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Il n’existe aucune excuse à la maltraitance...

Publié le 20/06/2017
Personne âgée fauteuil

Personne âgée fauteuil

Le 15 juin dernier célébrait la Journée mondiale de sensibilisation à la maltraitance des personnes âgées... A la lecture de ce billet, particulièrement explicite, publié par le Décapsuleur, il est utile de s'interroger mais surtout de résister et de se révolter en se rappelant que "la seule barrière entre la souffrance et l’apaisement, entre le désespoir et la sérénité, est parfois cet homme ou cette femme en blanc, au chevet d’un lit".

Des actes rentables et des soins techniques qui rapportent de l’argent, ce n’est pas ce que nos patients attendent de nous. Il n’existe aucune excuse à la maltraitance.

À quelques pas de moi, même pas trois mètres, il y a cette dame âgée. Elle est allongée sur son lit, limitée dans ses mouvements. L’arthrose la ronge, les troubles neurologiques la ralentissent. Ses mouvements sont lents, anarchiques. Elle parvient tout au plus à émettre des sons incohérents.

Sa peau trop fine et ses grosses veines qui lui dessinent des lignes bleutées le long des bras accentuent encore sa fragilité. Elle est manipulée sans ménagement par l’aide-soignante. Elle roule d’un côté et de l’autre sous l’impulsion brutale de la femme qui ne la regarde même pas.  Nue sur ses draps trempés, elle frissonne, tentant en pure perte de cacher son sexe entre ses mains. Ses côtes saillantes laissent voir les battements forts et rapides de son cœur. Ses yeux expriment l'épouvante, mais l’aide-soignante ne s’en préoccupe pas. L’oreille collée à son téléphone portable, elle parle tellement fort qu’elle couvre les cris pathétiques de la résidente de cette maison de retraite. En fait de toilette, ça ressemble plutôt à une lessive. Elle frappe la patiente avec le gant plus qu’elle ne l’essuie. L’eau est froide. Le savon est mal rincé, la serviette rêche. Les draps propres sont souillés par les draps sales, elle ne change pas l’eau entre la toilette intime et la toilette du visage. Elle écarte sans ménagement les mains de la vieille dame et lui fourre le gant de toilette sur les parties génitales, pour que ça soit bien propre là-dedans. Le gant est usé jusqu’à la corde. Du papier de verre. La vieille dame se débat et se met à pleurer.

Elle a répondu à une offre d’emploi. Elle n’a pas de diplôme, ni de formation.

Toute une vie pour en arriver à ça ? Je suis stupéfait. Aphone, choqué, les jambes coupées. Ce qui se passe ici, et dont je suis le témoin malheureux, est inconcevable ; du moins, je n’aurais jamais cru voir ça. C’est une agression. L’aide-soignante n’accorde pas un seul regard à la vieille dame, n’effectue pas un seul geste qui ne soit violent et sec. Elle la traite comme un morceau de chiffon, un bout de viande. Elle sortira de cette chambre comme si de rien n’était. Elle recommencera. C’est sa manière de procéder. Elle a probablement l’impression de bien faire son travail. Personne ne lui a expliqué en quoi consistait ce travail, et elle ne le fait pas par vocation. Elle a répondu à une offre d’emploi. Elle n’a pas de diplôme, ni de formation. La réalité, c’est qu’elle a été embauchée pour faire fonction d’aide-soignante et boucher les trous dans le planning. Il y a une centaine de résidents à laver en quatre heures de temps. Du travail à la chaîne. L’usine à viande. Il faut bien que le boulot soit fait, sinon les familles se plaindront.

Personne ne veut travailler ici. Les soignants qualifiés vont voir ailleurs.

Lorsque je suis témoin de cette scène, je suis encore étudiant infirmier. La maison de retraite où j’effectue mon stage est un bâtiment récent et bien entretenu. Les couloirs sont recouverts de moquette moelleuse. Les familles payent cher pour que leurs proches soient bien traités, bien soignés, vivent des derniers jours qui, à défaut d’être très heureux, soient dignes. Mais il y a un problème de taille : il n’y a pas assez de personnel. Personne ne veut travailler ici. Les soignants qualifiés vont voir ailleurs. Pourtant, les salaires sont corrects. Mais voilà, ça ne suffit pas. Le boulot est pénible, répétitif, intensif. Dans cet endroit coexistent 200 résidents, dont la moitié d’entre eux sont plus ou moins dépendants. Ils sont pris en charge par deux infirmières et un nombre variable d’aides-soignants. Certains résidents sont autonomes, mais la plupart ont besoin d’aide pour accomplir leur toilette, pour manger. C’est infaisable. Il faudrait trois, quatre fois plus de personnel. Il n’y a pas le budget nécessaire, ni assez de candidats. Moi, l’étudiant infirmier, je fais office de soignant à très bas coût. Une situation très souvent répétée, au gré des services qui se dénichent ainsi du personnel à moindre frais. Sauf que ça n’a qu’un lointain rapport avec la formation que j’étais en droit d’attendre. Un étudiant est là pour apprendre, pas pour boucher les trous.

Les familles payent cher pour que leurs proches soient bien traités, bien soignés, vivent des derniers jours qui, à défaut d’être très heureux, soient dignes.

C’est mon premier jour. On m’a collé dans les pattes de cette aide-soignante qui passe son temps au téléphone avec des amis lointains. Elle se soucie autant des résidents que de moi. Elle ne m’a même pas demandé mon nom et ne s’est pas présentée elle-même. Je me répète en boucle la phrase qui est le socle de mon engagement dans cette profession : traite tes patients comme tu voudrais être traité. Comme tu voudrais que ton père ou ta mère soient traités. Si tu fais ça, tu ne seras jamais maltraitant. Cette femme se pose-t-elle ces questions ? Hagarde, la résidente regarde devant elle sans rien dire, les mains tremblantes. Cette toilette inhumaine a-t-elle réveillé de douloureux souvenirs ? L’enfonce-t-elle un peu plus dans sa solitude ? Après l’avoir aidée à s’installer dans un fauteuil et à enfiler ses chaussons, je vais faire part de mon ressentiment à la directrice des soins. C’est une femme énergique. Elle m’écoute avec attention. Ses yeux brillent. Elle est à deux doigts de craquer. Mais je n’ai personne, personne ! Nous travaillons déjà en sous-effectifs. Je suis obligée de me contenter de ce que je trouve !

Traite tes patients comme tu voudrais être traité. Comme tu voudrais que ton père ou ta mère soient traités. Si tu fais ça, tu ne seras jamais maltraitant.

Elle cherche dans mes yeux un pardon, une lueur qui lui dirait que je comprends, qu’elle fait de son mieux, qu’elle ne veut rien avoir à se reprocher. Elle veut mettre en place des formations qui seront obligatoires. C’est déjà bien. C’est déjà mieux que dans beaucoup d’autres endroits. Je ne me serais pas permis de la juger, parce que pour rien au monde je n’aurais voulu de son boulot. Nous fermons tous les yeux, nous, la société en entier. On vit de plus en plus vieux, mais personne ne veut savoir comment, dans quel état, avec quelle autonomie. On ne veut pas entendre parler de dépressions, de suicides, de dégénérescence cérébrale, de maladie de Horton, d'Alzheimer et de Parkinson. On veut garder nos parents en vie le plus longtemps possible, mais bien cachés derrière des murs blancs, et laisser à d’autres le soin de s’en occuper. Nous sommes prêts à payer cher pour laver nos consciences, puis attaquer en justice ceux qui s’en occupent mal. Appeler le Samu pour ce grand-père aimé qui vient de faire une fausse route à Noël, qui s’est étouffé, mais qu’il faut à tout prix intuber, transférer en réanimation pour subir des examens douloureux, des mois d’hospitalisation traumatisants, et faire un nouveau procès à l’hôpital où il aura acquis une infection nosocomiale.
Alors non, je ne la juge pas. Elle fait ce qu’elle peut, seule contre tous. Je n’aurais sans doute pas fait mieux.

On veut garder nos parents en vie le plus longtemps possible, mais bien cachés derrière des murs blancs, et laisser à d’autres le soin de s’en occuper.

Étudiant infirmier, j’en avais vu pas mal, de quoi me dégoûter de ce métier ou de me dire, qu’au contraire, je pouvais contribuer à faire mieux, à améliorer les choses, au moins à mon échelle. Commencer déjà par être moi-même humain, doux et bien traitant, ce serait un départ réussi. Ne pas laisser la place à ceux et celles qui étaient devenus fous ou qui avaient choisi ce métier par erreur. Qu’ils agissent par inconscience ou méchanceté ne changeait rien au problème. Ces petits-déjeuners où tout est mélangé dans le même bol, l’avoine concassée avec le cacao, le yaourt et la compote, et toute cette mixture enfournée à grands coups de cuillères à soupe, puisque, de toute façon, ça finit tout dans l’estomac. Ces tartines de beurre et de confiture débarrassées parce que ce patient n’avait pas faim ce matin, alors qu’en fait il était incapable de manger tout seul. Cette patiente ralentie qui avait fait dans son lit et qu’on m’avait empêché d’aller changer, parce que ça lui apprendrait. Ces patientes obèses qui étaient moquées, qui se faisaient traiter de grosse vache. Les alcooliques dont on disait qu’ils n’avaient que ce qu’ils méritaient. Les dépressifs qui étaient traités de fainéants, ils n’avaient qu’à se bouger un peu. Toutes ces phrases, ces mots blessants, ces petits gestes de violence, une tape sur la main, sur la fesse, ces regards refusés, assombrissaient l’horizon des malades qui nous étaient confiés. Ils étaient intolérables. C’était inacceptable, tout simplement. Mais il ne suffisait pas de le dire ; c’était trop facile de montrer du doigt et de botter en touche.

Cette patiente ralentie qui avait fait dans son lit et qu’on m’avait empêché d’aller changer, parce que "ça lui apprendrait."

Non, il fallait aller voir par soi-même, comprendre que ce n’était qu’une minorité, une exception, et plutôt que de punir, il fallait aider. Il fallait comprendre, se débarrasser de ceux qui faisaient le mal parce que ça les amusait, et réparer ceux qui avaient perdu la raison. Mais surtout, il fallait encourager ceux qui faisaient leur métier du mieux possible malgré les difficultés, les féliciter du temps qu’ils prenaient avec leurs malades. Les applaudir quand ils ne tournaient pas le dos à ce patiente casse-pied ou trop virulent, quand ils prenaient le temps alors qu’on leur demandait d’aller de plus en plus vite. La maltraitance est un cercle vicieux qui se nourrit de nos haines, de nos rancœurs, de nos exclusions. Il n’existe ni âge, ni condition pour en être victime. Des actes rentables et des soins techniques qui rapportent de l’argent, ce n’est pas ce que nos patients attendent de nous. Il n’existe aucune excuse à la maltraitance. Elle doit être condamnée. Mais il faudrait dans le même temps qu’on nous aide à mieux nous estimer, qu’on nous rappelle que ce que nous faisions a du sens et sert à quelque chose. Nous avons besoin d’entendre qu’on compte sur nous et que cette société pour laquelle nous nous battons reconnaît nos efforts et les estime. La seule barrière entre la souffrance et l’apaisement, entre le désespoir et la sérénité, est parfois cet homme ou cette femme en blanc, au chevet d’un lit. Pourtant, cet uniforme ne le dispense d’aucun devoir, ni ne le protège d’aucune souffrance.

Notre société se jugera sur la manière dont elle prend soin des plus malades, des plus fragiles, des plus faibles de ses membres. Peut-être qu’un jour, la maltraitance à l’hôpital, à l’école, en maisons de retraite, deviendra l’exception. Mais il faudra pour cela qu’elle devienne avant tout une anomalie sociale.

La maltraitance est un cercle vicieux qui se nourrit de nos haines, de nos rancœurs, de nos exclusions. Il n’existe ni âge, ni condition pour en être victime.

Cet article a été publié le 7 juin dernier par Le décapsuleur, sur son blog Merci de ce partage qui DOIT faire école.


Source : infirmiers.com