Deux livres, deux témoignages, deux histoires qui racontent les mêmes tourments, le même désenchantement, les mêmes colères. Deux livres écrits par deux soignantes qui dénoncent les dérives d'un système de santé qui oublie que dignité et qualité des soins en EHPAD sont les bases même de l'engagement de tout professionnel de santé, et ce, quel que soit son lieu d'exercice. Mathilde Basset, infirmière, et Anne-Sophie Pelletier, aide-médico-psychologique, nous rappellent avec force que le soignant est là pour garantir que l'humanité c'est l'Autre, cet Autre que nous serons tous, un jour ou l'autre, avec cette question lancinante : "que voulons-nous, devons-nous faire pour nos personnes âgées ?"
"Ce n'est pas ça mon métier, Madame la Ministre !"
Le 27 décembre 2017, Mathilde Basset, jeune infirmière en EHPAD du centre hospitalier du Cheylard, en Ardèche, rentre chez elle épuisée, démoralisée, avec le sentiment que ses conditions de travail lui font trahir ses valeurs de soignante. Elle lance sur Facebook un cri de colère adressé à Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé, pour dénoncer le manque de moyens, l'épuisement des soignants et la souffrance des personnes âgées, privées de contacts humains de qualité dans ce qui est devenu une véritable usine. Son message, repris par les médias, devient rapidement viral et ouvre le débat au niveau national. J'adore le soin, le care, la relation de confiance avec mes patients, mais je ne travaille pas dans un lieu de vie médicalisé. Je suis dans une usine d'abattage qui broie l'humanité des vies qu'elle abrite, en pyjama ou en blouse blanche. Arrivez-vous à dormir ? Moi non. Et si c'était vous? Vos parents? Vos proches ? Que voulons-nous faire pour nos personnes âgées ? Pour les suivants ?
écrivait-elle alors. Quelques jours plus tard, elle quittera son service et rendra son uniforme...
Aujourd'hui… pire qu'hier…
[Extrait] – Je m'insurge de savoir que même un résident dyspnéique, éprouvant des difficultés à respirer correctement depuis plusieurs jours, et dont l'état se dégrade, n'a pas été vu. Le docteur n'a sûrement pas eu le temps de quitter son cabinet libéral. Les médecins sont débordés aussi. Cela signifie que je m'apprête à retrouver les résidents qui devaient être vus par un médecin dans le même état que la veille, si ce n'est pire.
Je me sens incapable de mener à bien ma journée dans les temps, incompétente dans ce domaine qui pourtant me plaît, mais lorsque je cherche une solution pour résoudre mon problème de cadence, je n'en trouve pas.
Dans l'ouvrage qu'elle nous propose aujourd'hui intitulé J'ai rendu mon uniforme
paru aux éditions du Rocher le 23 janvier dernier, elle témoigne de son quotidien en EHPAD face au démantèlement de notre système de santé
. Elle raconte la vie des services de soin, les difficultés et les craintes d'une profession à bout de forces et d'équipes en sous-effectif dont la formation ne correspond pas à la réalité du quotidien des hôpitaux. Entre distribution de pilules et soins à la chaîne, seule infirmière pour plus de 90 patients, ayant le sentiment de bâcler le travail et de totalement négliger la relation humaine, la jeune infirmière, fraîchement sortie de formation et passionnée par son métier, se voit jour après jour devenir stressée, stressante et maltraitante
…
Comment continuer à venir travailler sans s'insurger ?
[Extrait] – "Je me demande si les représentants de la Santé, haut-perchés dans les bureaux, ont conscience de mon quotidien ou s'ils s'en moquent complètement. Ont-ils à l'esprit qu'on ne peut pas être soignant en travaillant de la sorte . Je me sens déshumanisée. L'oeil continuellement sur la montre, je me mets en danger en permanence, et les résidents avec. Où sont passées les valeurs soignantes enseignées en institut de formation en soins infirmiers ? A quoi servent les contenus théoriques inapplicables dans le quotidien d'une soignante ? On balaye totalement le volet relationnel, psychiatrique et on garde la technique ? On oublie aussi le volet gestes et soins d'urgence, puisqu'ici, apparemment, on ne fait rien sans médecin. Comment font tous ces gens, mes collègues, et ceux au-dessus, pour continuer à venir travailler sans s'insurger ? Trouvent-ils encore assez de sens dans ce qu'ils font ? Sont-ils complètement détachés de leurs convictions, de cette petite flamme qui s'est allumée quand ils ont décidé qu'ils voulaient travailler pour la santé ? Peut-être que c'est ça".
Aujourd'hui encore, je suis scandalisée de constater que les directions acceptent de faire travailler des personnes qui n'ont aucune notion de soin sans chercher à les former davantage que sur le tas.
Bien que ce courrier soit resté lettre morte, c'est aujourd'hui au travers de ce témoignage que le combat de Mathilde Basset se poursuit. L'essentiel pour elle s'énonce ainsi : pour un accueil digne et pérenne de nos aînés en collectivité, remettons une fois encore, le sujet des conditions de travail et la reconnaissance des soignants sur le devant de la scène
. Aujourd'hui, après avoir quitté son service la boule au ventre
, elle travaille en psychiatrie, en ville, dans un cadre associatif.
EHPAD, lieux où souvent les mots "humain", "dignité" sont sacrifiés sur l’autel de la rentabilité et du profit
Pour ne plus laisser ce silence parler, ensemble, poursuivons la lutte de la dignité, voici le leitmotiv d'Anne-Sophie Pelletier, aide médico-psychologique, médiatique porte-parole du conflit social des Opalines à Foucherans, dans le Jura, en juillet 2017
. Les aides-soignantes de cet Ehpad étaient alors en grève, dénonçant leurs conditions de travail et plus précisément la façon dont l'institution les conduisait, bien malgré elles, à être dans une maltraitance ordinaire
des résidents. Nous étions en 2017… et aujourd'hui quelque 18 mois après, les mêmes situations perdurent laissant les soignants toujours plus désemparés, désenchantés, désespérés par l'inertie des pouvoirs publics qui tardent à trouver des solutions pour redonner de la dignité au secteur de la dépendance et du soin à nos aînés. Il faut que le gouvernement ouvre les yeux il est inconcevable de travailler avec l'humain sans avoir la possibilité de le respecter par manque de temps ou d'effectifs… Les soignants s'auto-accusent d'être maltraitants alors qu'on leur intime l'ordre de l'être !
Il faudrait donc privilégier certains au détriment d'autres...
[Extrait] - "Nous étions en sous-effectif depuis longtemps, les douches n'avaient pas été données depuis quelques semaines. La culpabilité nous rongeait, mais comment faire ? Quand vous avez plus de dix, onze, douze toilettes à assumer, seul l'essentiel est traité. L'intime. Les cheveux sont subsidiaires, pour nos directeurs. Ce jour-là, débordée, comme d'habitude, mes collègues ont fait ce qu'elles ont pu. La directrice en pleine réunion leur avait clairement expliqué que la prochaine fois que le cas se présenterait, il faudrait faire la toilette des gens qui avaient de la famille en visite, parce que celle-ci pourrait s'offusquer de voir ses parents encore alités à midi. Elle comprendrait alors que les résidents baignent dans leurs changes depuis la veille. Il faudrait donc privilégier certains au détriment d'autres. Les sans-famille n'avaient donc pas le droit au même traitement ?"
Ne nous leurrons pas : l'animation la plus fréquente dans mon établissement, c'est d'être installé devant la télé toute l'après-midi…
Dans son ouvrage « Ehpad, une honte française » paru le 28 janvier 2019 chez Plon , Anne-Sophie Pelletier, tire, une fois encore, le signal d’alarme sur la souffrance qui règne dans ces établissements, que ce soit parmi les personnels soignants ou les personnes dépendantes. Des conditions indignes de ces établissements qui peinent à poursuivre leurs missions faute de moyens, humains et matériels. Vieillir devrait être synonyme d'indépendance, de repos bien mérité, de croisière ou de voyages organisés. Malheureusement, la réalité est toute autre : perte d'autonomie, maladie, misère financière et affective. A cette dure réalité s'ajoute souvent la maltraitance, trop souvent de mise. C'est ce quotidien que je souhaite raconter, là où les bonnes volontés ne suffisent pas face à un Etat et à une administration qui leur tourne le dos et refusent de relever le défi considérable qu'est le bien vieillir aujourd'hui en France
écrit Anne-Sophie Pelletier. Avec ce livre, j’ouvre les portes vers une humanité qu’on oublie voire met de côté, et dévoile les secrets des EHPAD, lieux où souvent les mots "humain", "dignité" sont sacrifiés sur l’autel de la rentabilité et du profit
.
Nos aînés n'ont-ils pas droit à un peu de dignité ?
[Extrait] - "Les EHPAD sont vus comme des mouroirs, et c'est ce qu'ils sont. Combien de personnes âgées décèdent par manque de considération des directeurs et des médecins coordinateurs qui restent sourds aux paroles et doléances des soignants ? Pourtant, il faut en être convaincu, si aujourd'hui ces établissement tiennent encore debout, c'est grâce au dévouement de tant de petites mains. Cela s'appelle l'or gris".
Pas les moyens ? Nos actionnaires sont la quatrième fortune de France, et vous n'avez pas les moyens ? Si rien ne change, nous nous mettrons en grève !
Anne-Sophie Pelletier nous parle de ceux-là, ces « vieux » à l'existence fragilisée, dont elle nous narre le quotidien. Le quotidien dur, touchant, terrible vu par une soignante ayant décidé de les accompagner au mieux. Petits bonheurs, grandes tristesses face à l’institution qui ne met pas les moyens en place en fonction des véritables besoins
. Anne-Sophie Pelletier, à travers cet ouvrage, poursuit sa démarche de lanceuse d’alerte. Frustrée des lenteurs qu'elle a constatées
, elle a choisi de poursuivre ce combat d'une autre manière, en se présentant à la députation européenne sur la liste de France Insoumise.
Bernadette FABREGASRédactrice en chef Infirmiers.combernadette.fabregas@infirmiers.com @FabregasBern
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