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ETHIQUE

Quand le détail conditionne l’Art Infirmier

Publié le 11/05/2017

Qui d’entre nous n’a pas eu ce sentiment d’une pensée soignante confisquée ? Et si notre pensée professionnelle trainait de vieilles casseroles devenues un peu graisseuses d’une cuisine professionnelle traditionnelle surannée ? De la même façon, la cuisine traditionnelle a évolué vers la cuisine gastronomique puis vers des concepts moléculaires, le Soin doit pouvoir gagner en élégance, en grâce et en précision. Il ne s’agit pas ici de balayer d’un revers de main les démarches existantes mais d’être capable de nous autoriser à un système critique qui permettrait de libérer notre pensée professionnelle ; lui offrir des ouvertures et des possibles pour augmenter notre art en termes d’émotion, d’intuition, d’imaginaire et de créativité. La grâce et la rigueur ne sont pas antinomiques.

Vers une nouvelle clinique critique infirmière

Selon Christophe Pacific, « un enseignement autour de la microscopie du soin propose ainsi un nouveau focus, une nouvelle clinique qui se fonde sur l’attention et l’intensité du moment présent. »

La pensée critique infirmière n’est pas encore enseignée dans nos instituts de formation aux métiers de la santé (IFMS) pourtant, il s’agit là d’une arme puissante d’évolution d’une profession. Elle est cette lumière de vigilance qui doute à toutes les étapes de la démarche de soin et sur son bien-fondé. La pensée critique permet en effet des réajustements et des réorientations complètes de la démarche, elle imagine des plans B et permet de ne pas se paralyser sur un plan A qui s’avèrerait insuffisant. Le doute est un mouvement qui ouvre le champ des possibles quand la certitude est figée et n’offre plus aucune autre alternative. Le doute a fait trop longtemps l’objet d’une représentation négative comme une déficience, un mal qui réside dans l’hésitation et la difficulté à se déterminer. Au contraire, le doute infirmier est un trésor de pensée créative qui n’a de cesse d’ouvrir des possibles à un accompagnement qui vise le souci d’autrui. Le doute professionnel se développe à partir de la capacité à s’étonner de l’ordinaire. Etre capable de voir ce qui nous est offert discrètement par le patient, toutes ces petites choses microscopiques qui le constituent et qui sont autant de détails cliniques propres à augmenter la compréhension soignante.

Promouvoir une pensée critique infirmière c’est provoquer des remises en question sévères même si je ne suis pas certain que nous soyons prêts à accueillir des empêcheurs de tourner en rond... Il suffit de voir comment sont accueillis les étudiants qui osent proposer de nouvelles prises en charge quand certaines sont sclérosées depuis 20 ans ou plus… Qu’à cela ne tienne ! Nous savons que nous préférons quelques fois nos vieilles douleurs de fonctionnement plutôt que de tenter un changement qui nous projetterait dans l’inconnu. La peur de cet inconnu paralyse les systèmes et il faut parfois rompre l’habitude pour tenter de nouveaux possibles.

Commençons par bousculer et proposer l’insuffisance de cette grande vérité que l’on enseigne depuis maintenant plus de trente ans.

Le doute infirmier est un trésor de pensée créative qui n’a de cesse d’ouvrir des possibles à un accompagnement qui vise le souci d’autrui.

Une clinique évolutive de la micro à la macroscopie

Depuis trente ans, la démarche holistique nous oblige à construire la personne comme un système composé de toutes ses dimensions physiques, affectives, cognitives, sociales et spirituelles. Alors certes, cette idée du Tout n’est pas inintéressante en soi pour soigner notre patient, mais en courant après le Tout, ne risque-t-on pas de louper l’essentiel, le détail déterminant pour lequel notre intuition, notre sens du Soin se forment au grès des expériences ? Prenez un jeune homme récemment atteint de tétraplégie incomplète. La seule découverte de la mobilité intentionnelle de quelques millimètres d’un orteil va déclencher des émotions positives qui seront autant de leviers pour progresser ensemble dans la démarche de soins. L’infirmier qui sera capable de voir cette microscopie du soin sera capable de soulever des montagnes.

En courant après le Tout, ne risque-t-on pas de louper l’essentiel, le détail déterminant… ?

La microscopie du soin

Cette clinique prend le contrepied d’une démarche globale et traite d’un regard clinique essentiel qui cherche à traquer les menus détails chers à Marie-Claude Vallejo1 dans son Ehique au cœur des petites choses. Il s’agit ici de capter l’éphémère, de saisir le moment opportun où les mâchoires se serrent en silence pour contenir une douleur et répondre au plus tôt de la présence soignante, a contrario d’apercevoir une ride qui nait sur un coin d’œil plissé et qui peut évoquer un sourire contenu et qui mérite d’être vu pour être partagé. Ne pas se satisfaire du grand Tout et viser son contraire pour augmenter notre champ de conscience, changer nos habitudes et accorder au millimètre sa grandeur quand il conditionne un nouveau possible, voilà bien une dimension paradoxale et essentielle au regard soignant. Un enseignement au tour de la microscopie du soin propose ainsi un nouveau focus, une nouvelle clinique qui se fonde sur l’attention et l’intensité du moment présent. Il s’agit aussi de permettre aux émotions un droit de cité professionnel. Rendre au soignant la légitimité de s’émouvoir encore de ces petites choses qui nous rendent éminemment humains.

Une clinique du signe

Par exemple, prendre le soin d’examiner une main nous renseigne bien au-delà d’une éventuelle cyanose des extrémités. Comment sont taillés les ongles de ce patient : sont-ils rongés ou coupés au coupe-ongle manucure (manucare ?), sont-ils propres et soignés ou abimés et pleins de salissures ? Le soin porté à la douceur des mains d’un pianiste va contraster avec la rugosité d’une main paysanne usée par la dureté de la terre ou celle d’une main ouvrière pétrie de micro-blessures dues aux outils et machines d’un métier technique agressif. Ces focus centrés sur un espace signifiant du corps nous renseigne et à la fois nous interroge sur la vie du patient. 

Accorder au millimètre sa grandeur quand il conditionne un nouveau possible, voilà bien une dimension paradoxale et essentielle au regard soignant.

La grâce des petites rencontres

Il y a des mains marquées comme des visages qui racontent des histoires de vie à partir desquelles le regard infirmier peut tirer une mine de renseignements cliniques et socio-professionnels. L’épaisseur de l’épiderme d’un bucheron nous renvoie sa robustesse ou au contraire la minceur de cette peau-parchemin nous renseigne sur la vulnérabilité de cette personne âgée qu’il conviendra de toucher autrement. La déformation des doigts, stigmates d’une polyarthrite rhumatoïde ou d’une dégénérescence tendineuse d’une maladie de Horton nous invitera à explorer et anticiper la dépendance d’une personne handicapée. La moiteur d’une main fiévreuse ou angoissée livre des signes qu’il reste à explorer, la sècheresse de la peau qui annonce des crevasses ou une desquamation signe l’inconfort qui somme le soignant de répondre à la façon de Levinas : Me voici ! Cette réponse nous rend soignant et nous conjure d’assumer le rendez-vous, nous oblige moralement à la rencontre humaine qui s’éclaire par la capacité à découvrir ce qui est souvent voilé. Les petites rencontres sont remplies de grâce, nous savons bien cela, elles illuminent nos journées.

Le mouvement élégant d’une main d’enfant qui joue avec l’espace, celui plus incertain et tremblant qui peine à saisir un verre d’eau, doit nous étonner et nous pousser à mieux le comprendre. C’est le souci de l’Autre qui doit nous amener à l’attention de ces petites choses que la proximité avec le patient permet. Les métiers soignants ne doivent pas se borner à une approche générale car elle pousse à l’insuffisance. Si la démarche holistique nous demande de penser autrui de façon globale dans toutes ses dimensions, alors elle nous oblige également à ne pas occulter les nano-renseignements cliniques qui en disent tout autant que le langage des organes. Ces signes cliniques infraliminaux sont autant de cibles que nous devons apprendre à décrypter. Ils sont très discrets et nous avons alors besoin de tous nos sens pour dévoiler ce qui ne se montre pas tout à fait. Notre intuition, notre imaginaire, nos émotions, notre culture seront autant d’outils facilitant l’approche microscopique de ces signes.

C’est le souci de l’Autre qui doit nous amener à l’attention de ces petites choses que la proximité avec le patient permet.

Place aux émotions, à l’intuition, à l’imaginaire et la créativité dans le soin

Ce focus clinique ouvre une dimension qui n’est pas antinomique avec une démarche classique. Nous connaissons tous cette approche informelle et c’est bien ce côté informel qui mériterait sa place pleine et entière dans nos universités. Cette voie du Soin emprunte juste un chemin clinique inversé qui part du détail, nourrit le sens de la prise en charge globale et se trouve ainsi complémentaire des démarches classiques. Elle permet une approche soignante libre, critique et créative qui invite à s’étonner de l’ordinaire et se rapprocher du patient à partir de ce qu’il nous voile ou nous offre discrètement, ses petites choses qui sont juste l’expression ce qu’il est.

Note

  1. M. C. Vallejo, Une approche philosophique du soin – L'éthique au coeur des petites choses, Editions érès, 2014.

Christophe PACIFIC Cadre supérieur de santé Docteur en philosophie christophe.pacific@orange.fr


Source : infirmiers.com