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AU COEUR DU METIER

Addictions en milieu professionnel : à l’hôpital aussi…

Publié le 14/12/2018

Les conduites addictives en milieu professionnel concernent tous les secteurs. Ceux du sanitaire et du médico-social ne sont pas épargnés, d'autant que leurs établissements connaissent, eux aussi en tant qu'organisations, des transformations profondes qui peuvent fragiliser les professionnels qui y exercent. Focus sur ces pratiques à l'occasion d'un colloque organisé par l'Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (Anpaa) Occitanie sur cette thématique, le 13 novembre dernier à Toulouse et qui a réuni près de 250 participants.

Chez les soignants, "la confrontation à la maladie, à la souffrance et à la mort est indéniablement un facteur de stress pouvant conduire à une certaine vulnérabilité et engendrer de potentielles conduites addictives".

On a moins de conduites addictives lorsque l'on a un emploi que lorsque ce n'est pas le cas1, a précisé Nicolas Prisse, médecin de santé publique et président de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), en préambule de ce colloque. Pour autant, le monde du travail n’est pas épargné par cette problématique. Loin s’en faut. Nous revenons [même] d’assez loin sur la question de la banalisation des substances psychoactives (SPA) en milieu professionnel a-t-il poursuivi. Et Jean-Michel Doyen, directeur départemental de l’Anpaa 81 d’ajouter : Il y a 10-15 ans, les entreprises considéraient que les conduites addictives relevaient du champ personnel, du domaine privé. Mais l’affaire Colas2 a été un électrochoc.

Ainsi, même si ce problème de santé au travail n’est plus aussi tabou qu’il a pu l’être par le passé et qu’il figure  pour la première fois expressément dans le plan de santé au travail 2016-2020 [axe 2, objectif opérationnel 6, action 2.11 "Prévenir les pratiques addictives en milieu professionnel" – NDLR]3, il reste encore à faire, notamment au niveau de la prévention, du repérage précoce et surtout des TPE-PME. Ce d’autant que s’il ne s’agit pas d’une problématique récente, les transformations profondes et actuelles des organisations peuvent, à l’heure de l’amélioration continue de leur performance globale, fragiliser les professionnels. Des organisations du travail tourmentées ou l’arrivée de nouvelles technologies sont des terrains très propices à l'apparition de conduites addictives, a ainsi constaté Jean-Michel Doyen.

De quoi parle-t-on ?

Selon le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorder (DSM-5), l’addiction à une substance est un mode d’utilisation inadapté d’une substance conduisant à une altération du fonctionnement ou à une souffrance cliniquement significative, caractérisé par la présence de deux (ou plus) manifestations.  Parmi les onze critères retenus pour en établir le diagnostic figure notamment l’utilisation répétée de la substance [qui] conduit à l’incapacité de remplir des obligations majeures au travail, à l’école ou à la maison.

Des usages multiples pour faire face…

En milieu professionnel, les usages des SPA (tabac, alcool, cannabis, cocaïne, médicaments psychoactifs…) visent à faire face à des contraintes et souffrances multiples. Il s’agira ainsi tantôt de gérer les douleurs liées aux troubles musculo-squelettiques (TMS – travail répétitif sous contrainte de temps, port de charge, maintien des salariés vieillissants), pallier les conséquences d’horaires atypiques ou alternés (problèmes de sommeil, de réveil…) ou bien encore d’anesthésier la peur de l’accident, de ne pas tenir les cadences ou de perdre son emploi a expliqué de son côté Marc Loriol, sociologue, directeur de recherche au CNRS (IDHES – Paris 1). Il s’agira aussi parfois d’oublier la souffrance éthique (faire ce que l’on désapprouve), de combattre ou compenser l’ennui, la monotonie du travail, sa perte de sens… maintenir la vigilance dans les fonctions de surveillance, ou encore de tenir le coup face aux "coups de bourre", aux exigences croissantes de résultats, à l’obligation d’être toujours au top…, voire d’augmenter ses capacités, ses performances, son adaptabilité.

La confrontation à la maladie, à la souffrance et à la mort est indéniablement un facteur de stress pouvant conduire à une certaine vulnérabilité et engendrer de potentielles conduites addictives.

Addiction dans le secteur hospitalier

D’après une enquête sur les pratiques addictives, menée en 2015 auprès des jeunes infirmiers et kinésithérapeutes de l’AP-HP, les résultats correspondent à ce que l'on peut trouver sur une population du même âge à l’échelle nationale, indique Isabelle Chavignaud, chargée de la coordination dans le cadre de la mission Fides, qui a pour but de mettre en œuvre un dispositif institutionnel de prévention et de prise en charge des addictions pour le personnel médical et non médical de l’AP-HP.

Source : Mildeca

Des régulations collectives notamment chez les infirmier(e)s

Reste que les contraintes du travail et les usages de SPA font l’objet de régulations collectives. Si ça existe, c’est que ça sert à quelque chose. […] La fonction du produit est d’équilibrer le système a ainsi noté Jean-Michel Doyen, prenant exemple de l’apprentissage de l’alcool dans le secteur de la restauration. Un avis partagé par Marc Loriol : La construction de l’identité de métier et le rapport au produit sont imbriqués.

Ces régulations collectives existent, entre autres, chez les infirmier(e)s hospitalier(e)s, même si la régulation est moindre que chez d’autres groupes métiers. Leurs consommations de tabac, de café sont en effet l’occasion de temps collectifs d’échanges sur le travail qui facilitent la gestion des difficultés responsables des souffrances éventuelles, la prise de distance… a noté le chercheur. De même en est-il des grandes mobilisations collectives, qui renforcent la cohésion du groupe4 et donnent à leur souffrance une autre forme d’exutoire et transforment les difficultés individuelles en revendications collectives.

Il n’en reste pas moins que le métier d’infirmier – à l’instar d’autres métiers du soin et de la relation d’aide – est un métier à risque au niveau de la consommation de SPA – particulièrement pour celles exerçant de nuit, plus fragilisées – d’autant que les temps informels tendent à se réduire comme peau de chagrin dans les structures de soins. La confrontation à la maladie, à la souffrance et à la mort est indéniablement un facteur de stress pouvant conduire à une certaine vulnérabilité et engendrer de potentielles conduites addictives.

Outre le tabac, certain(e)s infirmier(e)s peuvent ainsi se tourner vers un usage de médicaments (anxiolytiques, opiacés, antidouleur…) facilement accessibles par récupération ou prescription par les médecins du service en cas de fatigue ou de stress a indiqué Marc Loriol. L'offre d'un produit psychoactif influe très fortement sur l'émergence de la conduite addictive, ce qui est le cas dans cet environnement spécifique. Il s’agit alors d’une forme de gestion individuelle et honteuse de la souffrance, les IDE consommateurs ayant une réticence à la dire car c’est pour eux être du côté des malades mais aussi favoriser une approche biomédicale plutôt que soignante de la maladie.

Véritable problème de société, qui s’étend au-delà du monde du travail, la consommation de substances psychoactives (alcool, tabac, cannabis, etc.) nécessite une compréhension fine pour mettre en place une prévention primaire pertinente et efficace.

Repérage et prise en charge

Dès lors, comment repérer et agir ? Pour la Mildeca, le repérage des conduites à risques s’opère au niveau individuel par le médecin du travail ou l’encadrement ou un collègue, en privilégiant le dialogue avec le salarié sans stigmatisation ni jugement moral. Toutefois, précise-t-elle, il est indispensable de passer à la dimension collective du diagnostic pour analyser les facteurs des conduites addictives au-delà des problématiques personnelles et promouvoir un environnement de travail favorable à la santé.

Pour ce faire, il est possible d’utiliser la méthode du Repérage précoce et l’intervention brève (RPIB). Validée par la Haute Autorité de santé (HAS), l’alcool et le cannabis, et administrée par des médecins du travail ou de prévention au personnel, ce questionnaire permet de faire prendre conscience à la personne d’un éventuel problème de consommation. Mais également de rentrer dans une démarche de prévention en prodiguant un certain nombre de conseils pour que le salarié progresse vers une réduction de la consommation. Si cette méthode a déjà fait ses preuves, [elle] est pourtant très peu répandue en milieu professionnel relève la Mildeca.

Du côté de la prise en charge de ces conduites addictives, il y a du nouveau a indiqué le Dr Bénédicte Delmas, chef du service d’addictologie du CH de Perpignan. Ainsi, à défaut d’abstinence, une moindre consommation est déjà un pas (less is better). La prise en charge peut aussi être globale ou par produit (coconsommation ++). Il existe également de nouveaux traitements et les modes de prise en charge sont désormais multiples : prise en charge ambulatoire, sevrage institutionnel ou pas,  psychiatrie au choix, mais aussi RPIB pour les personnes qui ont de faibles dépendances, programmes d’ETP… Il faut aussi noter l’existence, depuis une dizaine d’années déjà, d’un dispositif sanitaire et médico-social ambulatoire avec possibilité d’anonymat, accueil du patient, équipe pluridisciplinaire, sans soin contraint/inutile d’attendre la motivation, [qui] évalue et choisit de proposer ou non des temps résidentiels articulés avec les autres outils ambulatoires.

Au-delà, agir sur les racines sociales

Au final, on retiendra que les conduites addictives – pathologie du lien5 – permettent de « tenir quelque chose ». D’où la nécessité dans le contexte professionnel d’agir sur les racines sociales (notamment liées aux conditions de travail et d’emploi) de ces comportements a conclu Marc Loriol. Pas si simple dans le contexte actuel.

Missions et domaines d’action de l’Anpaa

L'intervention de l'Anpaa s'inscrit dans un continuum allant de la prévention et de l'intervention précoce à la réduction des risques, aux soins et à l'accompagnement. L’Anpaa gère essentiellement des centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA), établissements proposant aux usagers ainsi qu’à leur entourage une prise en charge médico-psycho-sociale en ambulatoire. Elle développe aussi par le biais de ses équipes de prévention des activités de prévention permettant une évolution des représentations sociales concernant la consommation des produits psychoactifs. Le développement des compétences psychosociales y est aussi promu afin de donner les moyens à chacun de faire ses propres choix de santé en toute connaissance de cause explique Jean-Michel Doyen. Par ailleurs, en Occitanie, l’Anpaa propose également un accompagnement des entreprises pour développer des programmes de prévention des conduites addictives. À noter : L’Anpaa intervient beaucoup dans les établissements fermés ou semi-fermés, tels les instituts médico-éducatifs (IME) ou les Ehpad, car des règles en dehors du cadre du travail (alliances thérapeutiques) s’y mettent en place relève le responsable de la structure tarnaise. Et d’ajouter : En Ehpad, nous intervenons auprès des résidents, notamment à propos du mésusage des médicaments, mais aussi auprès des professionnels. Cela n’est toutefois pas sans difficulté car il y a une sorte de déni sur ces questions de conduites addictives de la part de l’encadrement et/ou des directions d’établissements.

Notes

  1. Néanmoins, attention : il y a un fort effet de sélection. Les personnes avec des problèmes d’addiction ont plus de mal à trouver ou garder un emploi !
  2. Jurisprudence Colas (2002). À l’issue d’un pot de fin d’année organisé par le CE dans son entreprise, un employé cause la mort d’un automobiliste en rentrant chez lui. Il sera condamné à 4 ans de prison dont 2 avec sursis… mais son responsable hiérarchique également. Ce dernier devra verser 2000 € d’amende et un quart des dommages et intérêts à la famille de la victime, la justice ayant considéré que sa fonction lui donnait obligation générale de surveillance des conditions d'hygiène et de sécurité à l'intérieur de l'entreprise.
  3. Dossier Comment traiter la consommation de substances psychoactives en milieu professionnel, Mildeca, février 2016
  4. Lert, 1995 : la consommation d’hypnotiques et de tranquillisants entre 1985 et 1990 passe de 9,1 % à 5,5 % alors que se développent les grèves.
  5. Dr Bénédicte Delmas

À lire

  • Crespin, R, Lhuilier D, Lutz G. Se doper pour travailler, erès, 2017 (prix du livre RH 2018)
  • Cottet L., "Non, j'ai arrêté", Interéditions, 2015. Outre son témoignage sur l’alcoolisme qui l’a frappé, Laurence Cottet y présente la méthode H3D qu’elle a créée (ne pas avoir honte de se faire aider, être honnête avec autrui, l’humilité face à la puissance de l’alcool, renaître en cheminant vers son désir).

Valérie HEDEFvalerie.hedef@orange.fr


Source : infirmiers.com