU en Corée du Nord, car ça serait un coup à finir dans les mines de sel…

10 h 19. Saïd arrive à la hauteur d’un petit bois. Il réduit brusquement sa vitesse, cette végétation doit lui rappeler la palmeraie où son cousin a laminé le dromadaire... Le héron de 10 h 20 nous survole, en sifflotant…

10 h 21. Nous entendons vaguement quelque chose sur la fréquence radio des pompiers. J’essaie de leur parler, en vain.

10 h 22. Bizarrement, Saïd me fait part de son inquiétude quant à la santé de notre patiente. A mon avis, elle doit ressembler à l’épave du Costa-Concordia après que le capitaine ait confondu le sonar avec sa game-boy…

10 h 23. Nous sommes à 2 km du terminus. Bon Dieu, on devrait pouvoir les capter… mais les voies de l’électronique sont impénétrables. Soudain, nous entendons un message en clair. « SMUR de VSAB… la victime est Delta Charlie Delta… » Le fol espoir qui m’animait encore un peu prend alors exemple sur le mur de Berlin : il s’effondre brutalement.

Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais lorsqu’on prend les initiales du code, cela donne DCD. Dans la Rome antique, les pompiers disaient plutôt « Ave Caesar, morituri te salutant ». Mais cela voulait dire la même chose… et crotte ! On a encore brûlé de l’essence pour rien ! Tant pis, nous sommes presque arrivés, autant aller voir sur place…

« C’est indéniable, l’architecte du château et celui qui a construit l’hôpital sont bien deux personnes différentes… »

Enfin arrivés...

10 h 25. Nous arrivons à l’adresse indiquée. Surprise, en fait il s’agit d’un château ! La dame en question semble avoir d’ailleurs des quartiers de noblesse en béton armé. Son pedigree doit même remonter aux croisades, vu la tronche du pavillon ! Et m..., c’est tout moi ça, en plus on tombe sur la châtelaine ! Pour un peu qu’elle soit copine avec Elizabeth II, on va même parler de nous en Angleterre, au journal de 20 h. Côté discrétion, c’est mal barré…  

Lorsque nous voulons garer la chariote, le jardinier, inquiet pour ses géraniums, nous indique l’endroit où nous poser, juste à côté de la camionnette des pompiers. Ça m’embête un peu car le parking est très étroit, il n’y aura pas assez de place pour les men in black et leur corbillard… Tant pis, on verra plus tard. Après avoir consciencieusement rangé les clés de contact (on le comprend, il y a tellement de vols dans les banlieues), Saïd met le frein à main, se gratte l’oreille droite et m’aide à porter les caisses à outils. Nous sommes chargés comme des mulets. Le jardinier, rassuré pour ses plantations, nous conduit vers le hall d’entrée. Le majordome prend le relais. Lui, ce qui le tient en souci, ce sont plutôt les tapisseries d’Aubusson et les tentures en velours. Rempli d’appréhension, il nous voit piétiner les tapis persans.
Pendant une demie seconde, je me crois à Versailles. Je vais pour lui demander la réduction famille nombreuse, quand un éclair de lucidité me ramène à la triste réalité. A la suite de notre guide, nous grimpons donc l’escalier Renaissance, direction le premier étage et un je ne sais quoi me fait faire la différence avec l’architecture hospitalière. En fait, je me rends compte qu’il y a beaucoup plus de marbre ici qu’aux urgences. C’est indéniable, l’architecte du château et celui qui a construit l’hôpital sont bien deux personnes différentes…

10 h 27. Nous touchons enfin au but. Nous passons devant la femme de chambre qui est en ligne avec la famille de la dame. Vous savez, celle qui vient de saluer Jules César… Devant nous, les pompiers appuient vaguement sur sa poitrine. Mais pas trop fort car, manifestement, ils ont peur de la casser. « Oui, madame, les pompiers essayent de ranimer madame… ils ont beaucoup de mal… Ah, ces messieurs de l’hôpital viennent d’arriver ? » Il y a un pompier qui hoche la tête et qui me fait signe que c’est très grave. Tu m’étonnes que c’est grave… En attendant, notre passage réjouit tout le monde. Les soldats du feu sont ravis de nous refiler la patate chaude et nous accueillent chaleureusement. Afin de briser la glace, nous parlons un peu de choses et d’autres : la météo, comment vont les enfants, les prochaines vacances, tout ça tout ça… puis nous entrons dans le vif du sujet. Qui n’est pas si vif que ça, en fait…

Saïd branche le scope et je pose une perfusion à la comtesse. La femme de chambre rapplique avec son biniou. « Alors, docteur… j’ai madame en ligne… dois-je lui dire que sa mère est décédée ? » Saïd se gratte l’occiput. « Non… un instant… » Bip… Bip… Bip… en fait, le cœur tient toujours. Attendez un peu pour les pompes funèbres, Madame va peut-être avoir du rab…

Vu son état de fatigue, l’intubation s’impose quand même. Mais Saïd, qui est un bon toubib par ailleurs, n’est pas un pro du tuyau. Il met plus de temps que prévu pour poser son installation. L’artisanat, c’est pas ce qu’on croit… La quatrième tentative est la bonne et, à 10 h 37, le respirateur est branché. Pendant que le gaz carbonique s’accumule dans l’atmosphère en provoquant un effet de « cerf » catastrophique, l’oxygène rentre à pleins wagons dans les alvéoles pulmonaires de l’archi-duchesse. Bientôt, son rythme cardiaque se raffermit.

10 h 39. La femme de chambre raccroche le combiné et dit à madame qu’elle la rappellera très rapidement. C’est promis ma chérie, on se téléphone et on se fait une bouffe…

« Tout va très bien, madame la marquise… c’était juste un refroidissement, nous vous emmenons en cure à La Bourboule… »

C'est reparti...

10 h 40. La baronne de la Tour qui penche ouvre un œil.

10 h 41. Elle ouvre l’autre, timidement. Saïd est aussi surpris que moi du résultat. Finalement, on a bien fait de ne pas s’être arrêté en route pour pique-niquer.

10 h 43. La comtesse se met à remuer la tête et donne des signes de renvoi imminent. Le déferlement d’un café au lait prédigéré est une menace à prendre au sérieux. Afin d’éviter le tsunami, nous lui mettons dare-dare une sonde gastrique.

10 h 49. Elle commence à bouger les bras. Avec Saïd, nous prenons la décision de ne pas dormir au château ce soir. Nous demandons aux pompiers d’aller chercher leur brancard. Deux d’entre eux dévalent l’escalier en marbre blanc en faisant crisser leurs rangers très noires. En voyant le spectacle, le majordome réprime un cri de souffrance.
Lorsque nous chargeons la comtesse sur la civière, à 10 h 51, elle en a assez de faire la grasse matinée et se réveille pour de bon. Elle est un peu déçue par les tuyaux qu’on lui a plantés dans le nez et exprime son mécontentement d’une manière particulièrement virulente. Ceci dit, on se met à sa place…

A 10 h 54, sous les applaudissements du public, nous descendons l’escalier avec le brancard, en laissant les dernières traces de cirage sur les marches. Le majordome est livide et nous craignons un instant qu’il n’ait besoin de nos services…

10 h 59. La camionnette des pompiers démarre. Allo, Papa Tango Charlie, c’est un appel du SMUR, nous sommes sortis de la sciure… Le voyage de retour s’effectue dans une relative décontraction, malgré les soubresauts de notre invitée qui a du mal à se faire à l’ambiance. Tout va très bien, madame la marquise… c’était juste un refroidissement, nous vous emmenons en cure à La Bourboule…

11 h 33. Notre patiente s’est calmée. En arrivant aux urgences, nous retrouvons la première équipe d’intervention, revenue à vide après le forfait de leur client. Les collègues sont presque vexés du succès de notre expédition ! Score final : Branquignols : 1, Dream team : 0. Après tout, ce n’est pas étonnant car le Titanic a bien été fabriqué par des pros de la construction navale. Et l’Arche de Noé par une équipe de bras cassés, qui n’y connaissait rien au départ…

Bref, victoire par KO. Par la suite, nous apprendrons que notre protégée est retournée dans son château, une semaine plus tard. Personnellement, je suis ravi pour elle. Mais je le suis encore plus de ne pas avoir été de garde au SAMU de Paris, le soir où Lady Di s’est plantée vers le pont de l’Alma. Vous imaginez, rouler à 60 km/h sur le périphérique ?
Trop content…

Didier MORISOT
Infirmier en Saône-et-Loire
didier.morisot@laposte.net


Source : infirmiers.com