« Qu’est-ce que je fous là ? » Voilà bien une question qui nous emmène « sur le rebord du monde pour voir ce que les hommes en ont fait... » Cette question émerge en même temps que le sens du soin s’évanouit. Quoi de pire que d’avoir le sentiment de s’être trompé de route et de se sentir perdu professionnellement ? Nous nous sommes tous égarés, une fois ou deux, mais l’égarement est enrichissant tant que nous ne nous perdons pas. Pour ce faire, choisissons bien notre boussole professionnelle...
Une sale question qui s’installe dans un écho permanent, un leitmotiv tant que nous ne lui donnons pas une réponse satisfaisante. « Qu’est-ce que je fous là ? » Cette question est susceptible d’aboutir à une réponse qui peut nous faire changer de vie, mais avant que cela arrive pour un soignant, il convient de vérifier que nous ne nous sommes pas perdus. Pour s’orienter, il convient d’avoir des outils fiables qui nous assurent de la direction soignante. Bien entendu, tout va dépendre de la force que nous donnerons à la réponse à cette question, du courage ou de la résignation dont nous ferons preuve, de l’énergie qui est en nous et que nous déciderons de mettre au service de la vulnérabilité des patients et d’en faire profession ou de partir vers d’autres aventures.
Récemment publié sur infirmiers.com, le 12 janvier dernier, l’édito intitulé « Tant qu’il y aura de belles choses » a soulevé une émotion qui devait donner lieu à un questionnement quelque peu angoissant : combien de temps encore me reste-t-il pour que je puisse donner du sens à mon quotidien ? Quelles sont nos armes dans ce combat qui semble perdu d’avance ? Reste-t-il encore des raisons valables pour me sortir du lit et retrouver le chemin du boulot pour prendre mon poste demain matin ?
Et si on ne faisait pas la toilette aux patients déments aujourd’hui ?
Ce jour-là, dans le service, une aide-soignante
m’interpelle en me disant que le niveau de dépendance des patients est très élevé et qu’elle ne pourra pas faire les toilettes à tout le monde. Il y a deux patients avec des troubles cognitifs, conséquences d’une démence dégénérative, et elle propose de différer ces deux toilettes sur l’après-midi, voire au lendemain. Consciente que cette solution est impertinente, elle argumente en disant que de cette façon elle pourra au moins boucler son poste en permettant à tous les autres d’avoir leurs toilettes du matin et de servir les repas de midi à l’heure
.
Nous devons être, plus que jamais, très attentifs à ce que disent et pensent les soignants, ils sont ce que nous devons leur permettre d’être !
Cette aide-soignante est un excellent élément, toujours très soucieuse du confort et du bien-être des patients et, ce jour-là, elle pose bien évidemment un vrai problème éthique tout en utilisant un argument très provocateur, mais très efficace. Le fait de faire émerger cette problématique est déjà le début d’une réflexion éthique car elle nous oblige à trouver de meilleures solutions. Il nous appartient alors de nous en saisir pour transformer ce questionnement en éthique de responsabilité collective. Quand une telle question se pose, et a fortiori quand elle est posée par un soignant, nous devons y voir immédiatement un signe de détresse. Ce soignant nous exprime sa perte de sens , pire, il nous exprime aussi le sentiment de ne plus être ce qu’il est.
Immanquablement, ce type de question est suivi de très près par une autre question plus intime : « Qu’est-ce que je fous là ? » Nous devons être, plus que jamais, très attentifs à ce que disent et pensent les soignants, ils sont ce que nous devons leur permettre d’être ! Ils veulent faire des soins dignes de ce nom et nous devons tout mettre en œuvre pour que le soin soit une relation pleine de sens avec et pour le patient.
La question organisationnelle de ne pas faire des toilettes à des patients qui ne s’en plaindraient pas pourrait trouver, chez certains managers peu enclins aux émotions, une forme de pertinence en termes de gain de temps et de diminution de charge en soin sur un poste donné dès le moment où on ne rajoute pas de personnel. Ceux-là vous répondront en cœur « ça ne me choque pas ». Ce type de réponse toute faite est un symptôme langagier de la cause acquise à la rentabilité ou à l’économie sans conditions.
Très honnêtement, c’est bien ce regard reconnaissant des personnes vulnérables qui me conforte dans l’idée que je suis bien à ma place
Une première partie de réponse à la question « Et si on ne faisait pas la toilette aux patients déments ? » s’est imposée très vite quand nous nous sommes approchés d’un des patients concernés. Cette personne, âgée de 90 ans, nous a regardé, nous a souri et quand nous l’avons remontée dans le lit, nous a dit « Ah, oui, je vais mieux comme ça, merci beaucoup ! » Vous allez penser que je me satisfais de peu, que c’est bien là une remarque gnan gnan d’un soignant cucul la praline. Bon Ok, mais très honnêtement, c’est bien ce regard reconnaissant des personnes vulnérables qui me conforte dans l’idée que je suis bien à ma place. C’est bien dans cette réponse simple que je trouve un maximum de puissance soignante : cette puissance qui répond à autrui que nous sommes là, avec et pour eux et que l’attention que nous leur portons se cristallise dans la volonté de maximiser leur bien-être. Si nous ne leur portons pas cette attention, qui le fera ? Si personne ne le fait, alors c’est notre propre dignité de soignant qui est en jeu juste parce que nous sommes là pour ça.
Tu es là, je te vois, et me voici !
Je suis toujours fasciné par l’impact important auprès des patients qui se traduit en termes de satisfaction après des soins de confort. Une bonne position dans le lit, un coussin bien ajusté... Une toilette le matin pour une personne atteinte de troubles cognitifs, c’est aussi une façon de lui donner l’heure, de rythmer sa journée, de ne pas l’abandonner à sa désorientation, de lui dire : « tu es là, je te vois, et me voici pour prendre soin de toi. » Nous appelons « soins de base » ces soins qui sont le socle fondamental, les fondations d’un savoir-faire qui permettent aux patients d’accéder au seuil de dignité. Ce confort offert par les soins de base du matin accompagne le patient en dehors du mal-être, peut-être même en dehors de la douleur de la nuit.
C’est bien dans la présence à autrui que le sens du soin se fait, c’est bien dans le temps accordé à autrui que nous nous reconnaissons en tant que soignant
L’encadrement ne doit pas baisser les bras pour résister sur ce front décisif que représente la présence soignante auprès des patients. Il appartient à l’encadrement de se positionner pour mettre tout en œuvre afin de permettre aux soignants (infirmiers et aides-soignants) d’être disponibles. C’est bien dans la présence à autrui que le sens du soin se fait, c’est bien dans le temps accordé à autrui que nous nous reconnaissons en tant que soignant. La présence soignante est indissociable du ressenti du patient en termes d’attention qu’on lui a portée. Elle est inversement proportionnelle au sentiment d’abandon, bien entendu, mais il est essentiel d’évoquer l’idée que la présence soignante au chevet au patient participe à la pertinence de la démarche de soins. L’attention clinique de l’évolution n’est rien d’autre qu’une démarche de sollicitude et d’accompagnement. L’attention clinique ne se réalise que par la rencontre, la présence partagée du soignant et du patient. Pas de clinique sans proximité ! La notion de « clinique » vient du grec klinê qui veut dire « lit »... C’est donc au lit du patient qu’est notre place. Nous devons revendiquer haut et fort cette posture qui permet d’être en « contact » avec la personne soignée. Nous savons ausculter, écouter, examiner, mobiliser, palper, toucher le patient, mais pour cela il n’y a pas d’autre moyen que d’être là, avec et pour le patient.
Revenons aux fondamentaux : une boussole professionnelle
Quand un dilemme éthique sourd de nos organisations, nous devons vérifier que les fondamentaux sont en place. Le principe de non malfaisance est un outil réflexif soignant très précieux et je ne suis pas certain qu’il soit enseigné clairement dans les instituts de formation en soins infirmiers et aides-soignants (voire dans les instituts de formation cadre de santé, ce qui ne serait pas un luxe pour les cadres de s’appliquer à ne pas nuire non plus à leurs équipes).
La première boussole essentielle soignante est le principe de non malfaisance qui a été énoncé par Hippocrate vers 400 avant notre ère et nous n’en retenons aujourd’hui qu’un succédané, d’autant plus épuré qu’il nous est parvenu en latin... « Primum non nocere » (en premier ne pas nuire). C’est Galien, un médecin romain attaché à l’empereur Marc Aurèle qui perpétue la médecine hippocratique et qui traduit donc le principe de non malfaisance du grec au latin en « primum non nocere ». Pour bien comprendre ce que nous avons perdu dans cette traduction, revenons à la source grecque de la parole d’Hippocrate qui énonce son principe dans le livre II des Epidémies (cf. illustration ci-dessous).
Soulager ! Soulager toujours ! Permettre à autrui de s’extraire de la douleur et de toute souffrance, voilà bien une partie essentielle du principe de non malfaisance.
Nous voyons donc qu’il s’est passé une forme de délitement dans la traduction du grec au latin et nous n’en avons retenu en français qu’une idée tronquée : « En premier ne pas nuire ». Se rappeler du principe en français (ou en latin) n’est en somme qu’un moindre mal. Néanmoins, il est essentiel de revenir à la source pour récupérer le sens archétypal qui dit qu’en premier, ce qu’il importe de faire c’est « soulager » et en second, sans pour autant séparer les deux intentions du principe, « ne pas porter atteinte ».
Soulager ! Soulager toujours ! Permettre à autrui de s’extraire de la douleur et de toute souffrance, voilà bien une partie essentielle du principe de non malfaisance. La seconde partie du principe nous dit de ne pas porter atteinte, ne pas nuire et avec cette notion complémentaire nous tenons là la plus efficace des boussoles professionnelle. Cette boussole nous invite à nous rapprocher du patient et de voir avec lui si nous réussissons notre intention de soulagement et de non nuisance. C’est Epicure https://la-philosophie.com/philosophie-epicure qui a imaginé que notre bonheur dépendait de notre capacité à nous extraire de la douleur. « Le bonheur commence et finit à cet endroit » dit-il.
Dès que le soignant comprend que si nous soulageons la douleur d’un patient nous lui permettons en même temps d’être simplement heureux, c’est aussi à cet endroit que le soignant devient ce qu’il est. Et ce principe de non malfaisance devient un indicateur redoutable qui permet de vérifier si nous sommes toujours au bon endroit, sur le bon chemin, pour devenir et rester ce que nous sommes : des Soignants en majuscule.
Christophe PACIFICCadre supérieur de santéDocteur en philosophiechristophe.pacific@orange.fr
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