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HUMOUR

Amour, gloire et bétadine – La luxation, c’est pas du luxe !

Publié le 11/07/2012
Amour, gloire et bétadine – La luxation, c’est pas du luxe !

Amour, gloire et bétadine – La luxation, c’est pas du luxe !

Vous avez adoré ses abécédaires « caustiques », vous adorez désormais ses chroniques « déglinguées » que vous attendez avec impatience. L'infirmier Didier Morisot s'invite sur nos pages et, sans nul doute, nous sommes nombreux à partager le menu... Bon appétit avec aujourd'hui une chronique toujours aussi décapante et désopilante intitulée « La luxation, c’est pas du luxe ! ».

Midi, grand soleil, que la montagne est belle, tralala… si on ne payait pas autant d’impôts, la vie vaudrait presque la peine d’être vécue. En attendant, trois heures de ski intensif ont bousculé mon métabolisme d’homme mûr. Mon ver solitaire se syndicalise et sort les banderoles. C’est l’appel du réfectoire, l’un des plus puissants moteurs de l’Humanité. Hyper motivé, je glisse sur la piste bleue… un boulevard, une formalité pour lapin de six semaines !

Mais il ne faut jamais sous-estimer le danger... A peine élancé, je rate mon planté de bâton et je me prends les pieds dans la moquette. Aïe, bobo... deux secondes pour comprendre que je suis tombé avec l’élégance d’une bouse de zébu et la souplesse d’un verre de lampe. Première constatation : quel con ! Deuxième : nom de D…, je me suis luxé l’épaule. Troisième : ça fait mal.
Quatrième : ça fait vraiment mal. Cinquième : bon, j’arrête le ski, c’est plus de mon âge !

Le crash n’a pas échappé à mes voisins de poudreuse qui profitent, gaiement, du spectacle. Mais devant mes grimaces, un grand sec arrête de se tordre de rire et manifeste un début de commencement de compassion : « vous avez besoin d’aide ? » Un peu, mon neveu…
Solitude du sportif perdu dans la taïga, je n’ose imaginer la même gamelle en Sibérie Orientale. Avec les ours comme spectateurs. Bbrrr… : « laisse tomber les moutons, Igor, on a du skieur pour le déjeuner ! ». Heureusement, la France est un pays civilisé où l’humanoïde en détresse est secouru. Après dix minutes durant lesquelles je me réjouis de ne pas être au fin fond de la Sibérie (même Occidentale), un pisteur, très sympathique, arrive et m’invite à grimper dans son traîneau. C’est très fun, dès que je bouge le petit doigt, la douleur me pilonne l’épaule. Désireux de ne pas rester des heures dans la neige avec une épaule en vrac - moteur de l’Humanité - c’est très, très motivé que j’investis ma couchette avec le bras droit en aile de pingouin, tendu à l’extérieur. Aïe, mais je réussis. Mon sauveteur tique un peu : « vous pouvez ranger votre bras ? Vous comprenez, avec tous ces sapins, ça risque d’accrocher… » A l’idée d’une collision, l’angoisse me saisit... Moi qui adore les arbres, je ne peux pas penser à la moindre branche sans faire dans mon froc. J’envoie promener (poliment, car j’ai besoin de lui) l’auteur de l’énormité : « je voudrais bien le plier, mais c’est justement parce que j’y arrive pas qu’on vous a demandé de venir…».
L’argument porte, le préposé au ramassage se tait et se concentre sur l’effort. Chaque secousse est insupportable. Entre deux chaos, je rêve de déforestation intensive, de montagnes déboisées… la tronçonneuse, quel outil formidable…

Solitude du sportif perdu dans la taïga, je n’ose imaginer la même gamelle en Sibérie Orientale. Avec les ours comme spectateurs. Bbrrr…

« Il faut aller à l’hôpital... »

Bien sûr, je me suis viandé en haut des pistes, c’est pas drôle, sinon. J’ai donc tout le temps de méditer sur la condition humaine. Mes cours d’infirmier remontent à la surface. Les plus fortes douleurs ? L’accouchement, les coliques néphrétiques. Ensuite, les fractures, les luxations… je réalise alors à quel point ma chère et tendre a pu être courageuse à l’occasion de ses maternités.
Pardonne-moi, Simone, je n’oublierai plus jamais ton anniversaire ! A la 342ème secousse, enfin, le parking. Le comité d’accueil m’attend, soucieux. La vue de ma petite famille me réchauffe le cœur et pendant une demie seconde, je n’ai pas mal. Après avoir rassuré tout le monde sur la pertinence de mes cotisations retraite, nous nous rendons au cabinet médical. L’accueil est fébrile. En ces temps verglacés, je n’ai pas le monopole des peaux de bananes et je patiente entre un genou tordu et un coude explosé. Bonheur.

Lorsque le toubib se penche sur la radio, il préfère botter en touche : « je suis désolé, je ne peux pas réduire la luxation… il faut aller à l’hôpital… » Une heure de route, donc ; dans la joie et l’allégresse. Auparavant, le dévoué docteur m’injecte un antalgique (à l’efficacité toute relative), puis je grimpe péniblement dans la camionnette des pompiers. Simone me fait coucou par le hublot…
13 h 40, plus que 40 km avant la délivrance. Je voyage en compagnie d’un soldat du feu qui se plie en quatre pour m’être agréable. De mon côté, je me plie simplement en deux, la main droite calée sur la jambe gauche. Cette position est très pratique car elle permet de me gratter le haut du genou dans des conditions optimales. A part ça, je suis handicapé à 100 %.

La douleur se manifeste par intermittence. Suite à un nid de poule sournois et pervers, je me remets à intermitter et je gueule comme un putois…

En ces temps verglacés, je n’ai pas le monopole des peaux de bananes

Le renard ronfle comme une chaudière…

14 h 30, enfin la terre promise ! Après avoir remercié chaleureusement mes anges gardiens, je m’extraie du véhicule et rentre aux urgences. Vu le contexte, je marche en crabe, la tête plus basse que les omoplates, mes cheveux (longs) ébouriffés cachant la moitié de mon visage. Le croisement de Quasimodo ayant fauté avec un épouvantail, je ferais peur à une couvée de singes !

La préposée à l’accueil garde cependant son sang-froid et saute dans le réflexe de Pavlov. Elle commence son interview.
« Bonjour monsieur, vous avez votre carte vitale ? » Je la regarde d’un œil morne. Devant mon expression très parlante, elle laisse tomber et m’emmène en salle de soins. Une aide-soignante me fait les honneurs de la maison. « Ah ; vous êtes le monsieur qui s’est luxé l’épaule… ». Sa perspicacité m’impressionne. « Vous avez mal ? » Son sens de l’humour m’irrite un peu, toutefois. Je ris poliment, épisode fugace durant lequel l’infirmière débarque. Professionnelle, elle sort sa petite échelle d’évaluation de la douleur afin de procéder à un test. Mon éducation judéo-chrétienne freinant l’expression de mon ressenti, je me retiens cependant de l’envoyer paître avec sa petite échelle et me contente de verser une larme afin d’illustrer mon inconfort. Message reçu, les choses s’accélèrent. Ma collègue appelle l’interne de garde et sort une perfusion. Avant de rentrer dans le vif du sujet, elle m’aide à me déshabiller et entame les préliminaires : pouls, tension, parallélisme… La comique de l’accueil en profite pour revenir à la charge et tout en retirant mon anorak rouge fluo, je décline mon pedigree.

Une chose m’inquiète cependant. Le service d’urgences où je travaille aime bien travailler « à chaud », les médecins remettant les articulations en place, sans anesthésie. En général, c’est efficace, l’heureux bénéficiaire du traitement hurle un bon coup, devient tout blanc, mais son problème est en principe réglé.
Ce scénario me fait autant flipper qu’un impact avec un épicéa. Sur ce, l’interne arrive, un africain, souriant, qui flirte avec les 120 kg. Je lui déballe mes états d’âme en évoquant un éventuel réflexe de mon bras valide, aussi incoercible que violent en cas de douleur excessive. Ne tenant pas à s’en prendre une, il demande à l’infirmière de me shooter avant de s’attaquer à mon épaule…

14 h 46 : la collègue injecte le produit tant convoité. Aucun changement, lucidité totale. J’ai toujours l’œil du lynx et l’oreille du renard. 14 h 46 et 10 secondes, le renard ronfle comme une chaudière… Lorsque je reviens du pays de Candy, dix minutes plus tard, mon œil de chat de gouttière discerne vaguement un grand noir, qui me sourit de toutes ses dents.
« …Eh bien, dites-moi, vous étiez plutôt crispé. J’ai dû m’y reprendre à trois fois avant de réussir… » J’adore l’Afrique !

« Ah ; vous êtes le monsieur qui s’est luxé l’épaule… ».

Tiens, j’ai un voisin de chambre !

Après la radio, je vais en chirurgie afin de finir ma sieste. Le lit est un petit nuage de 1 m 90 sur 80 cm… depuis la fin de mon service militaire, je sais que le bonheur est une notion relative. Cela se confirme, mon épaule est bien moins douloureuse et je baigne dans la félicité… Mais la béatitude n’exonère pas des contingences matérielles… Le nuage où je repose est chargé d’humidité, le café du matin frappe à la porte et ma vessie est aussi pleine qu’un coffre-fort helvétique. J’aperçois alors un urinal sur la table de chevet. Bravant les séquelles de l’anesthésie, je me redresse au bord du lit et, entre deux vertiges, je remplis cet instrument barbare. Après avoir pissé comme une baleine, je replonge au fond de mon nirvana cotonneux. Soudain, à moitié dans les vaps, j’entends une voix féminine en train de me chanter Ramona. Cette situation de l’ordre du quotidien me comble de joie. Un instant je me crois revenu à la maison, dans la douceur du foyer… Mais non, ces décibels n’appartiennent pas à mon épouse, ils sont l’œuvre de l’infirmière, effrayée par ma prestation baleinière.

« Vous vous rendez compte, vous auriez pu tomber… Il faut prendre la sonnette et nous appeler ! » Effectivement, elle n’a pas tort. Vu mon état, j’aurais pu retapisser les murs avec mon acide urique… Je m’excuse donc platement et retourne sur mon nuage. Lorsque je reviens à moi, il est 17 heures... Tiens, j’ai un voisin de chambre ! Lui aussi fait partie des estropiés du télésiège. Il s’est flingué le genou et nous partageons notre aversion, aussi commune que soudaine, pour les sports d’hiver.

Ma fin d’après-midi est illuminée par un coup de fil de Simone qui vient aux nouvelles. Puis, ma robuste constitution reprend le dessus et réclame sa part de kérosène. Ça tombe bien, la dame de service amène le repas. Mon ver solitaire range son mégaphone et met sa serviette. Hélas, j’ai raté la semaine du goût, pas celle de l’anorexie. La cantinière nous sert des portions à faire pleurer un joueur de rugby. Je dois nourrir mes 95 kg avec une tranche de jambon rose fluo, dans les mêmes tons que mon anorak, et des haricots verts noyés dans l’huile d’arachide. Je pense au gigot d’agneau de ma grand-mère et une vague de nostalgie m’envahit. J’en ai les larmes aux yeux. La soirée est calme et familiale. Je feuillette une revue, mon voisin regarde la télé… j’ai toujours aimé la paléontologie et une émission sur les dinosaures retient mon attention, un reportage sur le Sénat, plus précisément. Trop peu d’actions… mon camarade de misère zappe pour la vie des lions au Kenya. Apparemment, la société de restauration collective qui a le marché hospitalier semble sévir aussi dans le pays... Les lionceaux font la tronche à cause du menu : « pfff… encore du zèbre, y’en a marre ! » Partager un fardeau en commun l’allège un peu. Je ne suis donc pas seul dans ma déception culinaire et cela me fait du bien, quelque part… La nuit est correcte, bercée par les apparitions de l’infirmière.

Mon ver solitaire range son mégaphone et met sa serviette.

Le ski c’est plus de mon âge...

J’aborde le matin suivant avec l’optimisme d’un survivant. Je m’arrange pour faire un brin de toilette et c’est guère pratique ! A la fin, je sens toujours le fennec. Afin de limiter les dégâts, je pique un peu d’eau de toilette au voisin. Voici l’heure du petit déjeuner... aide précieuse pour tenir jusqu’au repas de midi.

Soudain, vers 10 h, je vis une expérience aussi brutale que l’arrivée d’une nuée de sauterelles sur un champ de sorgho. Le chirurgien fait le tour du propriétaire avec sa dream team. Parmi elle, je reconnais son apprenti qui a résolu hier mon problème mécanique. Je le remercie à nouveau en lui embrassant les mains. Son sourire humanise un peu le contrôle technique que son boss mène au pas de charge. En ce qui me concerne, la luxation était certes douloureuse, mais elle reste d’une banalité affligeante et l’évolution s’annonce sans surprises. Le médecin chef, vaguement déçu, me souhaite bon rétablissement et change d’enclos. Le cas du voisin est nettement plus intéressant et son atteinte ligamentaire ramène un léger sourire sur les lèvres du patron…

Avant de réintégrer mes foyers, la cantinière fait son retour. Encore un fol espoir déçu… La même punition qu’hier soir : une barquette de carottes râpées et trois cuillères de spaghettis bolognaises. Le pilier de rugby qui sommeille en moi pleure en silence. Heureusement, je quitte bientôt cet endroit (rempli de gens charmants) à la culture gastronomique effroyable. La mère de mes enfants vient me chercher en Simca 1000… T’as raison, Simone, le ski c’est plus de mon âge. Je vais choisir un autre loisir, moins dangereux. Un nid de poules vicelard me fait vibrer l’épaule et emporte mes dernières hésitations. Au fait, ta mère est toujours abonnée à « Tricot-Magazine » ? Tu crois qu’elle pourrait m’en prêter quelques-uns… ? Le besoin d’arrêter ses conneries afin de rester en bon état le plus longtemps possible, voilà bien un autre puissant moteur de l’Humanité…

Didier MORISOT
Infirmier en Saône-et-Loire
didier.morisot@laposte.net


Source : infirmiers.com